Crise de système
1er mai 2002
(cf. "les
institutions contre l'intelligence")
Les électeurs n’ont pas voté
au premier tour pour l’extrême droite – la France n’est pas d’extrême
droite – mais pour se débarrasser d’un système par lequel ils ne se
sentent ni représentés, ni vraiment gouvernés.
Il faut distinguer parmi ceux
qui nous représentent deux catégories : les élus simples, qui ne sont «
que » députés, et ceux qui participent au pouvoir exécutif .
Il est difficile de mesurer quand on n’est pas du sérail le mépris dans
lequel ceux de l’exécutif tiennent le simple député .
Supposez que vous soyez un député du PS assidu à l’Assemblée, président
d’une commission, travailleur, soucieux de bien représenter vos électeurs. A
l’occasion le parti vous enjoindra, au risque de perdre une circonscription, de
laisser votre place à un
parachuté de l’appareil. C’est ce
qui est arrivé à André Bellon, député de Draguignan, qui fut exclu du PS pour avoir osé protester d'abord,
puis maintenir sa candidature et se présenter à
titre personnel .
Le pouvoir exécutif est
exercé par les ministres assistés par leurs cabinets. Pour l’essentiel, ces
fonctions sont tenues par des énarques. En 1982, bien que je ne sois pas énarque,
j’ai été conseiller technique. Les énarques de Matignon se tutoyaient entre
eux mais me vouvoyaient. C’était bizarre : nous étions tous en principe
« de gauche » et les gens de gauche ont coutume de se tutoyer. Je
les ai tutoyés avec persévérance jusqu’à ce qu’ils me rendent la
pareille, excédés.
Les énarques sont des spécialistes
de la machinerie de l’exécutif. Elle n’est pas très compliquée mais elle
a ses rouages bien à elle. Pour la faire fonctionner il faut savoir comment
s’articulent les ministres, cabinets, directions d’administration
centrale, secrétariat général du gouvernement, conseil d’état,
parlement.
En théorie, le pouvoir législatif
élabore les normes juridiques dont la société a besoin pour fonctionner ;
le pouvoir exécutif contrôle la façon dont ces normes sont appliquées et
veille à l’efficacité des services publics. A l’occasion l’exécutif
propose une modification des normes.
Cependant cette théorie
n’est pas suivie en pratique. Parmi les fonctions de l’exécutif, celle concernant la modification des
normes, qui devait être secondaire et occasionnelle, est devenue la plus noble
et la plus importante. Un chef de service efficace est éventuellement bien vu ;
mais seul celui qui aura su faire « passer un texte » atteint la
gloire véritable. La priorité de l’exécutif n’est plus de
veiller à l’efficacité des services publics, mais d’alimenter le processus
législatif en textes - circulaires, décrets et lois - baptisés « mesures »
ou « réformes » .
Le texte est censé modifier la
réalité par une sorte de télékinésie. Notre exécutif est platonicien : seules les idées
étant réelles dans ce système, leur énonciation par le philosophe-roi (qui, seul, possède les idées
de vrai, de beau et de bien) est censée apporter le vrai, le beau et le bien à la
Cité. Le
gouvernement agit ainsi par les textes qu’il propose, que le conseil d’État
analyse, le parlement discute et le journal officiel proclame. Personne ne sort
de ce cercle enchanté : si ceux qui veulent que « cela change »
proposent des « réformes » et des « mesures », ce seront
encore de nouveaux textes qui s’ajouteront aux anciens textes.
L’attention s’étant écartée
de la qualité des services pour se concentrer sur la conception des textes, l’expérience acquise dans la production
alimente peu ou mal la conception ; par ailleurs les textes sont diffusés sans que
personne ne se soucie d’évaluer leurs conséquences ni leur efficacité.
Nous avons
vu à la télévision le dialogue entre Lionel Jospin et un salarié qui avait perdu son
emploi. « Comment vivre avec 4 000 F par mois ? » demande ce
manifestant. Jospin lui répond : « Le gouvernement a pris des
mesures pour réduire le chômage. » Confronté hic et nunc à une
question précise posée par une personne précise, le premier ministre
rappelle des mesures qui, en l’absence de toute méthode d’évaluation, ne
sont que des textes. J’avoue que si j’ai déploré le succès de Le Pen au
premier tour, si j’ai éprouvé un peu de compassion envers Jospin, le désaveu
ainsi infligé à ce système de gouvernement m'a paru parfaitement justifié.
A voir les réactions des dirigeants du PS, il ne semble pas qu'ils aient encore
compris la nature et la
portée de ce désaveu.
Sommes-nous donc prisonniers de ce système ? il faudrait pour en sortir que l’exécutif reprît son rôle
essentiel qui n’est pas de concevoir mais d’exécuter efficacement.
Cela demande un changement de perspective, un retournement des priorités qui
serait, pour le coup, une vraie réforme.
Imaginez une ville avec ses rues, ses maisons, ses réseaux, ses habitants, sa
circulation etc. Certes il y a des chantiers : on construit ou on retape des
immeubles, on perce des tranchées ; cependant chacun sait que l’essentiel réside
non dans les chantiers, mais dans les activités personnelles ou
professionnelles que la ville soutient par ses équipements et entoure de son décor.
C’est le fonctionnement qui compte, l’investissement ayant pour seule
raison de contribuer au fonctionnement futur. Les normes juridiques dont la
société se dote sont analogues à des équipements ; elles ont pour seule
raison de
faciliter le fonctionnement.
Celui-ci ne va pas de soi : le processus de
production des services publics demande beaucoup de soin si l’on veut qu’il
soit efficace. Comme nous aimerions avoir, nous les citoyens, un enseignement,
une police, une justice, une armée, des chemins de fer etc. efficaces ! Si
nous ne les avons pas, c’est parce que le pouvoir exécutif se soucie non de
l’exécution des tâches et de la méthode d’évaluation, mais de la
conception de « mesures » ou de « réformes » qui se
succèdent, bientôt fanées et dérisoires.
Pourquoi la conception
s’est-elle imposée, au détriment de l’exécution, comme l’activité la
plus noble pour les agents de l’exécutif ? Pour plusieurs raisons qui
s’appuient mutuellement. Sur le plan philosophique, nous avons déjà évoqué
le platonisme avec l’illusion télékinétique qui en est le corollaire. Sur
le plan sociologique, la préparation et la négociation des textes sont des épisodes
héroïques qui font resplendir les acteurs et leur donnent un sentiment
d’importance. Sur le plan politique enfin, la publication d’un texte procure
à l’émetteur un gain d’image (l'« effet d’annonce ») fugace
mais précieux si la politique est comme aujourd’hui médiatisée, si le
politique croit se conforter non par la réalité de son action mais par
l’image qu’il en donne.
On trouve des mécanismes
analogues dans les entreprises : pourquoi les « projets »
monopolisent-ils l’attention de la DG au détriment de
l’animation du fonctionnement quotidien, du contrôle de sa qualité, de la
vigilance ? parce qu’en apportant l’espoir d’une efficacité future les
projets soulagent des soucis de la gestion présente, parce qu’ils constituent des épisodes
héroïques dans la vie de l’entreprise et que leurs acteurs y gagnent un
grand prestige. De même, il est fréquent que les services de la DG pondent,
comme un petit gouvernement, des notes qui tomberont en pluie sur les DR et les
agences locales. Leur succession compose peu à peu un ensemble hétéroclite aussi difficile à interpréter que la pire des réglementations. Les
défauts de l'État sont aussi les défauts des entreprises : ils ont les mêmes origines philosophique, sociologique et politique.
Il est très difficile pour
ceux qui ne sont pas les témoins directs du pouvoir de « réaliser » l’idéalisme qui sous-tend le
gouvernement par les textes, le mépris que ce type de gouvernement implique envers les faits et les personnes, l’absence des procédures d’évaluation qui permettraient
la rétroaction. Seuls les énarques sont en mesure de critiquer l’énarchie.
Ils ne s’en privent pas car il est élégant de dénigrer le moule dont on porte
la marque .
Olivier Schrameck, dont le livre
illustre la mentalité que je viens de décrire, saurait fort bien la critiquer dans son
style si personnel : toutefois il n'aura sans doute ni la volonté, ni même
l'idée de s'en affranchir.
Certes on gouverne par la
parole ; mais le gouvernement n’est pas l’art de la parole. Il suppose la
modestie devant les faits, l’écoute attentive des personnes qui les
rapportent. Même s’il ne s’agit ni de résoudre des équations ni de
s’isoler dans un laboratoire, même si les exigences de l’action excluent
les lenteurs de l’élaboration théorique, cela relève d’une mentalité
essentiellement pratique et expérimentale.
Le système de gouvernement mis
en place après la Libération a fourni à la Nation les fonctionnaires compétents
dont elle avait besoin pour sa reconstruction. Il a atteint aujourd’hui la
limite de son efficacité. Nous ne pouvons plus être gouvernés par des
philosophes-rois ni représentés par des fonctionnaires .
Nous avons besoin non d’une pluie de textes, mais d’un fonctionnement
efficace. Nous avons besoin non d’une politique qui agisse au coup par coup
pour gérer une image fugace, mais d’une politique qui assure avec persévérance
et modestie la conduite de la Nation sur les terrains mouvants de la géopolitique,
de la technologie, des flux de personnes et de capitaux. C’est une question de
méthode : il faut savoir consulter et écouter ; savoir faire jouer
l’évaluation et la rétroaction ; accorder enfin la priorité à l’efficacité
de l’exécution sur la conception des « mesures nouvelles » : ce
serait cela, la vraie « réforme » .
Voir aussi "L'alternance"
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