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Crise de système

1er mai 2002

(cf. "les institutions contre l'intelligence")

Les électeurs n’ont pas voté au premier tour pour l’extrême droite – la France n’est pas d’extrême droite – mais pour se débarrasser d’un système par lequel ils ne se sentent ni représentés, ni vraiment gouvernés.

Il faut distinguer parmi ceux qui nous représentent deux catégories : les élus simples, qui ne sont « que » députés, et ceux qui participent au pouvoir exécutif [1]. Il est difficile de mesurer quand on n’est pas du sérail le mépris dans lequel ceux de l’exécutif tiennent le simple député [2]. Supposez que vous soyez un député du PS assidu à l’Assemblée, président d’une commission, travailleur, soucieux de bien représenter vos électeurs. A l’occasion le parti vous enjoindra, au risque de perdre une circonscription, de laisser votre place à un parachuté de l’appareil. C’est ce qui est arrivé à André Bellon, député de Draguignan, qui fut exclu du PS pour avoir osé protester d'abord, puis maintenir sa candidature et se présenter à titre personnel [3].

Le pouvoir exécutif est exercé par les ministres assistés par leurs cabinets. Pour l’essentiel, ces fonctions sont tenues par des énarques. En 1982, bien que je ne sois pas énarque, j’ai été conseiller technique. Les énarques de Matignon se tutoyaient entre eux mais me vouvoyaient. C’était bizarre : nous étions tous en principe « de gauche » et les gens de gauche ont coutume de se tutoyer. Je les ai tutoyés avec persévérance jusqu’à ce qu’ils me rendent la pareille, excédés.

Les énarques sont des spécialistes de la machinerie de l’exécutif. Elle n’est pas très compliquée mais elle a ses rouages bien à elle. Pour la faire fonctionner il faut savoir comment s’articulent les ministres, cabinets, directions d’administration centrale, secrétariat général du gouvernement, conseil d’état, parlement.

En théorie, le pouvoir législatif élabore les normes juridiques dont la société a besoin pour fonctionner ; le pouvoir exécutif contrôle la façon dont ces normes sont appliquées et veille à l’efficacité des services publics. A l’occasion l’exécutif propose une modification des normes.

Cependant cette théorie n’est pas suivie en pratique. Parmi les fonctions de l’exécutif, celle concernant la modification des normes, qui devait être secondaire et occasionnelle, est devenue la plus noble et la plus importante. Un chef de service efficace est éventuellement bien vu ; mais seul celui qui aura su faire « passer un texte » atteint la gloire véritable. La priorité de l’exécutif n’est plus de veiller à l’efficacité des services publics, mais d’alimenter le processus législatif en textes - circulaires, décrets et lois - baptisés « mesures » ou « réformes » [4]

Le texte est censé modifier la réalité par une sorte de télékinésie. Notre exécutif est platonicien : seules les idées étant réelles dans ce système, leur énonciation par le philosophe-roi (qui, seul, possède les idées de vrai, de beau et de bien) est censée apporter le vrai, le beau et le bien à la Cité. Le gouvernement agit ainsi par les textes qu’il propose, que le conseil d’État analyse, le parlement discute et le journal officiel proclame. Personne ne sort de ce cercle enchanté : si ceux qui veulent que « cela change » proposent des « réformes » et des « mesures », ce seront encore de nouveaux textes qui s’ajouteront aux anciens textes. 

L’attention s’étant écartée de la qualité des services pour se concentrer sur la conception des textes, l’expérience acquise dans la production alimente peu ou mal la conception ; par ailleurs les textes sont diffusés sans que personne ne se soucie d’évaluer leurs conséquences ni leur efficacité.

Nous avons vu à la télévision le dialogue entre Lionel Jospin et un salarié qui avait perdu son emploi. « Comment vivre avec 4 000 F par mois ? » demande ce manifestant. Jospin lui répond : « Le gouvernement a pris des mesures pour réduire le chômage. » Confronté hic et nunc à une question précise posée par une personne précise, le premier ministre rappelle des mesures qui, en l’absence de toute méthode d’évaluation, ne sont que des textes. J’avoue que si j’ai déploré le succès de Le Pen au premier tour, si j’ai éprouvé un peu de compassion envers Jospin, le désaveu ainsi infligé à ce système de gouvernement m'a paru parfaitement justifié. A voir les réactions des dirigeants du PS, il ne semble pas qu'ils aient encore compris la nature et la portée de ce désaveu. 

Sommes-nous donc prisonniers de ce système ? il faudrait pour en sortir que l’exécutif reprît son rôle essentiel qui n’est pas de concevoir mais d’exécuter efficacement. Cela demande un changement de perspective, un retournement des priorités qui serait, pour le coup, une vraie réforme. 

Imaginez une ville avec ses rues, ses maisons, ses réseaux, ses habitants, sa circulation etc. Certes il y a des chantiers : on construit ou on retape des immeubles, on perce des tranchées ; cependant chacun sait que l’essentiel réside non dans les chantiers, mais dans les activités personnelles ou professionnelles que la ville soutient par ses équipements et entoure de son décor. C’est le fonctionnement qui compte, l’investissement ayant pour seule raison de contribuer au fonctionnement futur. Les normes juridiques dont la société se dote sont analogues à des équipements ; elles ont pour seule raison de faciliter le fonctionnement. 

Celui-ci ne va pas de soi : le processus de production des services publics demande beaucoup de soin si l’on veut qu’il soit efficace. Comme nous aimerions avoir, nous les citoyens, un enseignement, une police, une justice, une armée, des chemins de fer etc. efficaces ! Si nous ne les avons pas, c’est parce que le pouvoir exécutif se soucie non de l’exécution des tâches et de la méthode d’évaluation, mais de la conception de « mesures » ou de « réformes » qui se succèdent, bientôt fanées et dérisoires.

Pourquoi la conception s’est-elle imposée, au détriment de l’exécution, comme l’activité la plus noble pour les agents de l’exécutif ? Pour plusieurs raisons qui s’appuient mutuellement. Sur le plan philosophique, nous avons déjà évoqué le platonisme avec l’illusion télékinétique qui en est le corollaire. Sur le plan sociologique, la préparation et la négociation des textes sont des épisodes héroïques qui font resplendir les acteurs et leur donnent un sentiment d’importance. Sur le plan politique enfin, la publication d’un texte procure à l’émetteur un gain d’image (l'« effet d’annonce ») fugace mais précieux si la politique est comme aujourd’hui médiatisée, si le politique croit se conforter non par la réalité de son action mais par l’image qu’il en donne.

On trouve des mécanismes analogues dans les entreprises : pourquoi les « projets » monopolisent-ils l’attention de la DG au détriment de l’animation du fonctionnement quotidien, du contrôle de sa qualité, de la vigilance ? parce qu’en apportant l’espoir d’une efficacité future les projets soulagent des soucis de la gestion présente, parce qu’ils constituent des épisodes héroïques dans la vie de l’entreprise et que leurs acteurs y gagnent un grand prestige. De même, il est fréquent que les services de la DG pondent, comme un petit gouvernement, des notes qui tomberont en pluie sur les DR et les agences locales. Leur succession compose peu à peu un ensemble hétéroclite aussi difficile à interpréter que la pire des réglementations. Les défauts de l'État sont aussi les défauts des entreprises : ils ont les mêmes origines philosophique, sociologique et politique. 

Il est très difficile pour ceux qui ne sont pas les témoins directs du pouvoir de « réaliser » l’idéalisme qui sous-tend le gouvernement par les textes, le mépris que ce type de gouvernement implique envers les faits et les personnes, l’absence des procédures d’évaluation qui permettraient la rétroaction. Seuls les énarques sont en mesure de critiquer l’énarchie. Ils ne s’en privent pas car il est élégant de dénigrer le moule dont on porte la marque [5]. Olivier Schrameck, dont le livre [6] illustre la mentalité que je viens de décrire, saurait fort bien la critiquer dans son style si personnel : toutefois il n'aura sans doute ni la volonté, ni même l'idée de s'en affranchir. 

Certes on gouverne par la parole ; mais le gouvernement n’est pas l’art de la parole. Il suppose la modestie devant les faits, l’écoute attentive des personnes qui les rapportent. Même s’il ne s’agit ni de résoudre des équations ni de s’isoler dans un laboratoire, même si les exigences de l’action excluent les lenteurs de l’élaboration théorique, cela relève d’une mentalité essentiellement pratique et expérimentale.

Le système de gouvernement mis en place après la Libération a fourni à la Nation les fonctionnaires compétents dont elle avait besoin pour sa reconstruction. Il a atteint aujourd’hui la limite de son efficacité. Nous ne pouvons plus être gouvernés par des philosophes-rois ni représentés par des fonctionnaires [7].  Nous avons besoin non d’une pluie de textes, mais d’un fonctionnement efficace. Nous avons besoin non d’une politique qui agisse au coup par coup pour gérer une image fugace, mais d’une politique qui assure avec persévérance et modestie la conduite de la Nation sur les terrains mouvants de la géopolitique, de la technologie, des flux de personnes et de capitaux. C’est une question de méthode : il faut savoir consulter et écouter ; savoir faire jouer l’évaluation et la rétroaction ; accorder enfin la priorité à l’efficacité de l’exécution sur la conception des « mesures nouvelles » : ce serait cela, la vraie « réforme » [8].

Voir aussi "L'alternance"


[1] C’est comme dans les grandes écoles : l’énarque qui a pu accéder aux « grands corps » (Conseil d’Etat, Inspection des Finances, Cour des Comptes) se distingue du simple administrateur civil ; de même le « corpsard » de l’X (Corps des Mines, des Ponts et Chaussées, des Télécoms etc.) se distingue du simple polytechnicien. 

[2] Il est vrai que les gens de l’exécutif se flattent d’être des élus, mais avant d’être élus ils ont d'abord été éligibles : leur parti leur a réservé l'une de ces circonscriptions gagnées d’avance que seul un maladroit peut rater (cela arrive).

[3] Bellon André, Le totalitarisme tranquille, Syllepse 2001.

[4] La réforme est institutionnalisée : nous avons un ministère « de la Fonction publique et de la Réforme de l’État ». Seul le Mexique fait mieux : il a institutionnalisé la révolution elle-même avec le « Partido Revolucionario Institucional ».

[5] Fauroux Roger et Spitz Bernard, Notre Etat, Le livre vérité de la fonction publique, Robert Laffont 2000 : plusieurs énarques ont contribué à cet ouvrage.

[6] Schrameck Olivier, Matignon rive gauche, 1997-2001, Seuil 2001

[7] Seuls parmi les élus les fonctionnaires sont sûrs de retrouver leur emploi en cas d’échec aux élections ; il en résulte une proportion de fonctionnaires beaucoup plus élevée parmi les élus que dans la population.

[8] Cf. "Le courage maintenant", par Christian Blanc.