Matignon gère
9 décembre 2001
(cf. "les
institutions contre l'intelligence")
La façon dont le gouvernement a réagi aux
manifestations des gendarmes est instructive. Elle me rappelle des choses que
j'avais perçues à Matignon en 1982 et 1983 quand j'étais
conseiller technique dans un cabinet ministériel.
Voici le scénario, plus que probable, qui s'est
déroulé. Les gendarmes ont depuis longtemps formulé, à travers leur
hiérarchie, des demandes raisonnables visant l'équilibre entre
missions et moyens ; ces demandes avaient un coût qui a été évalué
par le ministère et présenté à la direction du budget. Celle-ci a refusé,
et les deux ministères sont allés à l'arbitrage de Matignon qui a donné
raison au Budget. Le ministère de la défense à répercuté ce refus vers la
hiérarchie qui l'a retransmis aux gendarmes.
La demande a
été répétée, accompagnée cette fois de signaux d'alarmes qui la
transformaient en revendication. Le même circuit a été parcouru, avec le
même résultat. Puis l'alarme est devenue pressante, la hiérarchie de la
gendarmerie a dit que la situation ne serait plus contrôlable. Nouveau
parcours, même résultat
encore.
Alors les gendarmes, recrutés dans les couches
populaires parmi les personnes respectueuses de l'ordre établi, sont devenus
enragés. Ils n'ont rien cassé - ce n'est pas leur genre - mais se sont
montrés en masse, en uniforme, devant les caméras de la télévision. Les
Français, ahuris, ont vu manifester les gens que l'on charge de contrer les
manifestants.
Immédiatement Matignon a cédé. Les conseillers
qui bloquaient tout on reçu des consignes : faites revenir les gendarmes dans leurs cantonnements ! oui, Monsieur le
ministre, vous pouvez
annoncer qu'on leur donne tout ce qu'on refusait, et même davantage s'ils en réclament
plus. Faites seulement en sorte qu'ils disparaissent des écrans de télévision. Le ministre, tout
sourires,
a réuni les
représentants des gendarmes : il savait avoir de quoi les satisfaire. Les
gendarmes sont partis contents.
Comment s'explique ce scénario ?
Lorsque je travaillais avec les gens de Matignon,
ils parlaient tout le temps d'"image" et d'"effet d'annonce", cette deuxième expression
désignant le gain d'image que procure à son émetteur l'annonce d'une
"mesure". Les "mesures" s'appréciaient non selon leur effet réel
(l'absence d'instruments appropriés montrait bien que le gouvernement ne se souciait pas
de l'évaluer), mais selon l'image qu'elles permettaient de construire, et selon
la
personne ou le parti qui pouvaient s'approprier l'effet d'annonce. Lorsque la mesure pouvait
être populaire, le premier ministre se réservait l'annonce ; lorsqu'elle
risquait d'être impopulaire, Matignon refilait le mistigri à un ministre. Je
crois que cela n'a pas changé, et qu'au contraire la médiatisation du politique s'est accentuée. Alors voici le mécanisme qui
selon moi explique le scénario
:
Le ministère répercute les demandes de ses
administrations. Bercy refuse de façon mécanique toute dépense nouvelle car les
fonctionnaires du budget n'ont pas les moyens de trier les demandes et savent qu'il faut comprimer les dépenses. Comme
il est pratiquement impossible de réduire les dépenses courantes, les
mesures nouvelles trinquent. Jusqu'à présent, notez-le, personne n'a
réfléchi puisqu'il s'agit de pure transmission d'information.
La réflexion a lieu à Matignon. Cela se passe autour d'une table
couverte d'un tapis vert, chaque
ministère étant représenté par un conseiller qui arrive avec ses dossiers
sous le bras et, éventuellement, un ou deux fonctionnaires spécialistes de la
question. Le
ministère de la défense dit : "il faut donner ceci et cela aux gendarmes,
sinon leur hiérarchie dit que ça va péter". Le budget dit : "je ne
crois pas que ça pètera, nous n'avons pas les ressources pour financer ces
dépenses, si on cède là il faudra céder ailleurs, il ne faut pas créer de
précédent, attendons l'année
prochaine etc." Le conseiller de Matignon soupèse l'effet
d'image, cela s'appelle "être un politique", il faut "être un
politique" quand on est à Matignon. "Existe-t-il, se demande-t-il, un
risque sérieux que les gendarmes manifestent, que "ça pète" comme
dit le ministère ? non, ils n'ont jamais manifesté, d'ailleurs leur statut le leur
interdit, ils ne bougeront pas. Donc il n'y a aucun risque. Je donne raison au Budget, ce
sera toujours ça d'économisé".
Ce raisonnement là, notez-le, équivaut à
gérer une fonction de production : il s'agit d'obtenir le maximum d'image sous
la contrainte de l'équilibre budgétaire. L'image, c'est ce que les médias
diffusent, que les citoyens voient sur l'écran de télévision. L'arbitrage,
c'est-à-dire la décision du gouvernement puisque c'est à Matignon que tout se
décide, sera élastique dans les domaines où existe un enjeu d'image, rigide
si cet enjeu n'existe pas, de façon à égaliser partout le coût marginal de
l'image à son rendement. Dans cette réflexion, à aucun moment le caractère réel de la
demande n'est soupesé.
Lorsque seul compte l'enjeu
d'image, en effet, le reste
disparaît. Il pourrait à la limite y avoir mort d'homme : pourvu que cela ne se voie pas, que
les médias n'en parlent pas, cela n'aurait aucune importance. On s'occupe à
Matignon, certes, de santé publique, de défense nationale, d'éducation
nationale etc. Toutefois le critère n'est pas vraiment l'efficacité dans chacun de ces
domaines, mais l'image d'efficacité que l'on peut donner à travers les
"mesures" que l'on prend, les "réformes" que l'on annonce,
les "textes" que l'on présente au parlement.
La preuve, je le répète, c'est l'inexistence des procédures qui
permettraient d'associer aux "mesures" une évaluation de leurs
conséquences pratiques et amorcer une rétroaction ; si l'on mettait en place de telles
procédures, ce serait encore, dans le contexte actuel, pour tirer de cette mise
en place un effet d'annonce. Si l'évaluation était sérieusement faite,
il y aurait moins de "mesures", de "réformes" et de
"textes", mais la machine administrative fonctionnerait mieux car elle
serait élucidée et animée.
L'image étant ici le réel social perçu par le
citoyen, nous sommes proches du "1984" d'Orwell. Dans l'esprit des gouvernants, et quoi qu'ils
disent, la technique de la fabrication de l'image est substituée au souci de
l'action sur les choses. Ils vivent dans un monde platonicien où seules les
idées pures sont porteuses de réalité, les faits étant soupçonnés de
partialité fallacieuse. Le résultat électoral les confirme dans la conviction
de détenir les clés du réel : "La preuve que ma démarche est la
bonne, se disent-ils, c'est que je suis au pouvoir : je n'y serais pas parvenu si je ne savais
pas m'y prendre".
Les personnes qui, sur le terrain, doivent faire
leur travail et qui, comme les gendarmes, se heurtent à des impossibilités
pratiques, commencent par rendre compte avec discipline. Mais comment
voulez-vous que quelqu'un qui raisonne en termes d'image puisse entendre les
questions pratiques, matérielles, qu'émettent des gens confrontés à la
physique des choses, au poids de la matière, à la longueur des délais et des
distances, au désordre des données ? Le manque d'écoute est perçu comme du mépris, et en effet il
s'agit bien de mépris si l'on définit le respect comme "écouter celui
qui parle en s'efforçant sincèrement de comprendre ce qu'il veut dire". Il n'est pas demandé au conseiller de Matignon d'écouter avec respect les
personnes ni de considérer les faits, tant qu'ils n'ont pas d'incidence
médiatique. A la longue celui qui se sent méprisé devient enragé
et manifeste, fût-il gendarme. Alors il devient médiatique et vite, vite, on
lui cède.
En cédant après avoir résisté de la sorte,
Matignon émet un signal désastreux qui sera compris par les
corporations : "Je résisterai à ceux qui sont incapables
d'action sur les médias, je céderai à ceux qui en sont
capables". Vous allez en voir, des manifestations, des conflits
médiatisés, et les beaux parleurs qui "passent bien à l'écran"
auront du pain sur la planche. Parmi les problèmes qui se posent à la France,
seuls seront pris au sérieux ceux qui sont monnayables en termes d'image et
qu'un bateleur peut "expliquer" en quelques phrases percutantes.
Cherchez-vous une réflexion sur notre place dans l'Europe, notre
situation par rapport aux technologies, la qualité scientifique de notre
enseignement, la qualité éthique de notre justice, l'efficacité de notre
administration, la compétitivité de notre économie etc. ? vous ne l'aurez que dans la mesure où l'émission
d'une telle réflexion pourrait procurer de l'image. La réforme de Bercy, pratiquement
indispensable, a été désavouée par Matignon, le ministre a démissionné, et
les syndicats ont été tout surpris (certains d'entre eux ont été désolés) du succès
de leur baroud d'honneur : ils avaient appuyé presque par mégarde sur le levier des
médias. Les 35 heures, mesure creuse aux effets perturbateurs, ne sont pas une
mauvaise affaire en termes d'image : on en a beaucoup parlé et l'on en parlera
longtemps encore, à défaut d'évaluer leurs effets.
Il est vrai que le premier ministre est
laborieux, qu'il travaille les dossiers. Mais tant que les "mesures", les
"réformes", les "décisions" ne sont pas suivies d'une évaluation
et d'une rétroaction, je ne peux que penser qu'il s'agit non de sérieux
mais de l'image du sérieux, image à laquelle contribuent la couleur des
cheveux, le dessin des lunettes, la coupe du costume et l'austérité du
vocabulaire. Je vois un "philosophe roi" platonicien qui a appris à
administrer le vrai, le beau et le bien à travers les concepts de beau, de vrai
et de bien et en se défiant des leçons de l'expérience. M. Schrameck, directeur
de cabinet à Matignon, est conseiller d'État : c'est donc un spécialiste du
droit administratif sorti parmi les premiers de l'ENA, ce qui suppose
la virtuosité mentale mais ne prédispose pas à la modestie devant les faits. Il parle et écrit en une
langue bizarrement contournée qu'il appelle le "schrameckois"
et que j'appellerais volontiers "novlangue" : le premier symptôme
d'une pathologie de l'organisation, c'est la maladie du
langage.
Je causais l'autre jour avec des amis qui ont
quitté le PS. Ils m'ont dit l'"horreur" que leur inspirait le
fonctionnement de Matignon. J'ai utilisé l'image suivante :
- "Le premier
ministre est comme le pilote d'un avion de ligne qui n'aurait ni cap, ni
destination, mais s'efforcerait de maintenir l'avion en marche. Il contourne les
cumulo-nimbus, évite les pics montagneux et les missiles, surveille le fonctionnement de la machine,
maintient l'altitude. Peu importe où l'on
va pourvu que l'on continue à piloter, le plaisir réside dans
l'activité".
- "Oui, dirent-ils, mais il va finir par
manquer de kérosène".
- "Pas du tout, répondis-je, car il est
ravitaillé en vol par le budget que nous alimentons, nous autres contribuables."
|