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Pour une économie du respect

20 mai 2001

On dit souvent qu'il faut "respecter les contraintes économiques". Certes, et d'ailleurs comment faire autrement ? Retournons l'expression : que serait une "économie du respect" ? 

L'entreprise type d'aujourd'hui, c'est l'entreprise de service (plus de 75 % de l'emploi) où les personnes réalisent un travail de bureau. Les fonctions de la première ligne et du "back-office" s'enrichissant, il faut les faire tenir par des cadres dont le titre ne correspond plus à une fonction d'encadrement mais à un niveau de compétence. 

La sociologie de nos entreprises se focalise ainsi sur une seule classe moyenne : tout le monde mange à la même cantine, se gare dans le même parking, s'habille de façon semblable, dispose du même ordinateur en réseau ; dans les locaux paysagés, le bureau du directeur ne se distingue des autres (et encore pas toujours) que par sa couleur. Certes, ce n'est pas une sociologie égalitaire : tout le monde n'a pas accès aux stock-options, les salaires sont inégaux, les pouvoirs de décision aussi. Certes, certaines entreprises croient encore pouvoir faire tenir la première ligne par des personnes mal payées au fort "turn-over" (quand comprendra-t-on le rôle des centres d'appel ?). Mais la frontière sociale entre cols bleus et cols blancs, qui se voyait naguère à l'habillement, la coiffure, la peau des mains, l'état de santé, pour ne pas parler du vélo de l'un et de l'automobile de l'autre, ne se retrouve plus dans les entreprises de service modernes. 

La diversification des tâches fait cependant contraste avec l'uniformisation des apparences. La sécurité des systèmes d'information, à elle seule, nécessite plusieurs spécialités dont chacune suppose un travail à plein temps. Par ailleurs l'automatisation, en apportant assistance aux fonctions de première ligne ou de back-office, dégage l'exécutant des fonctions routinières et lui permet de se consacrer aux tâches supposant décision, esprit de synthèse et esprit de responsabilité. Nos entreprises ont donc recours à des compétences spécialisées et diversifiées, dans les tâches de conception comme dans les tâches d'exploitation. Or des personnes compétentes ne peuvent travailler de façon efficace que si elles sont insérées dans une organisation de qualité, qui leur permet de se faire comprendre. 

A quoi servirait en effet l'expert, si ce qu'il dit restait lettre morte parce que les décideurs ne comprendraient ni son langage, ni son raisonnement ? L'entreprise ne peut former et conserver des personnes compétentes que si elle les respecte, des spécialistes ne peuvent coopérer que s'ils respectent les autres spécialités. Le respect, en pratique, ce n’est rien d’autre que d’écouter celui qui parle en s’efforçant sincèrement de comprendre ce qu’il veut dire (l’expression " celui qui parle " doit s'entendre au sens large : l’être humain " parle " autant par les gestes, la mimique, les écrits, que par le langage articulé).

On manque de respect à quelqu'un lorsqu’on refuse de l’écouter parce qu’on le juge immature ou stupide, parce qu’on le classe dans une catégorie avec laquelle on croit inutile ou impossible de communiquer. Certes, en principe, nous avons tous de bons sentiments et bonne conscience, nous ne méprisons personne, nous sommes toute générosité : il est bien connu que personne n'est raciste en principe. Mais nous cessons souvent d'écouter, nous coupons la parole, et notre pratique est beaucoup moins respectueuse que notre théorie. Soyons lucides : il nous arrive plusieurs fois par jour de manquer de respect à quelqu'un. La pratique du respect n'est ni facile, ni spontanée. 

Dans certaines organisations hiérarchiques, la personne au sommet exige une obéissance automatique. Elle croit être respectée alors qu’elle se soustrait au commerce de la considération. Certaines attitudes " respectueuses " équivalent pourtant à la pire des insultes puisqu’elles nient la possibilité du dialogue. Certaines religions érigent leur Dieu à une telle distance qu’aucun dialogue avec Lui  ne serait possible : ce Dieu, qu’elles croient respecter, elles en font une idole, c'est-à-dire une chose. 

Puisque nous sommes arrivés sur le terrain de la théologie, notons que l’injonction évangélique " aimez-vous les uns les autres " résulte d’une cascade des traductions - de l’araméen au grec, du grec au latin, du latin au français. L’araméen étant d’une riche polysémie, on aurait pu aussi bien le traduire par " respectez-vous les uns les autres ". Cela aurait évité les connotations émotionnelles, voire sensuelles, qui parasitent le message. 

Ces derniers jours, deux livres ont fait parler d'eux : celui de Mme Millet et celui du général Aussaresses. Bien qu'ils portent sur des sujets différents, ils incitent tous deux à se poser la même question : quelle est la norme des rapports entre êtres humains ? De quoi avons-nous besoin dans notre vie relationnelle : d’amour ou de respect ? L’amour est fusionnel et intime. Entre amants, il suscite ces tendres échanges où se fondent le temps et l'espace : "Jours devenus moments, moments filés de soie", dit La Fontaine. Fallait-il faire de cette exception précieuse la norme des rapports humains ? C'était placer trop haut l'exigence, car personne ne peut aimer tout le monde. Par contre chacun peut respecter l’être humain présent en chaque autre. L'injonction du respect, plus réaliste que celle de l'amour, est également plus saine. Elle s'impose dans les relations professionnelles. 

Voir aussi "Le coeur théologal"