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Le cœur théologal

17 juillet 2002


Liens utiles

- Message et superstition
- La Cabale
- Veritatis Splendor
"As people's understanding of the world changed, so did their understanding of the Bible"
(Donald E. Knuth, Things a Computer Scientist Rarely Talks About, Stanford University, CSLI, 2001, p. 145)

La France est un pays laïque : l'État s'est séparé de l'Église, la pratique religieuse a diminué, les enfants ne vont plus au catéchisme, la plupart des jeunes ignorent tout des Écritures qui avaient fourni aux autres générations tant d'images familières et de tournures proverbiales ("la paille et la poutre", "les ouvriers de la onzième heure" etc.). 

Mais la religion a modelé notre culture, notre droit, nos valeurs. Tout ignorer de la religion, c'est rendre nos mœurs incompréhensibles et arbitraires. La question n'est pas ici de croire ou ne pas croire, mais d'avoir une claire conscience de nos racines. 

Ces racines, il faut les approcher de façon non dogmatique. On ne comprend jamais mieux son pays que quand on revient de l'étranger ; on ne comprend sa propre culture que si l'on en sort pour étudier celles des autres. Il est plus utile de savoir ce qu'en disent des juifs comme Élie Benamozegh ou Yeshaayahu Leibowitz, des musulmans comme Abdelwahab Meddeb, que de lire des textes dogmatiques qui, par zèle apologétique, omettent de mentionner les questions les plus naturelles et, bien sûr, d'y répondre. 

J'espère qu'un jour on aura en France des facultés de théologie où les diverses religions seront étudiées avec respect, où l'on pourra examiner comment elles ont fécondé ou entravé les cultures, comment elles se sont délimitées, combattues et enrichies mutuellement. On découvrira alors sans doute que ce qui les rapproche est plus fondamental que ce qui les sépare. Ainsi pourra se nouer, à la racine même, ce dialogue entre cultures dont nous avons grand besoin. 

Idolâtries ?

En étudiant les trois grandes religions monothéistes - juive, chrétienne et musulmane - j'ai vu apparaître la même question sous des formes différentes : ne seraient-elles pas toutes trois au bord de l'idolâtrie, ou même tombées dans ce piège ? 

Chacune d'entre elles est tentée par une idole familière, comme si le monothéisme pur était trop difficile à assumer : les prescriptions de la Loi pour les juifs, l'institution de l'Église pour les chrétiens, la lettre du Coran pour les musulmans. Certes, aucune de ces religions ne proclame que la Loi, l'Église ou le Coran est Dieu lui-même. Mais s'il n'y a pas idolâtrie par désignation, n'y a-t-il pas idolâtrie en action si les 613 mitzvoth, l'institution ecclésiastique, la lettre du Coran et des Haddiths accaparent les préoccupations du croyant et canalisent son action ?

Quelques-uns des plus grands esprits de l'humanité ont étudié cette question et leurs livres remplissent des bibliothèques. Je n'ai pas même la prétention de la poser correctement. Mais je souhaite présenter quelques réflexions toutes simples. 

Orthodoxie

Pour la tradition rabbinique, l'homme peut concevoir Dieu à partir de sa propre conscience spirituelle (Albert Cohen, Le Talmud, Payot 2002 p. 65) : "J'ai tiré de mon sein les paroles de sa bouche" (Job 23 : 12). Ce point de vue est tout aussi orthodoxe que celui qui situe Dieu au delà et au dessus de l'infini ; et comme aucun point de vue n'épuise une réalité, chaque époque historique, chaque culture doit retenir celui qui lui convient le mieux. Adoptons donc celui-ci. Il place Dieu littéralement sous notre nez, au plus profond de notre cœur insondable. 

Nous l'appellerons le "cœur théologal" (cet adjectif indique une orientation, alors que l'adjectif "théologique" indique une doctrine). 

Chaque être humain apparaît alors comme un temple habité par la présence à la fois la plus intime et la plus universelle (cela correspond à l'étymologie du mot "catholique" (καθολικός signifie "universel", même si ce n'est pas son acception la plus courante). Il arrive, certes, que ce temple soit négligé, abandonné, qu'il serve de résidence à des bêtes sauvages... Il n'empêche : on peut fonder sur ce point de vue le respect envers tout être humain, quelles que soient ses caractéristiques individuelles, erreurs, défauts ou qualités, et même lorsqu'il s'agit de l'ennemi que l'on combat. 

La prise de conscience du cœur théologal ne conduit pas à l'individualisme : elle fait au contraire reconnaître en chacun une nature qui, étant universelle, est partagée par tous. Elle ne conduit pas non plus aux effusions du sentiment, car elle ouvre la voie à une méditation aussi rigoureuse que celle du Tao chinois. En regard d'une telle exigence l'idolâtrie est une solution de facilité : alors que la Loi, l'Église et le Coran sont de très respectables moyens, il est tentant d'en faire des absolus et de les substituer au cœur théologal. Cette tentation est particulièrement forte pour les prêtres ; elle tend à les transformer en apparatchiks qui gèrent leur pouvoir sur les croyants. C'est une hérésie bien subtile que celle qui contamine en premier les prêtres eux-mêmes !  

"Vous les reconnaîtrez à leurs fruits" (Matthieu 7: 16). Quiconque nie le respect dû à tout être humain, s'identifie au "Bien" pour identifier l'autre au "Mal", appelle au mépris, à la haine et au massacre, approuve la torture ou le mauvais traitement des prisonniers, cède à une inspiration diabolique. 

Protestantisme

A l'origine du protestantisme se trouve une critique de l'idolâtrie que pratiquait l'Église. Cette critique ayant été repoussée par l'Église, les protestants s'en séparèrent. Ils cultivèrent ainsi un christianisme libéré du risque d'idolâtrie et affranchi de la hiérarchie qui prétend administrer le rapport entre le croyant et Dieu.  

La thèse qu'a exposée Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905) accorde beaucoup de place à la prédestination (doctrine selon laquelle Dieu désigne a priori ceux qui seront sauvés et les dote d'une grâce à laquelle ils ne sauraient résister, les autres étant irrémédiablement perdus). Cette thèse est éclairante mais on peut en proposer une autre : les protestants se sont rapprochés du cœur théologal, de la rigueur et de la liberté qu'il implique. Dans la vie en société, ce point de vue encourage l'émergence de l'être humain organisé pour l'action, c'est-à-dire de la libre entreprise

Ce modèle fut importé en Amérique du Nord par les sectes chassées d'Angleterre à partir du XVIe siècle. La rencontre entre ce modèle et un territoire richement doté en ressources naturelles a permis la formation des États-Unis, où l'Entreprise est le modèle culturel hégémonique. 

En France, et plus généralement en Europe, le modèle culturel hégémonique est l'État qui a été construit en imitant l'institution ecclésiastique. La conception européenne de l'entreprise est plus institutionnelle qu'économique : l'entreprise a hérité les formes hiérarchiques du catholicisme, se comporte comme si elle devait être éternelle et pratique un rituel proche de la liturgie. En France, la majorité des dirigeants des grandes entreprises se recrutent dans l'appareil d'État. 

Les États-Unis ont une conception plus saine de l'entreprise et le sens pratique leur est tout naturel : c'est historiquement chez eux que le travail de bureau s'est industrialisé. Leur avance en informatique en résulte. Il serait trop facile, et bien superficiel, de me contredire en s'appuyant sur les défauts de la comptabilité et de l'expertise financière américaines qu'ont révélés les lamentables affaires Enron, Worldcom, Xerox, Qwest, et aussi Andersen, KPMG, Salomon etc.

Limites et handicaps

Si le protestantisme a été une bénédiction pour les États-Unis (et à travers eux pour l'humanité entière), l'origine sectaire de la culture américaine est par contre un handicap. 

La secte reconstitue, sous une forme minuscule, le carcan institutionnel dont le protestantisme s'était affranchi. Elle tend à délimiter un cercle d'élus, le reste de l'humanité étant alors constitué de réprouvés (on retrouve ici la thèse de la prédestination). L'universalité à laquelle fait accéder le cœur théologal est rompue. Une phrase comme "nous sommes le Bien, les autres le Mal" appartient au vocabulaire d'une secte, et celui qui diabolise autrui risque fort d'obéir aux ordres que le diable chuchote à son oreille.

L'adhésion à une secte suppose un conformisme qui contrarie l'exigence de liberté. Par ailleurs, l'habitude du gaspillage des ressources naturelles a été prise lors de la conquête d'un vaste territoire. L'American Way of Life bute contre ses conséquences : obésité, dégradation du climat etc.

Chacun des grands pôles géopolitiques a ses points forts et ses points faibles. Dans le monde multipolaire en gestation, la correction des handicaps de chacun passe par le respect de l'autre. Le cœur théologal en ouvre la voie.