- "As people's understanding of the world
changed, so did their understanding of the Bible"
- (Donald E. Knuth, Things a Computer
Scientist Rarely Talks About, Stanford University, CSLI, 2001, p. 145)
La France est un pays laïque : l'État
s'est séparé de l'Église, la pratique religieuse a diminué, les
enfants ne vont plus au catéchisme, la plupart des jeunes ignorent tout des Écritures
qui avaient fourni aux autres générations tant d'images familières et de
tournures proverbiales ("la paille et la poutre", "les ouvriers
de la onzième heure" etc.).
Mais la religion a modelé notre culture,
notre droit, nos valeurs. Tout ignorer de la religion, c'est rendre nos mœurs incompréhensibles et
arbitraires. La question n'est pas ici de croire ou ne pas croire, mais
d'avoir une claire conscience de nos racines.
Ces racines, il faut les approcher de façon non
dogmatique. On ne comprend jamais mieux son pays que quand on revient de
l'étranger ; on ne comprend sa propre culture que si
l'on en sort pour étudier celles des autres. Il est plus utile de savoir ce qu'en
disent des juifs comme Élie Benamozegh ou Yeshaayahu Leibowitz, des musulmans comme
Abdelwahab Meddeb, que
de lire des textes dogmatiques qui, par zèle apologétique, omettent de
mentionner les questions les plus naturelles et, bien sûr, d'y répondre.
J'espère qu'un jour on aura en France des facultés de théologie où les
diverses religions
seront étudiées avec respect, où l'on pourra examiner comment elles ont fécondé
ou entravé les
cultures, comment elles se sont délimitées, combattues et enrichies mutuellement. On
découvrira alors sans doute que ce qui les rapproche est plus fondamental que ce
qui les sépare. Ainsi pourra se nouer, à la racine même, ce dialogue entre
cultures dont nous avons grand besoin.
Idolâtries ?
En étudiant les trois grandes religions monothéistes - juive, chrétienne
et musulmane - j'ai vu apparaître la même question sous des formes
différentes : ne seraient-elles pas toutes trois au bord de l'idolâtrie, ou
même tombées dans ce piège ?
Chacune d'entre elles est
tentée par une idole familière, comme si le monothéisme pur était
trop
difficile à assumer : les prescriptions de la Loi pour les juifs, l'institution de
l'Église pour les
chrétiens, la lettre du Coran pour les musulmans. Certes, aucune de ces
religions ne proclame que la Loi,
l'Église ou le Coran est Dieu lui-même.
Mais s'il n'y a pas idolâtrie par désignation, n'y a-t-il pas
idolâtrie en action si les 613 mitzvoth, l'institution
ecclésiastique, la lettre du Coran et des Haddiths accaparent les
préoccupations du croyant et canalisent son action ?
Quelques-uns des plus grands esprits de
l'humanité ont étudié cette question et leurs livres remplissent des
bibliothèques. Je n'ai pas même la prétention de la poser correctement. Mais je souhaite présenter
quelques réflexions toutes simples.
Orthodoxie
Pour la tradition rabbinique,
l'homme peut concevoir Dieu à partir de sa propre conscience spirituelle (Albert
Cohen, Le Talmud, Payot 2002 p. 65) : "J'ai tiré de mon sein les
paroles de sa bouche" (Job 23 : 12). Ce point de vue est tout aussi orthodoxe
que celui qui situe Dieu au delà et au dessus de l'infini ; et comme aucun point de
vue n'épuise une réalité, chaque époque historique, chaque culture doit retenir
celui qui lui convient le mieux. Adoptons donc
celui-ci. Il place Dieu
littéralement sous notre nez, au plus profond de notre cœur insondable.
Nous l'appellerons le "cœur
théologal" (cet adjectif indique une orientation, alors que
l'adjectif "théologique" indique une doctrine).
Chaque être humain apparaît alors comme un
temple habité par la présence à la fois la plus intime et la plus universelle
(cela correspond à l'étymologie du mot "catholique"
(καθολικός signifie "universel", même si ce n'est pas son acception la plus
courante).
Il arrive, certes, que ce temple soit négligé, abandonné, qu'il serve de
résidence à des bêtes sauvages... Il n'empêche : on peut fonder sur ce point de
vue le respect envers tout être humain, quelles que soient ses caractéristiques
individuelles, erreurs, défauts ou qualités, et même lorsqu'il s'agit de l'ennemi que l'on combat.
La prise de conscience du cœur théologal ne
conduit pas à l'individualisme : elle fait au contraire reconnaître en
chacun une nature qui, étant universelle, est partagée par tous. Elle ne
conduit pas non plus aux effusions du sentiment, car elle ouvre la voie à une méditation aussi
rigoureuse que celle du Tao chinois. En regard
d'une telle exigence l'idolâtrie est une solution de facilité : alors que la Loi,
l'Église et le Coran sont de très respectables moyens, il est tentant
d'en faire des absolus et de les substituer au cœur théologal. Cette tentation
est particulièrement forte pour les prêtres ; elle tend à les transformer en
apparatchiks qui gèrent leur pouvoir sur les croyants. C'est une hérésie bien subtile que celle qui contamine en premier les prêtres eux-mêmes !
"Vous les reconnaîtrez à leurs
fruits" (Matthieu 7: 16). Quiconque nie le respect dû à tout être
humain, s'identifie au "Bien" pour identifier l'autre au
"Mal", appelle au mépris, à la haine et au massacre,
approuve la torture ou le mauvais traitement des prisonniers, cède à une
inspiration diabolique.
Protestantisme
A l'origine du protestantisme se trouve une critique de l'idolâtrie
que pratiquait l'Église. Cette critique ayant été
repoussée
par l'Église, les protestants s'en séparèrent. Ils cultivèrent ainsi un
christianisme libéré du risque d'idolâtrie et affranchi de la hiérarchie qui
prétend administrer le rapport entre le croyant et Dieu.
La thèse qu'a exposée Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du
capitalisme (1905) accorde beaucoup de place à la prédestination
(doctrine selon laquelle Dieu désigne a priori ceux qui seront sauvés
et les dote d'une grâce à laquelle ils ne sauraient résister, les autres
étant irrémédiablement perdus). Cette thèse est éclairante mais on peut en proposer une autre : les protestants se sont
rapprochés du cœur théologal, de la
rigueur et de la liberté qu'il implique. Dans la vie en société, ce point de
vue encourage l'émergence de l'être humain organisé pour l'action,
c'est-à-dire de la libre entreprise.
Ce modèle fut importé en Amérique du Nord par
les sectes chassées d'Angleterre à partir du XVIe siècle. La
rencontre entre ce modèle et un territoire richement doté en ressources
naturelles a permis la formation des États-Unis, où l'Entreprise
est le modèle culturel hégémonique.
En France, et plus généralement en Europe, le
modèle culturel hégémonique est l'État qui a été construit en imitant l'institution
ecclésiastique. La conception européenne de l'entreprise
est plus institutionnelle qu'économique : l'entreprise a hérité les formes
hiérarchiques du catholicisme, se comporte comme si elle devait
être éternelle et pratique un rituel proche de la liturgie.
En France, la majorité des dirigeants des grandes entreprises se recrutent dans
l'appareil d'État.
Les États-Unis ont une conception plus saine de l'entreprise et
le sens pratique leur est tout naturel : c'est historiquement chez eux que le travail
de bureau s'est industrialisé. Leur avance en informatique en résulte. Il
serait trop facile, et bien superficiel, de me contredire en s'appuyant sur les
défauts de la comptabilité et de l'expertise financière américaines qu'ont
révélés les lamentables affaires Enron, Worldcom,
Xerox, Qwest, et aussi Andersen, KPMG, Salomon etc.
Limites et handicaps
Si le protestantisme a été une
bénédiction pour les États-Unis (et à travers eux pour l'humanité
entière), l'origine sectaire de la culture américaine est par contre un handicap.
La secte reconstitue, sous une forme minuscule,
le carcan institutionnel dont le protestantisme s'était affranchi. Elle tend à
délimiter un cercle d'élus, le reste de l'humanité étant alors constitué de
réprouvés (on retrouve ici la thèse de la prédestination). L'universalité à
laquelle fait accéder le cœur théologal est rompue. Une phrase comme "nous
sommes le Bien, les autres le Mal" appartient au vocabulaire d'une secte,
et celui
qui diabolise autrui risque fort d'obéir aux ordres que le diable chuchote à son
oreille.
L'adhésion à
une secte suppose un conformisme qui contrarie l'exigence de
liberté. Par ailleurs, l'habitude du gaspillage des ressources naturelles a été
prise lors de la conquête d'un vaste territoire. L'American Way of Life bute contre
ses conséquences : obésité,
dégradation du climat etc.
Chacun des grands pôles géopolitiques a ses points forts et ses points faibles. Dans le monde multipolaire en
gestation, la correction des handicaps de chacun passe par le respect de
l'autre. Le cœur
théologal en ouvre la voie.
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