Je suis l'un de ces chrétiens non
pratiquants qui se comptent par millions en France. Si nous sommes restés croyants, ce n'est
pas grâce à l'institution ecclésiastique mais malgré elle et en nous
éloignant d'elle. Des cinq papes qui se sont succédés en 50 ans, Jean XXIII
est le seul dont la parole nous ait touchés. Nous connaissons des prêtres estimables mais
nous sommes anticléricaux, selon la tradition française qui refuse
a
priori de faire confiance aux clercs. Nos peintres du moyen âge ont placé des prêtres,
des évêques, des papes dans les représentations de l'enfer. Péguy n'était pas
pratiquant. Bernanos a invectivé des évêques. La foi est une affaire trop
sérieuse pour que l'on puisse s'en remettre à une institution.
Dieu n'est pas pour nous une
figure paternelle à laquelle on accède à travers une hiérarchie mais
plutôt, d'une façon d'ailleurs orthodoxe au plan théologique, la flamme
intime et secrète qui éclaire notre action. Certains des dogmes de l'Église,
comme l'infaillibilité pontificale, l'immaculée conception ou encore l'assomption, nous laissent indifférents. Nous n'avons vu que superstition dans la célébration des
apparitions de Fatima.
Nous respectons la simplicité et la dignité de
l'Islam, la profondeur du judaïsme. Cependant l'incarnation est notre
repère propre, à nous chrétiens. La sagesse chinoise est parvenue, en suivant
un autre chemin, à une
méditation proche de celle-là.
Les Évangiles nous apportent une leçon de savoir-vivre. Les pauvres, dit Jésus, méritent le respect. Les
riches doivent se défier des tentations. La femme
adultère est pardonnée, car qui peut prétendre n'avoir jamais péché
?
- * *
L'histoire de la femme adultère est dans les Évangiles
la seule mention de la sexualité. Cette discrétion, le pardon de la faute,
s'interprètent clairement : certes l'adultère n'est pas approuvé, mais il est
moins grave que les fautes que provoque la poursuite de la richesse. Par
ailleurs la sexualité ne
mérite pas qu'on lui consacre de longs discours.
L'Église catholique s'est sur ce point écartée
des Évangiles.
Les "Pères de l'Église" des premiers siècles étaient pétris de stoïcisme. Les stoïciens, qui cultivaient
l'égalité d'humeur, voyaient dans la sexualité le pire ennemi de la sagesse.
Ils se défiaient des désirs, des passions
et de la féminité. Cette pensée, mêlée à une tradition ascétique venue de l'Inde
par la Perse, a influencé l'Église.
La sexualité est devenue l'ennemi de
celle-ci en lieu et place de la richesse, seul l'usage reproductif de l'appareil
génital étant encouragé. "Certes, nous disait-on au catéchisme, la
pauvreté est recommandée ; mais à l'impossible nul n'est tenu". Cette
restriction n'est jamais mentionnée lorsque l'on parle de
la chasteté.
Le célibat des prêtres est une mutilation
volontaire héritée de la tradition monastique qui remonte, bien
avant le christianisme, à l'ascétisme indien. Cette
tradition n'est pas évangélique. Elle ne s'est imposée
qu'au XIIe siècle. πρεσβυτης
veut dire "vieillard" : les prêtres ont d'abord été des hommes
mariés, les plus âgés de la communauté.
Qu'une
personne choisisse le célibat et la chasteté, c'est son affaire et un tel
choix peut d'ailleurs se comprendre. En faire une règle
impérative pour les prêtres, c'est une autre question. Les vœux
perpétuels du religieux ne tiennent pas compte de la succession des phases qui composent
la vie humaine :
la mutilation qu'un homme de vingt-cinq ans accepte avec un enthousiasme
sincère peut lui être
intolérable quelques années plus tard. Le
prêtre est alors contraint, pour conserver son équilibre, à faire ce qu'il
interdit aux autres. Cela implique un mensonge que ces hommes généreux
supportent mal.
Le
culte marial, avec ses effusions, est alors un
palliatif. Une prière évoque "saint Joseph, son très chaste
époux". J'ai encore dans l'oreille le ton ému des personnes qui la
prononçaient : le malheur du prêtre faisait écho, d'une façon très trouble,
à la frustration de certaines femmes. J'entends encore les paroles étranges du confesseur demandant des nouvelles de ma
"pureté", à moi petit garçon qui ne pouvais concevoir de quoi il
parlait.
- * *
La
religion du XIXe siècle, mélange sociologique complexe, s'est prolongée
jusqu'au milieu du XXe. Les "gens bien"
avaient une foi aussi
confortable que ces prie-Dieu d'ébène, une croix et des palmes sculptées dans le dossier, un douillet capitonnage de velours rouge pour les
coudes et les genoux. Un crucifix orné
d'un brin de buis béni était pendu à la tête du lit conjugal. Au dessus des
simples fidèles s'empilait la hiérarchie des
ordres sacrés chère à Bossuet qui, commençant au prêtre, se poursuivait
par l'évêque et culminait au pape, non sans grades intermédiaires. Dans les
couvents on trouvait des
portraits de prélats, portraits fort bien faits et coûteux
où ne manquaient aucun reflet de la moire pourpre ou violette, aucun détail de la
broderie des surplis. Lors des cérémonies le pape était porté sur une chaise et
rafraîchi par des éventails de plume d'autruche, rite dont on trouve la
description dans Plutarque : il était déjà pratiqué pour le grand prêtre de la Rome
païenne, le Pontifex maximus. On appelle encore le pape "souverain pontife"
(et aussi "Sainteté", ce qui
manque vraiment de modestie).
Certes
l'Église a évolué depuis Pie XII. Paul VI a renoncé à la tiare, on ne voit
plus de chaise à porteurs ni d'éventails de plume. L'Église s'est "modernisée"
superficiellement, non sans
commettre en liturgie, en architecture ou en musique, de ces fautes de goût qui
révèlent que le
cœur n'y est pas.
Cette combinaison symbolique ambiguë répugne à
quiconque a un goût sobre, une sensualité nette, des idées claires. "Ces
choses-là sont secondaires, disent ceux qui ne lisent pas les symboles et ne
sentent pas ce que révèle une esthétique, ne vous y arrêtez pas. L'essentiel
réside non dans l'esthétique de l'Église mais dans la vérité de la foi, dans les
dogmes révélés ou enseignés par les Pères de l'Église et dont se nourrit la vie
intérieure d'une multitude de simples fidèles."
Mais le Credo, que les catholiques
doivent prononcer depuis que le concile de Trente leur a ordonné de
renoncer à réfléchir sous peine d'hérésie, nourrit-il vraiment la vie intérieure des
fidèles ? Des ouvrages comme ceux de Jacques Maritain, philosophe catholique apprécié à Rome, illustrent en effet une
incohérence. D'une part, selon
la tradition héritée de la
Bible, Dieu s'exprime par la création mais il est inconnaissable en ce sens
qu'aucune connaissance ne peut épuiser sa réalité ; d'autre part,
selon la tradition hellénique des Pères de l'Église, celle-ci prétend connaître
sur Dieu, ainsi que sur la "loi naturelle", des vérités dont elle a fait
des dogmes
qui s'imposent
à tout croyant. Mais si Dieu est inconnaissable, n'est-ce pas blasphémer que
d'accorder foi à des
affirmations aussi précises ?
Ceux
qui pensent ainsi, me dit-on, jouent leur salut. Mais pour celui qui, au lieu de
marchander sa vie
éternelle, cherche à vivre selon l'Évangile, le salut importe moins que
la fidélité. Vous qui proclamez des
"vérités" du haut d'une position hiérarchique, ne devriez-vous pas
plutôt méditer en silence et cultiver la modestie ? On dirait que vous voulez nous coincer entre
la peur de l'enfer et la peur du péché, entre la peur de la mort et la peur de
la sexualité, pour asseoir un pouvoir sur la souffrance, le
déséquilibre psychologique de millions de fidèles et de vos propres religieux.
Cet affreux dispositif serait bien plus oppressif que ceux qu'a décrits Michel
Foucault !
Ne vous
étonnez pas si, pour l'éviter, certaines personnes se conduisent mal. Tout esclave qui se libère est d'abord
un maladroit. Faute de pouvoir cultiver l'Évangile que vous avez confisqué, le peuple qui vous échappe
cherche sa "liberté" dans un imaginaire
capricieux, une pornographie fatigante. Il tâtonnera encore longtemps avant de
pouvoir se construire un nouveau savoir-vivre. L'Église aura alors sa place si elle est laïque, si elle
constitue un peuple,
λαός,
retrouvant ainsi le sens originel d'εκκλησία,
assemblée : cela
n'exclut certes pas une forme d'organisation et d'autorité,
mais différente à coup sûr de la monarchie d'aujourd'hui.
|