Scandale à Eurostat.
On parle d’« infractions sérieuses au règlement financier », de
« fausses factures, contrats fictifs, double comptabilité ».
Les services de sécurité ont bouclé les archives ; le directeur général
et deux directeurs ont été démis de leurs fonctions, les autres directeurs et
les chefs de service attendent de l’être…
Les médias, friands de
scandale, en font leurs titres. Selon la procédure devenue habituelle on va, au
rebours du droit, exiger que ceux que la rumeur accuse prouvent leur
innocence. L’affaire est instruite à charge et en public. Si comme souvent le
soufflé finit par retomber,
les médias feront silence. Entre temps la statistique européenne sera morte,
mais qui s’en soucie ?
Eurostat anime la coordination des méthodes
et programmes des instituts nationaux. Elle rassemble leurs résultats afin
d’établir, au niveau européen, des données comparables. Ces données
servent à répartir les contributions et subventions entre les
nations ; elles alimentent les analyses, notamment celles de la BCE. Sans
la statistique européenne, l’Europe serait pratiquement bloquée. Quelle
aubaine pour les eurosceptiques ! de puissants intérêts montent donc
à l’assaut d’Eurostat.
Cette
affaire, venant après d’autres, éclaire la situation de la Commission européenne.
C’est sur ce point que je voudrais proposer quelques réflexions.
- * *
- Les services de la Commission européenne ont
d’abord fonctionné comme un cabinet : il s’agissait d’animer et
de coordonner, l’essentiel du travail étant fait par les
administrations nationales. Ces services apparaissaient alors surdimensionnés ;
les fonctionnaires européens, bien payés, n’étaient pas surchargés.
Cependant l’Europe se
construisait et petit à petit les services ont eu à remplir les tâches
d’une vraie administration : travaux d’expertise, préparation des
textes et décisions, évaluations, traitement des contentieux, arbitrages. Ils
se sont trouvés alors sous-dimensionnés et surchargés de travail. Ils n’étaient d’ailleurs
pas vraiment qualifiés pour accomplir ces nouvelles tâches. Il fallait redéfinir
les missions et les compétences, réorganiser, réorienter, déployer les
moyens nécessaires. Cela supposait lucidité et volonté politiques. Une
« réforme » a été engagée voici quatre ans, mais elle n'a porté
que sur les procédures.
A défaut de solution
immédiate
il fallut des boucs émissaires. Edith Cresson avait peut-être été imprudente,
« sa
peccadille fut jugée un cas pendable ».
L’explication était trop commode : il n’y avait pas de problème de fond
mais seulement quelques personnes malhonnêtes.
Le respect minutieux des procédures fut dès lors érigé en règle de bonne conduite.
Qu’importe si la part d’absurdité qu’inévitablement toute procédure
comporte bloque le travail productif : il faut avant tout de la vertu.
L’inquisition
s’installa, le soupçon devint la règle, la paranoïa la norme. Des
auditeurs, des inspecteurs, qui ignoraient tout du métier des services mais
connaissaient la règle par cœur, rodaient à l’affût des manquements. Les services consacrèrent leur énergie
au respect des procédures.
Quiconque a fait carrière dans l’administration a connu
de ces moments-là. On fait le dos
rond, on se défie des « enfoirés »
et on s’efforce de travailler quand même, par sens civique comme par honneur
professionnel. Mais la vie devient dangereuse. Les puissances hostiles à
l’institution guettent leur proie. Chacun sait que les politiques, tétanisés
par le risque de scandale, vous laisseront tomber au moindre problème.
- * *
- La production d’Eurostat s’est fortement
accrue durant les dix dernières années, mais ses effectifs n’ont pas
augmenté. Le surcroît de production a été obtenu par recours à la
sous-traitance car, s’il était impossible d’obtenir des postes, il
était facile d’avoir des crédits. Les agents d’Eurostat sont devenus
des gestionnaires de contrat ; une petite industrie de la
sous-traitance statistique s’est ainsi créée dans les divers pays
européens.
Appel d’offres, évaluation
des réponses, marché, suivi de la réalisation, recette des résultats :
une lourde machine s’est mise en place. Lorsque Untel était retenu, Tel autre
ne l’était pas : d’où jalousies et récriminations, avivées par les
susceptibilités nationales.
- * *
- J’entre maintenant dans les hypothèses,
mais tellement vraisemblables !
Le blocage des services,
provoqué par une évolution non assumée de leurs missions, avait été
parachevé par la paranoïa. Ceux qui avaient le courage de travailler prenaient
des risques. Les puissances externes guettaient, la muleta à la main, le
moment de l’estocade. Les politiques voyaient enfler le risque de
scandale.
Alors il a fallu un nouveau
bouc émissaire. Il était hors de question de s’attaquer aux directions en vue : leur discrédit aurait touché l’institution elle-même.
La statistique, par contre, pouvait sombrer sans casse à court terme –
c’est-à-dire, pour des politiques, sans aucun dommage. La conclusion s’imposait :
Feu sur Eurostat !
Depuis des mois, les budgets d’Eurostat sont
bloqués. Les contrats en cours ont été stoppés. Des enquêteurs fouinent
dans les bureaux. Les chefs de services s’attendent à être démis de
leurs fonctions. Les sous-traitants licencient. Un réseau de compétences
se disloque.
Tout cela n’a, bien sûr,
aucune importance pour les auditeurs, inspecteurs et autres juges
d’instruction. J’en ai connu. Quand vous leur expliquez que vous avez fait
ceci, ou cela, en vous conformant au bon sens et pour des raisons d’efficacité
comme pour le bien du service, ils vous regardent comme si vous étiez un
martien. « Le tampon est noir, il aurait dû être rouge ». La Règle, élevée
à la hauteur d’un dogme, ne souffre pas l’hérésie. Les bûchers sont
dressés sur la place publique.
Il est vrai qu’un institut
statistique peut rester bloqué quelques mois sans conséquence grave :
la publication des résultats comporte des délais de cet ordre. Sa
destruction serait une tout autre affaire. Beaucoup de rouages, dans la machine
gouvernementale et administrative, dépendent des indices statistiques. Beaucoup
d'analyses et de décisions s’appuient sur l'observation statistique. C’est
donc, à terme,
l’efficacité et la crédibilité de l’Europe elles-mêmes qui
sont menacées.
- * *
- Lorsque l’on aura sacrifié quelques boucs
émissaires de plus, les problèmes de fond seront encore là et il
faudra trouver de nouvelles victimes expiatoires. La machine administrative
européenne marchera de plus
en plus mal, chacun se demandant si ce ne sera pas bientôt son tour.
Pour que l’Europe soit bien
administrée, il lui faut une administration à la hauteur de la tâche.
Examinons les ordres de grandeur. La fonction publique française occupe à des
tâches purement administratives de l’ordre 40 000 personnes.
La Commission européenne emploie 18 000 personnes. Si l’on fait une règle de
trois, la France ayant 60 millions d’habitants et l’Europe 455 millions, on
voit que la densité administrative de l’Europe est 6 % de
celle de la France. Même si une grande partie du travail administratif est faite au
niveau des États (ce qui sera de moins en moins vrai), cela paraît faible.
Accroître les moyens serait la partie
la plus facile du changement. Il faudra surtout modifier l’organisation,
les méthodes de travail, la gestion des compétences etc. Pour que l’Europe
dispose d’une administration digne de nom, elle devra vraisemblablement passer par
les mêmes étapes historiques que tous les pays : crises, erreurs, drames
enfin, rendront évidente la nécessité d’un effort.
On ne peut pas précipiter une maturation ; mais comme nous sommes en pleine crise et en plein
drame, tâchons d’en tirer les leçons. Tâchons
aussi d’éviter la destruction de la statistique européenne.
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