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La statistique européenne va-t-elle disparaître ?

16 juillet 2003


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- Une affaire peut en cacher une autre
- Suite et (presque) fin

Scandale à Eurostat[1]. On parle d’« infractions sérieuses au règlement financier », de « fausses factures, contrats fictifs, double comptabilité[2] ». Les services de sécurité ont bouclé les archives ; le directeur général et deux directeurs ont été démis de leurs fonctions, les autres directeurs et les chefs de service attendent de l’être…

Les médias, friands de scandale, en font leurs titres. Selon la procédure devenue habituelle on va, au rebours du droit, exiger que ceux que la rumeur accuse prouvent leur innocence. L’affaire est instruite à charge et en public. Si comme souvent le soufflé finit par retomber, les médias feront silence. Entre temps la statistique européenne sera morte, mais qui s’en soucie ?

Eurostat anime la coordination des méthodes et programmes des instituts nationaux. Elle rassemble leurs résultats afin d’établir, au niveau européen, des données comparables. Ces données servent à répartir les contributions et subventions entre les nations ; elles alimentent les analyses, notamment celles de la BCE. Sans la statistique européenne, l’Europe serait pratiquement bloquée. Quelle aubaine pour les eurosceptiques ! de puissants intérêts montent donc à l’assaut d’Eurostat.

Cette affaire, venant après d’autres, éclaire la situation de la Commission européenne. C’est sur ce point que je voudrais proposer quelques réflexions.

* *
Les services de la Commission européenne ont d’abord fonctionné comme un cabinet : il s’agissait d’animer et de coordonner, l’essentiel du travail étant fait par les administrations nationales. Ces services apparaissaient alors surdimensionnés ; les fonctionnaires européens, bien payés, n’étaient pas surchargés.

Cependant l’Europe se construisait et petit à petit les services ont eu à remplir les tâches d’une vraie administration : travaux d’expertise, préparation des textes et décisions, évaluations, traitement des contentieux, arbitrages. Ils se sont trouvés alors sous-dimensionnés et surchargés de travail. Ils n’étaient d’ailleurs pas vraiment qualifiés pour accomplir ces nouvelles tâches. Il fallait redéfinir les missions et les compétences, réorganiser, réorienter, déployer les moyens nécessaires. Cela supposait lucidité et volonté politiques. Une « réforme » a été engagée voici quatre ans, mais elle n'a porté que sur les procédures[3].

A défaut de solution immédiate il fallut des boucs émissaires. Edith Cresson avait peut-être été imprudente, « sa peccadille fut jugée un cas pendable »[4]. L’explication était trop commode : il n’y avait pas de problème de fond mais seulement quelques personnes malhonnêtes.

Le respect minutieux des procédures fut dès lors érigé en règle de bonne conduite. Qu’importe si la part d’absurdité qu’inévitablement toute procédure comporte bloque le travail productif : il faut avant tout de la vertu. L’inquisition s’installa, le soupçon devint la règle, la paranoïa la norme. Des auditeurs, des inspecteurs, qui ignoraient tout du métier des services mais connaissaient la règle par cœur, rodaient à l’affût des manquements. Les services consacrèrent leur énergie au respect des procédures.

Quiconque a fait carrière dans l’administration a connu de ces moments-là. On fait le dos rond, on se défie des « enfoirés[5] » et on s’efforce de travailler quand même, par sens civique comme par honneur professionnel. Mais la vie devient dangereuse. Les puissances hostiles à l’institution guettent leur proie. Chacun sait que les politiques, tétanisés par le risque de scandale, vous laisseront tomber au moindre problème.

* *
La production d’Eurostat s’est fortement accrue durant les dix dernières années, mais ses effectifs n’ont pas augmenté. Le surcroît de production a été obtenu par recours à la sous-traitance car, s’il était impossible d’obtenir des postes, il était facile d’avoir des crédits. Les agents d’Eurostat sont devenus des gestionnaires de contrat ; une petite industrie de la sous-traitance statistique s’est ainsi créée dans les divers pays européens.

Appel d’offres, évaluation des réponses, marché, suivi de la réalisation, recette des résultats : une lourde machine s’est mise en place. Lorsque Untel était retenu, Tel autre ne l’était pas : d’où jalousies et récriminations, avivées par les susceptibilités nationales.

* *
J’entre maintenant dans les hypothèses, mais tellement vraisemblables !

Le blocage des services, provoqué par une évolution non assumée de leurs missions, avait été parachevé par la paranoïa. Ceux qui avaient le courage de travailler prenaient des risques. Les puissances externes guettaient, la muleta à la main, le moment de l’estocade. Les politiques voyaient enfler le risque de scandale.

Alors il a fallu un nouveau bouc émissaire. Il était hors de question de s’attaquer aux directions en vue : leur discrédit aurait touché l’institution elle-même. La statistique, par contre, pouvait sombrer sans casse à court terme – c’est-à-dire, pour des politiques, sans aucun dommage. La conclusion s’imposait : Feu sur Eurostat !

Depuis des mois, les budgets d’Eurostat sont bloqués. Les contrats en cours ont été stoppés. Des enquêteurs fouinent dans les bureaux. Les chefs de services s’attendent à être démis de leurs fonctions. Les sous-traitants licencient. Un réseau de compétences se disloque.

Tout cela n’a, bien sûr, aucune importance pour les auditeurs, inspecteurs et autres juges d’instruction. J’en ai connu. Quand vous leur expliquez que vous avez fait ceci, ou cela, en vous conformant au bon sens et pour des raisons d’efficacité comme pour le bien du service, ils vous regardent comme si vous étiez un martien. « Le tampon est noir, il aurait dû être rouge[6] ». La Règle, élevée à la hauteur d’un dogme, ne souffre pas l’hérésie. Les bûchers sont dressés sur la place publique[7].

Il est vrai qu’un institut statistique peut rester bloqué quelques mois sans conséquence grave : la publication des résultats comporte des délais de cet ordre. Sa destruction serait une tout autre affaire. Beaucoup de rouages, dans la machine gouvernementale et administrative, dépendent des indices statistiques. Beaucoup d'analyses et de décisions s’appuient sur l'observation statistique. C’est donc, à terme, l’efficacité et la crédibilité de l’Europe elles-mêmes qui sont menacées.

* *
Lorsque l’on aura sacrifié quelques boucs émissaires de plus, les problèmes de fond seront encore là et il faudra trouver de nouvelles victimes expiatoires. La machine administrative européenne marchera de plus en plus mal, chacun se demandant si ce ne sera pas bientôt son tour.

Pour que l’Europe soit bien administrée, il lui faut une administration à la hauteur de la tâche. Examinons les ordres de grandeur. La fonction publique française occupe à des tâches purement administratives de l’ordre 40 000 personnes[8]. La Commission européenne emploie 18 000 personnes. Si l’on fait une règle de trois, la France ayant 60 millions d’habitants et l’Europe 455 millions, on voit que la densité administrative de l’Europe est 6 % de celle de la France. Même si une grande partie du travail administratif est faite au niveau des États (ce qui sera de moins en moins vrai), cela paraît faible[9]. 

Accroître les moyens serait la partie la plus facile du changement. Il faudra surtout modifier l’organisation, les méthodes de travail, la gestion des compétences etc. Pour que l’Europe dispose d’une administration digne de nom, elle devra vraisemblablement passer par les mêmes étapes historiques que tous les pays : crises, erreurs, drames enfin, rendront évidente la nécessité d’un effort.

On ne peut pas précipiter une maturation ; mais comme nous sommes en pleine crise et en plein drame, tâchons d’en tirer les leçons. Tâchons aussi d’éviter la destruction de la statistique européenne.


[1] Office statistique des Communautés européennes, http://europa.eu.int/comm/eurostat/ .

[2] Voir « La Commission prend des mesures à la suite de malversations financières à Eurostat », communiqué de presse du 9 juillet 2003. Il a été repris notamment par Philippe Ricard, « La Commission européenne tente de désamorcer le scandale qui touche Eurostat », Le Monde, 10 juillet 2003.

[3] Règlement financier, gestion du budget, gestion des carrières, remplacement du contrôle a priori par la responsabilisation de l'ordonnateur, création d’un audit interne etc. Cette réforme a été appliquée par Eurostat.

[4] Jean de La Fontaine (1621-1695), « Les animaux malades de la peste », Fables livre VII fable I.

[5] Ce mot qui appartient au vocabulaire de Coluche. Le langage oral en utilise un autre, plus énergique.

[6] Authentique et vécu.

[7] Le communiqué de presse est révélateur. Certes les décisions sont prises « sans préjudice du principe de la présomption d'innocence » (on comprend, même si c’est du jargon). Mais la dernière phrase fait froid dans le dos car on dirait que l’affaire est jugée d’avance : « Les résultats du Service d'audit interne ont un caractère préliminaire et doivent encore être corroborés. Néanmoins, ces résultats et les premiers indices donnent à penser que de graves méfaits ont été commis ».

[8] Un professeur, un militaire, un douanier, un postier produisent un service : ce sont des fonctionnaires mais non des administrateurs. Par « fonction purement administrative », nous entendons les travaux d’expertise, la préparation des décisions, les évaluations, le traitement des contentieux, les arbitrages etc.

[9] L’opinion la plus répandue est qu’il faut réduire les moyens de la Commission européenne. « Nous sommes favorables à un resserrement des effectifs de la Commission européenne qui doit pleinement exercer ses compétences, mais qui doit rester dans son rôle », a dit Jacques Chirac (Discours devant le Parlement britannique, 15 mai 1996). Il n’a pas expliqué comment elle pourrait « exercer pleinement ses compétences » avec des moyens en diminution alors que ses missions prennent de l’ampleur.