Si notre société est
devenue laïque - qualificatif qu'il conviendrait de préciser -, nos
valeurs restent marquées par la religion. Cependant nous nous sommes, pour la
plupart, éloignés de la pratique comme de la méditation religieuses.
Étant
devenue
implicite, l'influence de la religion sur nos valeurs risque d'y introduire des incohérences. Quelle que soit notre
religion, et même si nous n'en avons plus, nous ne pouvons donc pas nous
désintéresser de ce que fait et dit cette Église catholique qui a marqué notre
histoire, à nous Français, à un point tel que nous l'appelons « l'Église » tout court.
Or la fin du règne
si médiatique de Jean-Paul II
rappelle les fins de règne de Pompidou et de Mitterrand : parvenu au sommet mais miné par la
maladie, un homme reste à son poste jusqu’au bout. Faut-il admirer son courage
ou réprouver un entêtement qui nuit à sa fonction ? Pour comprendre un homme, le
chemin le plus court est de lire ses textes. J’ai donc lu
Veritatis Splendor (6 août 1993),
encyclique souvent considérée comme la plus importante parmi celles de Jean-Paul II.
* *
Jean-Paul II y affirme
l’autorité du « Magistère de l'Église » et la vérité des commandements. Il décrit des théories philosophiques ou théologiques relatives à
la liberté, la vérité, la conscience et l’acte moral. Puis il les réfute toutes en leur opposant la Vérité de la Tradition.
Il énonce ce faisant des propositions
auxquelles toute personne de bonne foi ne peut qu’adhérer : ainsi « sont
interdits toujours et dans tous les cas les comportements et les actes
incompatibles avec la dignité personnelle de tout homme ».
Lui empruntant son
vocabulaire, nous dirons qu’il s’agit là d’une vérité « objective »,
« universelle » et « normative ». Mais il ajoute - et c'est un point
essentiel - qu’il s’agit là d’une vérité « transcendante ». On pourrait objecter que
comme l’humanité est également présente en chacun,
le respect dû à chaque être humain est une
vérité immanente et rationnelle
;
et que l'on peut
d'ailleurs trouver, dans la profondeur que cette immanence ouvre à la méditation, une voie vers la transcendance.
Mais Jean-Paul II condamne
expressément cette conception. Il donne en effet au mot « vérité » le sens qu’il
estime seul conforme à la tradition : il s'agit de la « vérité révélée »,
« vérité de Dieu » ou « de Jésus-Christ ». Dès lors, selon lui, la « vérité sur
l’homme et sur sa liberté » ne peut être que transcendante. Cela le conduit à
nier la possibilité d'une sagesse purement humaine :
« la loi morale vient de Dieu et trouve toujours en lui sa source »,
« l'autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des
normes morales par la raison elle-même
[…] : une telle prétention
[…]
contredirait l'enseignement de l'Église sur la vérité de l'homme » (§ 40).
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Certains croient
manifester la profondeur de leur pensée en déniant toute portée à la notion de
vérité. « Je ne sais pas ce que veut dire "vérité", je ne sais pas ce que
veut dire "réalité" », disent-ils en se rengorgeant. Le mot « vérité » a
cependant, dans la démarche scientifique qui a elle aussi modelé notre culture,
un sens qui nous sert de référence fût-ce confusément. Il est utile de le
préciser pour le comparer à celui que lui donne Jean-Paul II.
Nous inspirant des travaux
de Popper, nous distinguons dans la science trois niveaux de vérité :
la vérité du monde, la vérité des faits et la vérité de la théorie :
1) La théorie permet, sauf si
l'on commet une erreur, de déduire par un raisonnement certain les conséquences
d'une hypothèse (les philosophes appellent cela la vérité « apodictique »).
Cependant la théorie ne dit rien sur la
vérité ni sur la portée de l'hypothèse qui doit rester soumise au tribunal de
l’expérience (toute théorie scientifique doit être « falsifiable »).
2) Le rapport d’un fait d’observation (durées
et dates, distances et lieux, résultats de l'observation et de l'expérimentation) fournit, sauf tromperie, une
vérité elle aussi certaine ; mais pour interpréter un fait il faut le
situer dans un cadre
théorique.
3) La vérité du monde, c'est d'être une réalité distincte de la personne qui la
connaît. Cette vérité constitue, pour la connaissance, un horizon qui recule à
mesure que la science avance d'hypothèse en hypothèse, d'expérience en
expérience.
Si la vérité factuelle est
absolue (dans le cadre de la science, personne ne peut dire que la Terre n’est pas approximativement
sphérique, ni que la bataille de Waterloo n’a pas eu lieu le 18 juin 1815), elle
ne comporte pas l’interprétation que seule la théorie propose ; et
celle-ci, soumise à un contrôle expérimental toujours inachevé, reste hypothétique. Par ailleurs, dans la
richesse du monde, seuls se manifestent à notre attention les faits que nos concepts désignent (les ondes électromagnétiques existent depuis toujours mais les
être humains ne les observent et les utilisent que depuis un peu plus d’un
siècle).
Cette conception scientifique de
la vérité, prudente et rigoureuse, n’est pas si éloignée de la théologie que
l’on a pu le croire à l'époque des illusions scientistes :
1) « Dieu est inconnaissable », dit la Bible, car il
ne peut pas être décrit par la raison. Ainsi pour la théologie l'existence de Dieu
est certaine, tout comme celle du monde l'est pour la science, mais la connaissance
de Dieu est toujours incomplète, tout comme celle du monde l'est pour la science.
Penser Dieu est une entreprise sans fin, tout comme
penser le monde.
2) Par
ailleurs « c’est au fruit que
l’on reconnaît l’arbre », dit Matthieu à propos des prophètes (12 : 33) : on
peut donc mettre la théologie, tout comme la science, à l’épreuve des faits.
Ainsi celui
qui incite au meurtre ou au mépris de l’Autre révèle l'origine diabolique de son
inspiration, fût-il prêtre, évêque ou pape ; et c'est Dieu lui-même, à travers
sa création, que renie le théologien qui refuse un fait avéré, une vérité
apodictique, ou encore la réalité du monde.
Mais cette théologie, aussi prudente et rigoureuse dans la connaissance de Dieu que l’est la
science dans la connaissance du monde, n’est pas celle
à laquelle Jean-Paul II se réfère. Il considère en effet la tradition, comme l’on
considère trop souvent la science, non sous l'angle de sa démarche mais
sous celui de ses
résultats. Il néglige ainsi son caractère hypothétique et indéfiniment perfectible.
S'il
la qualifie
de « vivante » dans des expressions
comme « la Tradition apostolique vivante » ou « la Tradition vivante de l’Église »,
c’est parce qu’il estime que la « vraie vie » réside dans les
résultats
qui nous ont été transmis et non dans l'enrichissement que nous devons leur
apporter en poursuivant l’effort des initiateurs.
* *
Pour éclairer l’ambiguïté que
recouvre le mot « tradition », prenons l’exemple analogue mais plus simple du
mot « classique ». Une œuvre classique (un temple grec, le théâtre de Racine
etc.), c’est une œuvre d’une qualité élevée, digne de servir de modèle à ceux
qui entendent créer des œuvres. Mais comment utiliser ce modèle ?
S’agira-t-il de l'imiter, de le pasticher comme l’église de la Madeleine
pastiche un temple grec, ou de s’inspirer du dynamisme dont il est issu pour créer, hic et nunc et
donc
dans des conditions différentes, une œuvre d’une qualité comparable ? Si nous
nous laissons emprisonner dans le carcan du pastiche par le
prestige des œuvres classiques, ne sommes-nous pas
infidèles à l’élan qui leur a donné naissance ?
Si aucun point de vue ne permet
de décrire entièrement Dieu, ne sommes-nous pas libres de choisir, pour le
considérer, un point de vue qui soit celui de notre époque, de notre
civilisation ? Or ce point de vue-là, nous ne pourrons pas le trouver dans une
tradition qui n'a pas connu la démarche scientifique ; mais pour le définir nous devons nous
inspirer de l’effort dont cette tradition est issue, retrouver et renouveler le
dynamisme des Pères.
* *
Figer la tradition conduit au négationnisme : la
tradition étant « vraie », les faits qui la contredisent sont « faux ». Au
risque d'être absurde, des vérités factuelles sont niées, tout comme la vérité
apodictique de la théorie : certaines églises protestantes - mais non
l'Église, jusqu'à présent - poussent le respect littéral de la Bible jusqu'à diaboliser la
théorie de l'évolution.
L’Église a elle aussi été
négationniste : que l’on se rappelle ses rapports avec Galilée, qu'elle n'a
réhabilité qu'en 1992, avec Teilhard de Chardin, avec Alfred Loisy et tant
d'autres. Elle a
agi comme si le Saint-Esprit préservait la hiérarchie de
l'erreur. Elle a usé de l’argument d’autorité pour nier des faits avérés et pour
contraindre au silence des
penseurs parfois plus qualifiés que ne pouvaient l’être les prélats de la
Congrégation pour la doctrine de la foi.
Elle a eu ainsi des
comportements, accompli des actes « incompatibles avec la dignité
personnelle de tout homme » : en figeant la tradition, elle a violé les
enseignements les plus clairs de celle-ci.
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Il ne s'agit pas ici de
défendre les théories que Jean-Paul II condamne, même si certaines le méritent
peut-être, mais d'évaluer la qualité de sa méthode. Face à une théorie, la
question à se poser n'est pas « cette théorie est-elle conforme à la
tradition ? » mais « cette théorie est-elle pertinente, en regard de la
tradition comme de l'expérience qui est la nôtre ici et maintenant ? ». A l’aune d’une
tradition que l'on prend au pied de la lettre, et qui se fige en une habitude
sacralisée, toute théorie nouvelle sera
condamnée - y compris celles qui, étant pertinentes, apporteraient à la tradition un
enrichissement fidèle à son esprit. La méthode que suit Jean-Paul II lui interdit de
les discerner.
Figer la Vérité dans la
Tradition, c'est figer la connaissance du monde et de son créateur. Mais n'est-ce pas blasphémer la
complexité qui leur est
essentielle ? N'est-ce pas opposer une Vérité préfabriquée aux apports de
notre expérience du monde, de notre expérience de Dieu ? N'est-ce pas se
condamner à répondre par des généralités impertinentes à la diversité des
situations humaines (comme lorsque le pape a exhorté les habitants de l'Ulster à
« s'aimer les uns les autres », sans examiner un seul instant les origines de leur guerre civile) ? La lecture
des Écritures, sur laquelle la Tradition se fonde, ne mérite-t-elle pas pourtant d'être encore
et toujours approfondie ?
* *
La maladie du pape suscite la
compassion. Sous nos yeux horrifiés et émus cet homme, enfermé par la paralysie
et le mutisme, devient peu à peu une momie vivante. Cette momification est
comme une allégorie atroce de la tradition qu'il a figée.
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