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Commentaire sur :
Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Seuil 2000

15 juin 2003

Alors que le révisionnisme est en histoire une méthode nécessaire (il faut toujours, pour les améliorer et les enrichir, réviser les analyses des historiens antérieurs), le négationnisme s'entête à nier des faits avérés. Les chambres à gaz, disent les négationnistes, n’ont pas existé, ou si peu qu’elles ne sont qu’un détail de la deuxième guerre mondiale.

Faisant flèche de tout bois, ils tirent argument de certaines affirmations trop rapides. Il est vrai que les camps de concentration n’étaient pas tous équipés de chambres à gaz ; que la chambre à gaz d’Auschwitz, que les SS avaient dynamitée, a été reconstruite par les Soviétiques ; qu’un livre comme Treblinka, de Jean-François Steiner, relève non de l’histoire ni du témoignage mais d’une « forme proprement immonde d’appel à la consommation et au sadisme[1] ». Tous ces faits vrais sont mobilisés pour étayer une thèse fausse, la négation du génocide commis par les nazis.

Il ne faut pas en effet compter sur un négationniste pour soupeser les arguments pro et contra : son instruction, unilatérale, est étanche aux travaux des historiens les plus rigoureux qu’il s’acharne à contredire.

Les motivations des négationnistes sont diverses. Certains recherchent la notoriété que procure une position « originale », d'apparence héroïque. D’autres sont des antisémites qui veulent voir dans cette affaire une escroquerie montée par les juifs pour soutirer de l’argent aux Allemands. D’autres, ou les mêmes, sont des nazis convaincus soucieux de restaurer l’image de leur doctrine. D’autres enfin, ne parvenant pas à concevoir la réalité d’un tel crime, préfèrent la nier.

Certains d’entre eux ont une bonne plume et l’appareil de leur érudition (recours aux archives, citations, bibliographie, index, notes en bas de page) est construit de façon à présenter les signes extérieurs du sérieux. Leur argumentation est d'autant plus agile qu’il ne se soucient aucunement de l’accord entre leur propos et les faits[2].

La série de portraits tracée par Valérie Igounet permet de suivre la trajectoire des négationnistes les plus marquants : Maurice Bardèche ; Paul Rassinier, ancien déporté (dans son camp il n’y avait pas de chambres à gaz, et il a éprouvé plus de rancune envers les déportés communistes qu’envers les nazis) ; Robert Faurisson ; Henri Roques, etc. 

*  *

Les négationnistes sont des personnes à idée fixe. Suffit-il, pour les comprendre, de dire qu’elles sont un peu tapées ? ce serait ne pas rendre justice aux mécanismes intellectuels de l’extrême droite.

Fondée sur le rejet de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, cultivant la fidélité à la terre et au sang[3], l'extrême droite refuse et méprise l'expérience. Elle se forge une « vérité » conforme à son rêve. Elle emprunte ses procédés à la magie, en entendant ici par « magie » l’action physique d'une volonté qui utilise des moyens exclusivement symboliques.

La « magie » est il est vrai parfois efficace. Une volonté qui s’affranchit de tout réalisme peut accéder à des modes d’action que des réalistes n’auraient pas envisagés : les nazis ont efficacement innové en publicité. Par ailleurs l’action déraisonnable, voire loufoque, surprend un temps l’adversaire dont elle déconcerte les plans.

Cependant les succès du négationniste durent peu, précisément parce qu’il se refuse à tirer les leçons de l’expérience. Si la Wehrmacht a réussi ses campagnes contre la Pologne en 1939, puis contre la France en 1940, ces succès, ayant accru l’autorité de Hitler, ont indirectement suscité ses échecs face à la Grande-Bretagne, puis à l'Union Soviétique et à l’Amérique. La magie, s'appuyant sur des symboles, ne peut être efficace que sur le terrain du symbole. Le symbole remue les foules mais la kinesthésie, effet immédiat du symbole sur la nature physique, ne fonctionne pas. 

*  *

L’extrême droite aime à se décrire comme un système d’ordres de chevalerie dont les adeptes reçoivent une initiation. Alors le mot « vérité » ne recouvre pas le compte rendu des faits, jugés trompeurs et confus, mais la fidélité à une doctrine (religieuse, politique ou scientifique) à laquelle l’individu adhère parce qu’il l’a reçue d’une personne en qui il avait confiance[4]

L’extrême droite est donc essentiellement négationniste. Son plus grand ennemi n’est pas la gauche[5], mais la démarche expérimentale. Celle-ci est sceptique tout comme le négationnisme, mais ces deux scepticismes s’opposent diamétralement : la démarche expérimentale se défie des idées et veut éprouver leur solidité ; le négationniste, lui, se défie des faits qui risquent de contredire sa doctrine (et donc d’être « faux », puisque ce qui contredit la « vérité » est faux par définition).

Certes la démarche expérimentale élabore une « doctrine » : les modèles qu'elle construit, même hypothétiques, concrétisent un investissement auquel elle ne renonce pas facilement. La contradiction que les faits lui apportent ne sera donc pas acceptée sans examen. L’écart entre le négationnisme et la démarche expérimentale ne réside pas dans l’existence d’une doctrine – elle est présente dans les deux cas – mais dans le fait que la doctrine est, chez le négationniste, étanche à l’enseignement des faits, qu'il méprise.

Racines philosophiques

Le négationnisme peut se recommander d’une tradition théologique et philosophique.

Dans la tradition de la théologie catholique orthodoxe, l’autorité de la parole révélée, de l'enseignement des Pères de l’Église, des dogmes énoncés sous l’inspiration de l’Esprit Saint, s’impose de façon absolue. Certains accordent la même autorité aux règles de l'institution ecclésiastique. Mais pour la démarche expérimentale l’argument d’autorité est, en tant que tel, sans valeur. Le conflit entre la science et l’Église n’est pas lié à une conjoncture historique (la condamnation de Galilée, prononcée en 1633, n'a été annulée qu'en 1992) : il résulte d’une conception différente de la vérité[6].

Dans sa démarche critique, la philosophie s’est appliquée à souligner les illusions qui peuvent accompagner l’observation des faits bien plus qu’à débusquer entre l'expérience et la pensée les contradictions qui invalident cette dernière. L’idéalisme néo-platonicien (Plotin, 205-270) affirme la réalité des Idées qu'il oppose aux apparences (ou phénomènes[7]) que procure l'observation du monde : ainsi il dévalorise l'expérience.

Le négationniste peut s’appuyer sur ces traditions pour construire sa forteresse intellectuelle. La conversation avec lui est stérile : pour réfuter les faits qu’on lui oppose, il arbore le sourire entendu de l’initié. A vrai dire on se retient parfois d'argumenter avec lui : si l’on sapait sa doctrine, sa personnalité s’effondrerait. Il est aussi fragile que rigide.

Négationnisme et liberté de pensée

La liberté de pensée fait peur : si chacun est libre de penser ce qu’il veut, n'est-ce pas l’anarchie ? n’est-il pas préférable de consolider la société par l’adhésion de tous à une même doctrine ? 

Les êtres humains se distinguent les uns des autres par leur maturité, leur situation sociale et leur tempérament. Notre représentation du monde évolue entre l’enfance, l’adolescence, l'âge adulte et la vieillesse ; notre position sociale détermine notre point de vue ; notre tempérament, passif ou actif, introverti ou extraverti, le colore. Mais si nous suivons la démarche expérimentale, c’est le même monde que nous observerons tous et dont nous parlerons ; si nous savons pratiquer le respect, chacun sera capable de comprendre comment sa « vue » du monde s’articule aux « vues » des autres : l’un des apports les plus précieux de la culture, de la lecture, est de nous accoutumer au voyage mental lors duquel on adopte, fût-ce transitoirement, le point de vue d’un autre. Ainsi la liberté de pensée, quand elle est associée au respect envers l'expérience, rassemble autour d'un même monde la diversité des points de vue particuliers entre lesquels s'entretient un dialogue. 

Le négationniste par contre se réclame de la liberté de pensée non pour réviser la doctrine à la lumière de l’expérience, mais pour pouvoir nier l’expérience au bénéfice de la doctrine. Or les doctrines, lorsqu’elles s'affranchissent de tout lien avec la réalité, peuvent être d’une extrême diversité (ainsi les religions semblent très différentes tant qu’on ne les relie pas au fonds commun de l’expérience humaine). Alors elles sont un facteur de division sociale, de guerre de religion comme d'affrontement idéologique. 


[1] Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, La Découverte 1987 p. 27

[2] « In der Größe der Lüge [liegt] immer ein gewisser Faktor des Geglaubtwerdens » ; cet allemand bizarre se traduit ainsi en bon français : « La taille du mensonge est un facteur de crédibilité » Adolf Hitler, Mein Kampf, Franz Eher Verlag 1933, page 252.

[3] Cf. Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Fayard 2000.

[4] Himmler avait organisé les SS comme un ordre de chevalerie. Leur devise était « Meine Ehre heißt Treue », « Mon honneur s’appelle fidélité ».

[5] Extrême droite et extrême gauche se rejoignent dans le même négationnisme

[6] « The theologians who declined, when invited, to look through Galileo’s telescopes, were certainly scholastics, and therefore already, as they thought, in possession of sufficient knowledge about the material universe. If Galileo’s findings agreed with Aristotle and St Thomas there was no point in looking through a telescope ; if they did not they must be wrong », « Les théologiens qui, lorsque Galilée les y invitait, refusaient de regarder dans le télescope, étaient des scolastiques : ils pensaient donc tout savoir sur le monde physique. Si les découvertes de Galilée étaient conformes à l'enseignement d'Aristote et de Saint Thomas, il n'était pas nécessaire de regarder dans le télescope ; et si elles ne l'étaient pas, elles étaient nécessairement fausses » Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge University Press 1991, vol. 2 p. 90.

[7] Φαίνω signifie paraître.