Ceux qui ne connaissent pas l'extrême droite la croient stupide. Or elle a
eu de grands talents comme Gobineau, Barrès et Maurras. Elle a une
métaphysique, celle de la terre et du sang, de la race qui s'incarne dans les
aïeux et se perpétue dans la descendance. Elle a un adversaire, la
République issue de la révolution française, les droits de l'homme, et plus
généralement toute pensée fondée sur le caractère universel de la nature
humaine.
Elle méprise les faits, l'expérience, et leur
préfère l'affirmation de ses valeurs : le
négationnisme lui est naturel. Elle est donc hostile à la méthode scientifique,
même si elle se sert de certains des résultats de la science. Elle veut que la
nation reste conforme à une image idéalisée et intemporelle ; toute nouveauté,
tout renouvellement lui semblent une décadence, toute immigration une souillure.
Elle aime, dans la religion, le facteur d'ordre social : dans l'attente de la
vie éternelle, chacun doit accepter son sort et rester à sa place, dans sa
classe, à l'unique exception des chefs que leurs qualités mettent au dessus de
la masse et qui sont destinés à la commander.
Dans son système, la liberté ne convient qu'aux
chefs ; l'égalité est un mensonge ; la fraternité n'existe qu'au sein de la
race, j'allais écrire de la meute. L'ensemble relève d'une philosophie sombre,
désespérée, parfois suicidaire, à laquelle la violence sert d'exutoire.
Même si elle se qualifie de
"nationaliste", l'extrême droite est une internationale ; ce qui fait
son unité, ce n'est pas son caractère national mais l'adhésion à une même
métaphysique. Les personnes d'extrême droite se comprennent mieux entre elles,
par dessus les frontières, qu'avec leurs compatriotes respectifs.
J'ai connu des personnes d'extrême droite intelligentes même si elles étaient
un peu marteau. Au début des années 50 l'abbé Potier, dans ses cours de
catéchisme au lycée Montesquieu de Bordeaux, faisait l'éloge du régime
"catholique" du général Franco. Certains de nos professeurs disaient estimer Salazar. J'ai à
la même époque entendu des notables regretter qu'Hitler n'ait pas parachevé
l'extermination des juifs. Quand j'ai vu des militants du FN défiler le 1er mai
en brandissant des portraits de Pétain, j'ai reconnu cette famille d'esprit et retrouvé cette ambiance.
* *
L'extrême droite n'est pas un mouvement protestataire, elle n'exprime pas une
mauvaise humeur superficielle. C'est un mouvement de pensée profond et
cohérent, qui entend construire la cité dont on trouve l'esquisse chez
Gobineau et Barrès. Il est d'origine française : il était naturel que le
pays de la Révolution fût aussi celui de la Réaction. Il a inspiré les
maîtres qui ont formé Mussolini et Hitler.
Sous Pétain, il a eu chez nous son
heure. Déconsidéré à la Libération il s'est tu un
temps, ne se montrant qu'à l'occasion des guerres coloniales. Mitterrand, dont
l'une des nombreuses facettes reflétait l'extrême droite, l'a remis en selle.
L'élection présidentielle fait revenir sous les feux de
l'actualité les
héritiers de Barrès et Maurras, Deloncle et Doriot, Vallat et Darquier de
Pellepoix, de Brinon et Darnand.
L'esthétique de l'extrême droite a séduit des
esprits d'une haute tenue intellectuelle. Ses premiers penseurs restaient dans
une certaine mesure capables de relativiser les idées qu'ils manipulaient, mais la pensée d'extrême droite se dégrade
inéluctablement lorsqu'elle passe de l'abstraction à l'action précisément
parce qu'elle refuse les enseignements que l'action apporte. Le "culte du
moi" (Barrès), la préférence accordée à l'affirmation sur
l'expérience, lui interdisent en effet de s'affiner et s'enrichir par la
pratique. L'agitateur d'extrême droite, violent et convaincu d'avoir raison, est
bien armé pour réussir un coup de main mais mal outillé pour gouverner. Son
arrivée au pouvoir est une malédiction pour le pays qu'il séduit ou
soumet.
Il ne faut pas sous-estimer l'extrême droite :
toute action suscitant une réaction, il est naturel que l'évolution des
institutions politiques vers la démocratie, évolution en cours et qui comporte
beaucoup d'ambiguïtés, ait suscité un mouvement de sens contraire auquel elle
fournit des arguments. Étudier les idées de l'extrême droite permet de
mieux savoir pourquoi nous voulons la démocratie, comment nous pouvons la
construire, quels travers elle doit éviter. Construire la démocratie demande
une réflexion, une méditation patiente sur notre histoire et nos
valeurs. Je me méfie des indignations généreuses, des émotions à fleur
de peau, des idées toutes faites, qu'elles soient colorées "de
gauche" ou "de droite". La personne de Jean-Marie Le Pen m'est
insupportable mais nous devons aller aux racines de la pensée qu'il véhicule
pour la bien comprendre et mieux l'extirper, y compris dans nos propres
réflexes.
Lecture recommandée : Zeev Sternhell, La France entre nationalisme
et fascisme, trois volumes, Fayard 2000
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