La « political correctness »
est aujourd’hui une maladie mentale épidémique. L’ensemble de ses manifestations
constitue un syndrome : nous le désignerons par l’acronyme SCP.
Ses symptômes se situent tous
dans le langage : le langage du malade est déformé et tout énoncé en langage
naturel provoque chez lui une réaction allergique.
Il transforme le français pour
éviter tout ce qui pourrait paraître désobligeant. L’allusion à une éventuelle
différence entre les cultures, les sexes ou les moeurs est proscrite car elle
risque de sembler condescendante. Il convient par exemple de supprimer en
français le genre neutre : comme il prend la forme du masculin, il pourrait
blesser l’éventuelle susceptibilité de certaines dames.
Ces précautions se paient par
un alourdissement de la syntaxe (« celles et ceux »), des périphrases
(« personne à mobilité réduite », « mal entendant »), des néologismes
(« écrivaine », « professeure »). Certains mots sont bannis : « nègre » n’est
admissible que si le locuteur est noir, mais on tolère « black » car
il bénéficie
en France des prestiges de l’anglais.
Un parler des plus fins, né
chez les paysans et poli à la cour des rois (voir
Notre langue maternelle),
s’est ainsi dégradé en une novlangue.
La déformation varie selon la place du locuteur sur l’éventail politique : le
SCP « de droite » n’est pas le SCP « de gauche ». Cependant, alors que la droite
respecte les institutions et pouvoirs établis qu’elle tend à conserver,
les prétentions intellectuelles de la gauche ont conféré à sa novlangue un
caractère plus systématique et donc plus virulent.
Le malade qui parle la
novlangue, étant « branché », estime que ceux qui ne la parlent pas sont des
« ploucs ». Tenez-vous des propos nuancés à propos du conflit entre Israël et la
Palestine, des relations entre patron et salarié ? Le malade n’y entendra que le
mot qui déclenche son allergie. Celui qui parle la langue naturelle, qui appelle
un chat « un chat », qui dit « aveugle » au lieu de « non voyant », le
scandalise. Son propos sera soumis à une grille de lecture féconde en
contresens et le malade instruira contre lui des procès d’intention. Une
psychanalyse sauvage, mais d’autant plus violente, repérera dans ses phrases des
« lapsus significatifs ». Alors qu’il convenait de dire « jeune » pour parler de
ceux qui incendient des voitures, vous avez dit « voyou » : vous
êtes donc un raciste
et vos propos sont « nauséabonds ».
C’est que le malade ne cherche
jamais à comprendre ce que vous voulez dire. Excité par le mot tabou comme le
taureau l’est par une cape rouge, il fonce pour défendre une cause que vous
n’aviez jamais songé à attaquer. Vos dénégations seront vaines : vous avez
révélé le penchant profond de votre cœur, vous vous êtes démasqué : au fond, et quoi que
vous puissiez prétendre, vous n’êtes qu’un macho, qu’une féministe, qu’un
gauchiste, fasciste, homophobe, homosexuel, antisémite, arabophobe etc. ; ou
encore qu’un ingénieur, qu’un littéraire, qu’un technicien, fonctionnaire,
ouvrier, patron, épicier etc. Pour vous enfermer dans une catégorie qu’il estime
péjorative, le malade fait flèche de tout bois.
La détérioration de son
vocabulaire entraîne ainsi celle de son raisonnement qui, au rebours du
discernement, s’appuie volontiers sur des concepts valises : « patronat »,
« pouvoir », « salariés » etc. Sa sensibilité, à vif, refuse les comptes rendus
de l’expérience : si quelqu’un évoque un fait dont les concepts valises ne
peuvent pas rendre compte – et il en existe naturellement beaucoup –, il crie au menteur.
Le malade se rattache ainsi à la
tradition métaphysique très ancienne qui attribue plus de consistance aux idées
(ou à l’image des idées) qu’aux êtres concrets et existants. Tout comme le
négationniste, il méprise l’expérience (voir
Histoire du négationnisme en
France).
La vérité, pense-t-il, réside non dans le compte rendu des faits ni dans ce que
révèlent les sens – il les croit trompeurs – mais dans une gnose à laquelle il a
été initié par une source qu'il croit sûre mais qui n'est que médiatique et donc
très superficielle.
Ce qui importe n’est pas en
effet
ce dont on parle, mais la façon dont on en parle et, plus précisément, l’opinion
que les autres peuvent se forger sur soi à partir de la façon dont on en parle.
Le SCP est un phénomène essentiellement médiatique (voir
Le triangle médiatique). Parlant sous le regard d’autrui, le malade anticipe l’image de
soi que ce regard va alimenter. Il est alors bien naturel qu’il brise une langue
que ses créateurs avaient formée, dans un esprit pratique, pour désigner les
choses et les êtres avec lesquels ils étaient en relation, les outils de leur
action comme les obstacles qu’elle rencontrait. Il a fallu que la menace de la
pénurie s’écarte, que le bien-être matériel se répande (mais non, certes, le
bien-être mental), pour que la priorité soit non plus d’agir pour survivre mais
d’obéir à la pression qui enjoint à chacun d’exhiber une belle âme et un bel
esprit, ou du moins une âme et un esprit conformes à la mode.
L’attention se concentre alors sur
l’image que les autres émettent et que l’on juge, sur l’image que l’on émet
soi-même et que les autres jugent. L’univers de ces images est chatoyant,
fascinant, mais à celui qui attend la leçon des choses il paraît étrangement
vide : il lui manque la profondeur sans limites du monde de la nature.
L’action – car même si l’on ne pense qu’à l’image, inévitablement on agit – se
dégrade en activisme : elle n’a pas pour but de changer le monde, fût-ce à la
minuscule échelle de la vie quotidienne et personnelle, mais de conforter
l’image de soi.
Il est bien naturel aussi que
les médias eux-mêmes, presse et télévision, jouent le rôle d’initiateur de la
gnose, de catalyseur du phénomène, d’accélérateur de l’épidémie, puisqu'ils sont
des vecteurs de l'image. Un langage
aussi contourné et convenu ne se répandrait pas si les hommes
politiques, les journalistes, les autorités que le petit écran consacre ne lui
apportaient pas leur caution en l’utilisant.
* *
Au fond du culte de l’image, du
refus de l’expérience des choses et des êtres, se devinent la haine de soi et la
peur devant le destin humain. L’exemple vient de personnes du plus haut talent :
Flaubert (1821-1880) a ainsi partagé avec les autres écrivains français du XIXe siècle,
tous bourgeois comme lui, la « haine du Bourgeois ». Ils ne voyaient dans leur
classe sociale, donc en eux-mêmes, que la médiocrité, la platitude, la sottise
qui dans Madame Bovary étouffent le désir de vivre de l’individu.
Ils avaient la nostalgie
d’époques aventureuses qui n’ont existé que dans leur imagination. Stendhal,
dans La Chartreuse de Parme, idéalise magnifiquement la campagne d’Italie
conduite par Bonaparte,
alors que le témoignage de Paul-Louis Courier en révèle le caractère sordide. Flaubert,
dans Salammbô, invente une société où triomphe l’instinct puissant des
barbares – mais la vie quotidienne à Rome et à Carthage était, comme toute vie quotidienne,
inévitablement soumise à la platitude du répétitif - une platitude dont,
contrairement à nos romantiques, les sages chinois ont su goûter la saveur
(voir Éloge de la fadeur).
Quant
aux rêveries sur le Moyen-Âge dont Chateaubriand a
tant regretté d’avoir lancé la mode, il suffit de lire
La société féodale
de Marc Bloch pour leur tordre le cou.
La haine de soi est le fruit
de ces époques de transition économique et sociale où l’identité de la personne est
soumise à une torsion pénible, où les repères semblent avoir disparu. L’individu
égaré et souffrant, n’ayant pas confiance dans sa capacité à agir, se réfugie
dans un monde imaginaire. Mais si ce monde présente moins de résistance que le
monde de la nature, il n'offre aucun point d’appui.
La haine de soi culmine dans le
refus du destin humain, dans la peur devant la décrépitude et devant la mort qui en
clôt la perspective. D’où de dérisoires efforts pour rester jeune en apparence,
pour détourner son regard de l’échéance détestée. D’où, lorsqu’elle approche
enfin, le naufrage dans l’aigreur et l’amertume.
* *
Comme le SCP se manifeste dans
et par le langage, il entretient un rapport étroit avec une autre pathologie, le
syndrome de la correction culturelle (SCC). Le signal que l’on émet par le
langage, l’habillement, la coiffure, le maintien, et par ces prolongements du
corps que sont le logement et la voiture, transporte l’image de soi. La pression
qu’exercent les signaux que l’on reçoit en retour incite au conformisme, fût-ce
le conformisme de la « liberté » - car ne pas porter de cravate est,
dans certains
lieux et à certains moments, tout aussi obligatoire que d’en porter une dans
d’autres lieux et à d’autres moments.
Dans certains milieux il est
culturellement correct pour un adolescent de ne jamais lire, de rater ses
études, de faire la fête aussi souvent que possible :
une population peut s'effondrer dans le contentement de soi.
Dans d’autres milieux il
convient avant tout d’être original, de fuir la banalité. Vous
aimez Schubert ? Comme c’est banal ! Les blasés préfèrent la nouveauté, fût-elle
fallacieuse, au rappel lassant d’une vérité simple. J’ai entendu un
universitaire des plus distingués s’exclamer devant un cercle admiratif « le bon
sens, c’est vulgaire ! » - ses articles, ses livres se tiennent loin de
cette vulgarité-là au point d'être incompréhensibles.
Tout comme le SCP, le SCC est
superficiel. J’ai dans mon bureau une reproduction du tableau de Frans Hals où
l’on voit Descartes vêtu, selon la mode de 1640, en noir avec un rabat blanc. Un
collègue, de ceux qui « pour indiquer sans doute l’infini de leurs aspirations,
n’ont jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux »,
m'a dit un jour avec un mépris infini « tout ça, c’est de la curaille ». J’ai finalement
compris ce que voulait dire cet imbécile : le costume de Descartes ressemble un
peu à l’habit des frères des écoles chrétiennes… celui qui cultive sa propre
apparence classe les autres selon leur seule apparence.
La correction culturelle est
menteuse. « Je suis contre toutes les formes de censure », dit un Jack Lang
débordant d’autosatisfaction. Mais qui protégera notre tranquillité d’esprit si
l’on permet à des pornographes de chatouiller à temps et contretemps nos organes
génitaux ? « La vie humaine est sacrée », s’exclame un Robert Badinter
visiblement satisfait d’occuper une position inexpugnable (voir
A propos de
la peine de mort). Mais s’il est facile de se donner bonne conscience en
supprimant la peine de mort, quand se souciera-t-on de la façon dont sont
traités les détenus ?
* *
La meilleure réponse au SCP,
c’est l’indifférence. Comme vous vous intéressez aux choses et aux êtres, comme
vous en parlez de la façon la plus simple et la plus claire possible, vous
êtes la cible d'insultes et de procès d’intention : « Menteur ! Antisémite !
Gauchiste !
Fasciste ! etc. » – il faut les empocher, mettre son mouchoir dessus et
suivre
son chemin. Le pouvoir du SCP, comme celui du terrorisme, ne réside que dans
l’attention qu’on lui accorde.
Certes il est agaçant et
certains sont tentés de lui répondre par des provocations qui, prises à la lettre,
sont effectivement antisémites, homophobes etc. Céder à cette tentation
serait lui faire une concession. Il faut tourner son regard vers le monde et ne
pas se soucier de l’image que l’on présente aux autres – ou plutôt, faire en
sorte que cette image n’attire pas l’attention. Si l’on a des choses nouvelles à
dire, un point de vue à exprimer, il faut utiliser la langue la plus pure, la
plus classique, la plus simple.
On se trouve alors en compagnie
de personnes qui, comme Montaigne et Pascal en philosophie, comme Degas et Klee
en peinture, comme Roussel en musique, ont dégagé devant la parole, le regard,
la perception du temps, des perspectives libératrices. La conquête de la vérité
fait éclater les cadres convenus. Lorsque Mme Grandet avoue sa vérité à Lucien
Leuwen, la page du livre semble s’illuminer : « Je mourais d’ambition et
d’orgueil. Me voyant extrêmement riche, le but de ma vie était de devenir une
dame titrée, j’ose t’avouer ce ridicule amer. Mais ce n’est pas de cela que je
rougis en ce moment. C’est par ambition uniquement que je me suis donnée à toi.
Mais je meurs d’amour… »
Comme le monde est inépuisable,
sa conquête n’est jamais achevée. La pensée libératrice d’hier a bâti les murs
de la prison mentale d’aujourd’hui : les héritiers des pionniers ne sont pas les
académiques qui copient leurs procédés, mais ceux qui poursuivent indéfiniment
la conquête du monde. Il faut d’abord pour cela le regarder en face et donc
assumer la perspective de la décrépitude et de la mort : celui qui assume une
telle
perspective a d'autres choses à faire, d'autres priorités que de soigner son image.
Que faire lorsqu’on est
confronté à une personne atteinte du SCP ? Il faut éviter de la provoquer.
Utiliser un langage correct, châtié, l’intimidera un peu et la calmera. Si
malgré tout l’allergie se déclenche, il faut laisser la crise suivre son cours
(on n’y peut rien), mais protester fermement devant les contresens et procès
d’intention. On peut aussi utiliser l’arme du ridicule, à laquelle le patient est très
sensible. Si rien n’y fait, on ne peut que rompre la conversation et mettre son
mouchoir au dessus des insultes qu’il a fallu subir…
* *
A la charnière des XIXe
et XXe siècles, Freud a diagnostiqué et soigné l’hystérie et la
névrose. S’il avait vécu aujourd’hui, il aurait sans doute diagnostiqué et soigné
la correction politique et culturelle.
Ces deux familles de
pathologies, différentes dans leurs manifestations, n’ont-elles pas une origine
semblable ? On peut les rattacher en effet à une modification rapide des
rapports sociaux, dont les conséquences sont insupportables, impensables.
Celle du début du XXe
siècle a abouti à un sacrifice humain, à deux guerres qui ont presque détruit
l’Europe. A quoi aboutiront la névrose, l’hystérie de notre temps ?
La sexualité, certes, n’est
plus refoulée aujourd'hui : au contraire, elle s’exhibe de façon oppressante. Ce que le politiquement
correct, le culturellement correct refoulent avec violence, c’est la conscience
que nous avons du futur qui nous attend, qu'il s'agisse de l'individu ou de la
société entière. Nous préférons aller à l’aveuglette
vers la catastrophe, comme ces gens à qui l’on bande les yeux avant de les
fusiller.
Ne vaudrait-il pas mieux la
regarder en face et s’appuyer sur les ressources de l’intelligence pour la
conjurer ?
Ce concept englobe l’ouvrier qui a « monté son entreprise », l’inspecteur
des finances qui a pantouflé à la tête d’un grand groupe, le fils de famille
que l’on a casé dans une fédération du MEDEF, le prédateur et
l’entrepreneur.
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