C’est ma mère qui m’a appris à
parler et à lire le français. Elle n’a pas fait d’études mais elle s’exprime
bien. Elle aime qu’un livre soit « bien écrit » ; les auteurs qui
« écrivent bien » selon son goût sont, entre autres, Balzac, Colette et Proust.
Il ne lui est pas venu à l’idée
d’adapter sa langue au goût du jour : jamais une expression comme « mal
entendant » ou « mal voyant » n’a souillé ses lèvres. Notre famille compte
malheureusement des sourds et des aveugles et ma mère dit « sourd », « aveugle »,
sans que cela ne blesse personne.
Sachant sans l’avoir appris à
l’école qu’en français le genre neutre prend la forme du masculin, elle dira
« Colette est un grand écrivain ». Dire « une grande écrivaine », ce serait
affaiblir l'affirmation en rangeant Colette au premier rang non plus parmi les
écrivains, mais seulement parmi les femmes qui ont écrit.
Si ma mère donne comme tout le
monde le titre de « directrice » à la personne qui dirige l’école primaire, elle
ne décline pas au féminin, quand elles sont tenues par une dame, les fonctions
de directeur dans une entreprise ou une administration, ni celles de procureur
de la République, de ministre ou de juge.
Ayant assuré, pour le moins,
une moitié des fonctions du chef de famille, ma mère n’a jamais eu besoin de
revendiquer une dignité que tous lui reconnaissent. Je crois donc que
lorsqu’elle entend à la radio quelqu'un commencer une phrase par « Françaises, Français ! » ou
par « celles et ceux », elle cesse tout simplement
d’écouter.
On a cru bien faire en
changeant programmeur en « développeur », instituteur en « professeur des
écoles ». Ce procédé, qui prétend combattre le discrédit dont souffre une
profession, le rend en réalité plus visible à la façon de ces maladroits qui
étalent une tache au lieu de l'effacer. Ma mère, ayant toujours respecté les instituteurs, ne conçoit
pas pourquoi il faudrait les nommer autrement. Si j'utilisais une de ces
expressions convenues elle s'inquièterait pour ma santé mentale.
* *
C’est par respect pour ma mère,
et pour la langue qu’elle m’a enseignée, que je me refuse à parler le langage
« politiquement correct ». J’accepte bien sûr le vocabulaire technique et les néologismes
utiles, mais que l’on ne compte pas sur moi pour écrire précautionneusement « il
ou elle », ni pour m'encombrer de l'astuce - plus légère à l'oreille mais
fatigante pour l'attention du lecteur - qui consiste à recourir au féminin une
fois sur deux. Le français permet d’ailleurs, avec le mot « personne », de mettre
une phrase au féminin sans pour autant violer notre langue maternelle.
Si un jour je me fais réprimander par un partisan de la correction politique, je lui dirai de
s’adresser à ma mère, seule autorité que je reconnaisse en matière de langage. S’il
parvient à la convaincre de dire « la juge », « la ministre », « la procureure », « une écrivaine »
ou encore « un technicien de surface », alors je
serai convaincu moi aussi.
Il ne faut pas prendre pour
maître de langue un journaliste, un politique ni un fonctionnaire d'autorité.
Ils croient, les pauvres, conforme à la dignité de leur fonction de parler comme
des marionnettes.
Peut-être faut-il même éviter
de prendre pour maître les professeurs de français : notre langue n'est pas
l'affaire des savants ni des institutions, quelle que soit leur légitimité ;
elle est quotidienne, intime et charnelle, chaude comme le lait et douce comme
les mots d'amour qui nous ont nourris. |