Qualité du langage
16 juillet 2002
Mon petits-fils, qui a douze
ans, m'a dit d’un animal infirme « c’est un chien mal entendant ».
Outre cette expression politiquement correcte, son vocabulaire comporte des termes comme « c’est cool » ou « je flippe ».
Ainsi va notre langue.
Certes on dit sourd pour parler de celui qui est totalement sourd,
que l'on distingue du mal entendant qui souffre d’une surdité partielle. Mais on dit
non voyant
pour un aveugle, trisomique pour un mongolien, apprenant
pour une personne en formation, mis en examen pour un inculpé ; le masseur est devenu
kinésithérapeute,
l’instituteur professeur des écoles, le balayeur technicien
de surface, le programmeur développeur, le chef de gare
dirigeant d'unité opérationnelle, les nomades
gens du voyage . L’addition de ces néologismes fait apparaître leur racine :
il s’agit de gommer des connotations que l'on estime désobligeantes. Guy Bedos, qui a compris le procédé,
propose de dire mal
comprenant à la place de « con », terme des plus fréquents dans la
langue orale mais tabou dans la langue écrite.
On dit que certaines de ces
innovations apportent une précision (comme la nuance entre sourd
et mal entendant) ou reflètent un changement (le kinésithérapeute accomplit d’autres actes que le
masseur). Mais on aurait pu
dire que la profession de masseur a évolué et garder le terme. La
discrimination raciale a-t-elle d'ailleurs diminué aux États-Unis depuis que l’on dit
Afro American au lieu de « black » ?
L’instituteur, auréolé de la gloire des hussards noirs de la République,
a-t-il amélioré son image en devenant professeur des Écoles ? Lionel Jospin a décidé de supprimer le
genre neutre, soupçonné de partialité masculine ; mais l’égalité de
principe entre femmes et hommes a-t-elle progressé depuis que l'on dit « la
ministre », « la juge », « l’écrivaine » etc. ?
Devra-t-on dire aussi « la chauffarde » ? Nos amis américains parsèment
leurs textes de « he or she » pour montrer qu’ils parlent aussi
volontiers d’une femme que d’un homme ; parfois, pour simplifier, ils
mettent tout leur texte au féminin. On aimerait qu’ils fussent libres de concentrer leur
attention sur ce qu’ils ont à dire plutôt que de prendre ces précautions
qui fatiguent l'attention du lecteur.
Ces néologismes, au lieu de supprimer la connotation désobligeante associée à une
couleur de peau, un sexe, une profession ou une infirmité, la soulignent.
Prendre tant de précautions pour affirmer l’égalité entre les hommes et les
femmes, c’est admettre qu’elle ne va pas de soi. Modifier le nom d’une
profession, c’est reconnaître qu’elle est déconsidérée. Je préfère
Senghor qui, avec le néologisme « négritude », a affirmé l’identité culturelle de l’Afrique
noire : au lieu de prendre le mot « nègre » pour une insulte, il proclame la dignité de celui que ce mot qualifie.
On ne supprime pas les connotations
désobligeantes en changeant
un mot, car les mêmes connotations ont tôt fait de s'accoler au mot nouveau. Refusons ces néologismes
ridicules et surtout
combattons le mépris, la dureté de cœur qu'expriment les connotations
désobligeantes. Si nous respections comme il se doit les personnes, nous
n'éprouverions pas le besoin de démolir notre langue qui, elle aussi, mérite le
respect.
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- J’ai parlé ailleurs des faux
amis qui défigurent l’informatique. Le sabotage systématique d’un
vocabulaire professionnel montre que cette corporation déguise ses procédés
pour ériger une barrière à l’entrée. De même, les médecins ont
longtemps utilisé le latin de cuisine
dont s’est moqué Molière, « Clysterium donare, postea seignare,
ensuitta purgare » (Le malade imaginaire, 1673).
Parmi les ingénieurs, l'usage veut que l'on
préfère au mot juste un terme abstrait que l'on croit plus digne. On dit technologie au lieu de technique (l'expression nouvelles
technologies désigne de nouvelles techniques),
problématique au lieu de problème ou de difficulté, méthodologie au lieu
de méthode, classification au lieu de classement, codification au lieu de
codage etc. Ces enflures sont des signes de reconnaissance : celui qui
utilise le mot juste montre qu'il n'appartient pas à la corporation et se
fait bizuter.
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- Lorsque l’on cherche à
masquer les choses en leur substituant une image, la réalité revient parfois
en force : le kiné n’a pas plus de prestige que le masseur, le trisomique
n’est autre que le mongolien, le mis en examen n'est pas moins soupçonné
que l’inculpé. D'autres fois le masque fonctionne au prix d’une incompréhension, comme lorsqu’un
médecin utilise un mot « savant » dont l’étymologie est opaque
pour ceux qui ne connaissent pas le grec. Alors la communication ne fonctionne
plus, la langue elle-même
est détruite.
Ces prétentions, ces complications sont des symptômes de la fragilité de notre société. Les sensibilités sont
à vif, le courage est rare, l'image protège du contact avec les faits. On n’ose plus appeler un
chat « un chat » : on
craint qu'il ne vous saute aux yeux toutes griffes dehors, insulté par la seule
mention de son espèce.
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