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Qualité du concept d'"ordinateur"

15 décembre 2000

Quelle est la qualité descriptive et explicative du concept d’" ordinateur " ? Correspond-il à la réalité historique à laquelle nous confronte l’histoire de l’informatique, ou bien oriente-t-il notre intuition vers des images fallacieuses ?

A tout concept est attaché un mot, et à tout mot sont attachés d’une part une image centrale, qui sert de pivot au concept, et d'autre part un faisceau de connotations évoquées par cette image. On peut donc se demander, lorsque l’on examine un concept, d'abord si le pivot est bien placé, c’est-à-dire si l’image qu’évoque le mot dans l’esprit correspond bien à la réalité historique et pratique qu’il s’agit de décrire ; ensuite, si les connotations sont correctes, autrement dit si les associations d’idées que le mot suggère sont de nature à enrichir sa compréhension ou au contraire à égarer l’imagination sur de fausses pistes.

L’informatique abonde en faux amis, au sens où l’on dit qu’un mot anglais a un " faux ami " en français. Le mot " ordinateur " est un faux ami, tout comme les mots " virtuel ", " objet ", " langage ", " numérique ", " intelligence artificielle ", "information" et "donnée" ; en anglais, " computer " est lui-même un faux ami. Bien sûr nous continuerons à utiliser ces mots car il faut se conformer à l’usage, mais nous aurons soin de remplacer leurs connotations malencontreuses par d'autres, plus exactes.

Le mot " informatique " construit en 1962 par Philippe Dreyfus, ingénieur chez Bull, à partir d'une contraction des mots " information " et " automatique " pour traduire l’anglais " computer science ", me paraît par contre sans reproche : il est même d’une qualité supérieure à celle de l’expression qu’il traduit. Je ne partage pas sur ce point l'opinion de Donald Knuth : "Computer science is known as "informatics" in French, German, and several other languages, but American researchers have been reluctant to embrace that term because it seems to place undue emphasis on the stuff that computers manipulate rather than on the processus of manipulation themselves" (Donald E. Knuth, Selected Papers on Computer Science, CSLI 1996, p.3). La terminaison "tique", qui connote vers "automatique", indique l'automate et donc, contrairement à ce que dit Knuth, le processus de traitement des données. Le mot informatique suggère l'utilisation de l'automate pour manipuler de l'information (et non des données). Or une donnée ne peut devenir une information qu'à condition qu'un être humain l'interprète : la présence de la racine "information" dans "informatique" suggère qu'il s'agit d'une coopération entre l'être humain et l'automate. L'ensemble des notions accumulées dans le mot "informatique" est beaucoup plus riche que la notion de "calculateur" qui est impliquée par "computer", même si on la complète par la notion de science comme dans "Computer science". 

"Computer"

Le mot " computer " signifie " calculateur ". Représente-t-il correctement le concept actuel d’ordinateur ? Non, car lorsque nous utilisons l’ordinateur pour faire du traitement de texte, du dessin, ou encore pour consulter le Web, les opérations que l’ordinateur exécute pour nous aider, même si elles sont comme on dit " numérisées ", ne relèvent pas essentiellement du calcul. Si la dénomination " computer " correspondait bien à la mission de l’ENIAC (calculer des tables pour aider les artilleurs à régler leurs tirs), elle ne décrit pas exactement la mission des ordinateurs qui l’ont suivi.

Computer : " A programmable electronic device that can store, retrieve, and process data. " (Merriam Webster’s Collegiate Dictionary)

" A general-purpose machine that processes data according to a set of instructions that are stored internally either temporarily or permanently. The computer and all equipment attached to it are called " hardware ". The instructions that tell it what to do are called " software ". A set of instructions that perform a particular task is called a " program " or " software program "."

Considérons maintenant le mot " ordinateur ". Il est élégant, mais c’est un faux ami peut-être plus dangereux que " computer ". En effet, selon l’étymologie (comme selon la connotation intuitive) l’ordinateur, c’est " celui qui met en ordre ". Or l’ordinateur que vous utilisez met-il en ordre vos affaires ? Non. C’est vous qui les mettrez en ordre si vous le décidez. Si vous n’y prenez garde, c’est plutôt un désordre inouï qui se créera sur votre disque dur… L’ordre vient de l’opérateur humain, non de la machine.

Ordinateur : En 1954, IBM voulait trouver un nom français pour ses machines, et éviter le mot " calculateur " (traduction littérale de " computer ") qui lui semblait mauvais pour son image de marque. Le latiniste Jacques Perret, professeur à la Sorbonne, fut consulté par François Girard, responsable du service promotion générale publicité d'IBM. Il proposa, dans sa lettre du 16 avril 1955, d'utiliser le terme " ordinateur " qui relevait du vocabulaire de la théologie :

"Cher Monsieur, que diriez-vous d'"ordinateur" ? C'est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l'ordre dans le monde (...) "Combinateur" a l'inconvénient du sens péjoratif de "combine", (...) "congesteur", "digesteur", évoquent trop "congestion" et "digestion". "Synthétiseur" ne me paraît pas un mot assez neuf pour désigner un objet spécifique, déterminé, comme le vôtre".

Voici les définitions d'"ordinateur" que l'on trouve aujourd'hui dans les dictionnaires :

" Machine capable d’effectuer automatiquement des opérations arithmétiques et logiques (à des fins scientifiques, administratives, comptables etc.) à partir de programmes définissant la séquence de ces opérations " (Dictionnaire Hachette).

" Machines automatiques de traitement de l'information permettant de conserver, d'élaborer et de restituer des données sans intervention humaine en effectuant sous le contrôle de programmes enregistrés des opérations arithmétiques et logiques. " (Quid)

Vers le bon concept

Si les termes que nous avons cités ci-dessus sont de faux amis, par contre les définitions ont du bon car elles mettent sur la piste de l’expression qui constituera un pivot conceptuel de bonne qualité, et dont les connotations ne présentent aucun danger.

Il ressort de ces définitions qu’un ordinateur, c’est essentiellement un " automate programmable ". Si nous avons cette expression à l’esprit chaque fois que nous prononcerons ou entendrons le mot " ordinateur ", nous ne ferons pas d’erreur. Encore faut-il, bien sûr, s’entendre sur le sens à donner à l’expression " automate programmable ".

Un automate, c’est une machine qui accomplit exactement, et dans l’ordre, les opérations pour lesquelles elle a été conçue. La liste de ces opérations n’est pas nécessairement écrite sous la forme d’un programme, elle peut tout aussi bien résulter de l’enchaînement d’une série d’actions mécaniques : ainsi le canard de Vaucanson savait picorer des grains de maïs, les broyer, les mêler à de l’eau et les rejeter : il imitait à merveille le véritable canard qui mange et qui rejette des excréments, sans pour autant bien sûr lui ressembler en rien du point de vue de l’anatomie.

Le métier Jacquard (1801) est un automate qui obéit à un programme, mais il ne sait accomplir qu’un type d’opération : le tissage. Il n’est donc pas " programmable " au sens plein du mot, puisque la liste des fonctions qu’il peut remplir automatiquement est limitée.

Il fallait oser mettre entre parenthèses toute application possible pour concevoir l’automate pur et absolu, qui peut obéir à tout type de programme pour commander l’exécution des opérations les plus diverses (elles seront exécutés par d’autres machines : hauts parleurs, écrans et imprimantes de l’ordinateur, bras articulés des robots, ailerons des avions en pilotage automatique, suspension et freins des automobiles etc.)

Cet automate absolu, c’est l’ordinateur. Il est essentiellement programmable ; on peut l’utiliser pour faire du traitement de texte, du dessin, du calcul, de la musique ; il est incorporé dans les équipements électromécaniques les plus divers, dans les machines-outils ; le programme se substitue, de façon économiquement efficace, aux montages mécaniques complexes qui étaient auparavant nécessaires pour commander l’exécution d’une série d’actions.

L’extrême souplesse que lui procure son caractère programmable ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’un automate : dans tous les cas, il exécute les instructions dans l’ordre où elles lui ont été données. Pour bien comprendre cela, il est utile de programmer ou tout au moins de lire l'excellent petit livre d’initiation " Karel the Robot " (cf. la bibliographie commentée) ; ce livre permet de comprendre (mieux : de "réaliser") ce qui se passe d'une part dans la tête du programmeur, d'autre part dans le processeur de l'automate.

Les autres faux amis

Nous avons cité plusieurs termes (" virtuel ", " objet ", " langage ", " numérique ", " intelligence artificielle ") que nous avons qualifiés de "faux amis". 

On trouvera des commentaires sur ces faux amis en suivant les liens que voici :

Virtuel

Langage

Objet

Numérique

Intelligence artificielle 

Cette fiche a suscité une réponse que vous trouverez ici

Voir aussi "Qualité du langage"