La question de lintelligence des ordinateurs
15 décembre 2000
"These machines have no common sense; they do exactly as
they are told, no more and no less. This fact is the hardest concept to grasp
when one first tries to use a computer" (Donald E. Knuth, The Art of
Computer Programming, Addison Wesley 1997, volume 1, p. v)
Parmi les fausses questions que conduit à se poser un concept mal
bâti, se trouve la fameuse question de l" intelligence " des
ordinateurs.
La plupart des ingénieurs qui conçoivent les ordinateurs font une
distinction précise entre lordinateur et lêtre humain. L'ordinateur a une
mémoire parfaite (et aussi volumineuse que lon veut), une vitesse de calcul
élevée, une grande discipline dans lexécution de tâches répétitives, une
totale insensibilité à la fatigue. Par contre il a besoin de recevoir des consignes
précises et exactes : si le programme contient une erreur de frappe ou de syntaxe,
il ne saura pas la corriger et sarrêtera (ou commettra une erreur).
Lordinateur ne sait pas réaliser des choses que l'être humain
apprend à faire lors des premières années de sa vie : il ne comprend pas le
langage humain ordinaire, avec ses allusions et ses connotations. Il ne sait pas faire la
synthèse dun ensemble de faits et en tirer la conclusion. Il ne sait pas prendre de
décision. Il na pas dimagination. Si lon a limpression quil
sait faire tout cela, cest que lon commet une erreur classique : celle
qui consiste à dire " lordinateur calcule " quand on utilise
lordinateur pour faire un calcul, ou que "l'ordinateur décide" quand on
l'utilise pour aider la décision. En fait ce nest pas lordinateur qui
calcule, mais lutilisateur qui se fait aider par lordinateur pour calculer.
Les écrivains de science fiction, les cinéastes, créent un monde
imaginaire ; il leur est facile dy doter les ordinateurs de facultés
extraordinaires, comme la fait Stanley Kubrick dans 2001 : odyssée
de lespace, ou de mettre en scène des robots qui se comportent comme
des êtres humains. Ils sculptent ainsi un
imaginaire fallacieux.
Certes chacun est libre dimaginer quun jour les ordinateurs
pourront avoir toutes les facultés quun être humain a héritées de quatre
milliards dannées de vie, de trois millions dannées dhumanité. Mais
on peut aussi imaginer quil existe, entre lautomate programmable quest
lordinateur et lêtre humain, une différence essentielle. Admettons que le
choix entre ces deux hypothèses soit indécidable et remettons-nous à la pratique
pour décider laquelle est la plus efficace : dans le monde daujourdhui,
dans notre relation avec linformatique, quelle est la meilleure des deux
hypothèses, la plus féconde ? il me paraît clair que cest la seconde.
En effet, nous devons pouvoir penser la relation entre lêtre
humain et lordinateur, puisque cette machine est devenue notre outil de travail
quotidien. Et si notre imagination samuse à confondre leurs facultés, comment
pourrons-nous penser cette relation et lorganiser ? On ne peut pas penser la
relation entre deux êtres " au fond " identiques. On ne peut penser
de relation quentre des êtres différents, et qu'à partir du moment où
l'on pense cette différence.
Il arrive souvent, observons-le, que lon croie devoir
fusionner sous un même concept des êtres qui entretiennent une relation forte en disant
" tout cela cest pareil, puisquils sont en forte
relation ". Cest une erreur : il faut les distinguer pour pouvoir
décrire la façon dont ils sarticulent.
Les philosophes saisis par la modernité ont pris avec une légèreté
coupable le relais des écrivains de science fiction. Ainsi Michel Serres :
" Aujourdhui notre mémoire est dans le disque dur. De même, grâce au
logiciel, nous navons plus besoin de savoir calculer ou imaginer. Lhumain a la
faculté de déposer les fonctions de son corps dans les objets. Et il en profite pour
faire autre chose. " Ou encore Pierre Levy : " Tout autant que la
recherche utilitaire d'information, c'est la sensation vertigineuse de plonger dans le
cerveau commun et d'y participer qui explique l'engouement pour Internet. Naviguer dans le
cyberespace revient à promener un regard conscient sur l'intériorité chaotique, le
ronronnement inlassable, les banales futilités et les fulgurations planétaires de
l'intelligence collective. L'accès au processus intellectuel du tout informe celui de
chaque partie, individu ou groupe, et alimente en retour celui de
l'ensemble. "
Dautres, comme Neil Postman, sont plus nuancés, plus prudents et
sans doute plus raisonnables : " Il est sous-entendu que lordinateur
a une volonté, des intentions, des raisons - ce qui signifie que les humains sont
délivrés de toute responsabilité à légard des décisions de lordinateur.
Par une curieuse forme dalchimie grammaticale, la phrase " Nous nous
servons de lordinateur pour calculer " en vient à signifier
" Lordinateur calcule ". Si un ordinateur calcule, alors il peut
décider de se tromper ou de ne pas calculer du tout. Cest ce que veulent dire les
employés de banque quand ils vous disent quils ne peuvent pas vous indiquer combien
vous avez sur votre compte en banque, parce que " les ordinateurs sont
plantés ". Cela sous-entend, bien sûr, que personne dans la banque nest
responsable. "
Pour progresser dans lutilisation de lordinateur, il faut
se rappeler quil sagit dun " automate
programmable " ; il obéit à la lettre, sans initiative ni
interprétation, aux ordres qui lui sont donnés ; il apporte à lêtre humain
une aide précieuse, mais bien délimitée. Lexpression " assisté par
ordinateur ", que lon utilise pour le dessin, la gestion, la conception
etc., a une portée générale : en tout et pour tout, lordinateur nous assiste ;
les utilisations les plus intelligentes de linformatique sont celles qui cultivent
cette relation entre lordinateur et nous, en partant d'une claire conscience de la
différence qui nous sépare de lui.