Karl Popper et le pari de Turing
26 juillet 2002
Dans un article publié en 1950 et qui a eu une
immense influence,
Alan Turing a soutenu qu'il était possible de concevoir une expérience
prouvant que l'intelligence de l'ordinateur ne pouvait pas être distinguée de
celle d'un être humain. Le pari de Turing a éveillé l'ambition de
l'intelligence artificielle.
Pour pouvoir répondre à la
question « est-ce que les machines peuvent penser ? », il faut bien sûr faire
abstraction de l’apparence physique. Turing propose donc d’y répondre en jouant
au « jeu de l’imitation » qu’il définit ainsi :
« On y joue à trois :
un homme (A), une femme (B) et un examinateur (C) de l’un ou l’autre sexe.
L’examinateur se tient dans une pièce à part, séparé des deux autres
personnes. Le but du jeu est de faire décider par l’examinateur qui est
l’homme et qui est la femme. Il désigne les deux joueurs par les lettres
X et Y et à la fin du jeu il dit soit "X est A et Y est B", soit
"X est B et Y est A" (…) Que va-t-il se passer si une machine prend
le rôle de A dans ce jeu ? L’examinateur se trompera-t-il plus souvent que si
le jeu est joué avec un homme et une femme ? Ces questions remplacent la question initiale, "est-ce que les
machines peuvent penser ?" (…) Je crois que dans cinquante ans
environ il sera possible de programmer des ordinateurs disposant d’une capacité
de stockage de 109 et de les faire jouer tellement bien au jeu de
l’imitation qu’un examinateur moyen n’aura pas plus de 70 chances sur cent
de faire une identification exacte après cinq minutes d’interrogation. (…)
La seule preuve satisfaisante que l’on puisse donner pour cette hypothèse,
c’est d’attendre la fin du siècle et de faire alors l’expérience que
j’ai décrite.
»
Observons que le test est peu
exigeant : il ne dure pas plus de cinq minutes et le seuil d’efficacité est
modeste (l’examinateur doit prendre l'ordinateur pour un être
humain dans au moins 30 %
des cas). Il est donc audacieux de dire qu’une telle expérience, si elle
réussit, suffise pour
affirmer que des machines peuvent penser.
Quoi qu'il en soit,
Turing a formulé à la fois un pari et le test qui permet de le vérifier.
Nous pouvons faire maintenant le test, puisque la fin du siècle est passée. Certes l’ordinateur s’est révélé redoutable au jeu d’échecs ; mais
dans un travail aussi
« simple » que la traduction d’un texte littéraire il fournit un résultat tellement médiocre que l’examinateur moyen le distinguera
immédiatement du travail d’un traducteur humain. Si nous prenons Turing au mot,
nous pouvons donc dire que son pari a été perdu.
Mais ce serait là une réfutation
peu satisfaisante : quelqu’un d’autre pourrait prendre la relève et parier
de nouveau en fixant comme échéance la fin du XXIe siècle, ou du
troisième millénaire etc. Mieux vaut donc, pour
réfuter Turing, s'appuyer sur la définition de l’ordinateur qu'il fournit lui-même :
« On peut définir l’ordinateur en disant que cette machine est
destinée
à réaliser toutes les opérations qui pourraient être faites par un
calculateur humain. Un calculateur humain est supposé suivre des règles fixes dont
il n’a pas le droit de s’écarter en quelque façon que ce soit. On peut
supposer ces règles écrites dans un livre qui sera modifié chaque
fois que l'on affecte le calculateur à une nouvelle tâche. Il dispose pour
faire ses calculs d’une quantité illimitée de papier. Il peut aussi utiliser
une machine à calculer pour faire ses additions et multiplications, mais
c’est sans importance. Le “livre de règles” que notre calculateur humain
est censé utiliser est bien sûr une fiction commode. En fait les vrais
calculateurs humains se rappellent ce qu’on leur a demandé de faire. Si l'on veut faire imiter par une machine le comportement d’un calculateur
humain dans une opération complexe, on n’a qu’à demander à celui-ci
comment il fait, puis transcrire sa réponse sous la forme d’une table
d’instructions. Il est d’usage de nommer "programmation" la
construction des tables d’instruction. "Programmer une machine pour réaliser
l’opération A" signifie d’introduire dans la machine la table d’instruction appropriée
pour qu’elle fasse A ».
Si Turing définit ainsi
l’ordinateur, puis affirme par ailleurs qu’il sera difficile de distinguer au « jeu de l’imitation »
un ordinateur d’un être humain, cela
implique qu’il serait tout aussi difficile de distinguer un calculateur humain,
assujetti au respect de règles fixes consignées dans un cahier, d’un
être humain ordinaire qui, n’étant pas assujetti à de telles règles, est
libre de prendre des initiatives et de s’adapter à l’imprévu. Il s'agit alors de savoir si l’on considère
l'adaptation à l’imprévu comme quelque chose de négligeable
ou non : c’est tout le débat entre les écoles de pensée qui s’inspirent
de Jomini
et Clausewitz.
Il est possible de rédiger le cahier de règles de sorte
que le calculateur dispose de consignes lui permettant de faire face à une grande
diversité de situations (c’est ainsi que l’ordinateur peut jouer aux échecs), mais la typologie de
ces situations est nécessairement
finie
alors que l’imprévu potentiel que comporte le rapport d’un être humain au
monde est indéfini : et il faut bien que l'être humain sache « se débrouiller »
là où l’ordinateur (ou le calculateur humain, pur exécutant) ne disposera
plus de règles et ne saura donc plus que faire ou commettra des erreurs (c’est ce
type de difficulté que l’ordinateur rencontre en
traduction automatique). La plupart des êtres humains, ceux du moins qui n'ont
pas renoncé à vivre, éprouvent un grand plaisir lorsqu'ils sont surpris,
interloqués par une expérience qui, les confrontant à quelque chose d'inattendu, leur permet d'apprendre des choses nouvelles tout en exerçant leur
ingéniosité.
C’est le sens de la réfutation
de Turing par Popper :
« Turing a affirmé qu'il était impossible, par principe, de distinguer
les hommes des ordinateurs à partir de leurs activités observables (leurs
comportements), et il a défié ses adversaires de spécifier une activité
ou un comportement humain observable quelconque qu'un ordinateur fût, par
principe, incapable de réaliser. Mais ce défi est un piège intellectuel
: spécifier un type de comportement reviendrait à établir une spécification
pour la construction d'un ordinateur. En outre, si nous utilisons et
construisons des ordinateurs, c'est parce qu'ils sont capables de faire beaucoup
de choses que nous ne savons pas faire ; tout comme je me sers d'un crayon ou
d'un stylo pour calculer une addition que je suis incapable de faire de tête.
"Mon stylo est plus intelligent que moi", disait souvent Einstein.
Mais ceci ne prouve pas qu'il soit impossible de le distinguer de son
stylo. »
*
*
Turing fut un génie et aussi
un être humain dont les souffrances suscitent la compassion.
Il a contribué à la naissance de l'informatique, bouleversement dont nous
n'avons pas fini d'explorer les conséquences. Il est naturel que le témoin
d’un événement d’une telle importance ait du mal à en circonscrire la
portée.
Constatant la rapide croissance des possibilités de l'ordinateur, Turing a
extrapolé et il s'est trompé.
Les Grecs avaient découvert la
puissance de l'abstraction ; ils en ressentaient l’ivresse intellectuelle et
l’orgueil qui se lisent dans l’Anabase de Xénophon.
Platon a été jusqu’à affirmer que seules les idées sont réelles :
« l'idée de cheval est plus réelle que le cheval qui gambade dans le pré,
tout comme l'idée de cercle est plus réelle que le cercle que je trace avec un
compas ». L'idéalisme platonicien a inspiré
la philosophie de Plotin et de Saint Augustin, la théologie catholique, les
hommes de la Renaissance italienne et bien d'autres : ce n'est pas parce qu'une représentation est inexacte ou
incomplète qu'elle n'a pas d'impact.
Le pari de Turing a eu en
pratique des effets contrastés. Le parallèle entre le cerveau électronique et
le cerveau humain a suscité des recherches fécondes, mais les travaux en
intelligence artificielle ont donné des résultats décevants. L'inconvénient de
ce pari, c'est qu'en focalisant l'attention sur
l'intelligence de l'ordinateur et donc sur la similitude entre celui-ci et l'être
humain, il incite à ne pas se soucier de leurs différences :
or elles existent, comme le montre l’exemple de la traduction
automatique.
Quelles
sont nos priorités
aujourd’hui ? Est-ce de rêver à l’intelligence
que la machine, par hypothèse, pourra déployer dans quelques siècles ou
quelques millénaires, ou d’agir pour articuler au mieux les ressources
de l’automate programmable (l’ordinateur) avec ce que sait faire l’être
humain organisé dans l’entreprise (comprendre, expliquer, décider,
concevoir) ? Choisir la seconde réponse, c’est reconnaître que le pari de
Turing n’était pas pertinent. Turing a d'ailleurs été contredit par von
Neumann lui-même dès 1957.
Voir "la
question de l'intelligence des ordinateurs"
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