Commentaires sur :
Vincent Desportes, L'Amérique en armes,
Economica 2002
12 août 2002
La culture américaine accorde
l'hégémonie à l'entreprise. Cependant, pour comprendre cette culture, il est utile de
considérer son armée. Tout comme l’entreprise, l’armée est consacrée à l’action, mais sous sa
forme la plus urgente et la plus dangereuse ; c’est donc dans les
doctrines militaires que l’on rencontrera l’expression la plus pure, la plus
claire de la doctrine d’action d’une Nation, doctrine qui s’appliquera
ensuite dans tous les domaines et en tout premier dans l’entreprise, lieu géométrique
de l’action organisée.
L'étude de Vincent Desportes apporte d'utiles
enseignements sur la doctrine militaire américaine. Cette doctrine s’appuie
d'une part sur le Précis de l’art de la guerre (1838) du Suisse Antoine-Henri Jomini (1779-1869) et d'autre part sur Vom Kriege
(De la guerre, 1832) du Prussien Carl von Clausewitz (1780-1831). Ces
deux généraux avaient observé la stratégie de Napoléon, étudié celle de
Frédéric II de Prusse, et ils en avaient tiré les leçons. Rivaux sur le terrain
de la théorie, ils se sont beaucoup emprunté l’un à l’autre. Leurs théories
sont donc plus proches que les interprétations qui en sont données mais,
quand il s’agit d’évaluer une influence, l’interprétation qu'a reçue une théorie
a plus de poids que son contenu même. On peut ainsi associer les noms de Jomini
et Clausewitz à deux modèles contrastés.
Selon le modèle de Jomini,
tout problème est ramené à ses éléments rationnels puis traité de façon
scientifique. Jomini entend maîtriser l’art de la guerre en résumant ce
qu’elle a de complexe par quelques principes et axiomes évidents. Cela
satisfait le pragmatisme des Américains : culte de l’offensive,
concentration des masses au point décisif pour anéantir l’adversaire,
professionnalisation de la stratégie qui a pour but de gagner les batailles et
non de servir par les armes un projet politique. La guerre est un « job »
que la nation confie au militaire et que celui-ci exécute.
L’école qui se réclame de
Clausewitz ne répudie pas cette modélisation mais postule une continuité
entre la guerre et la politique, idée difficilement assimilable par le
pragmatisme américain. Et surtout elle insiste sur les conditions de
l’action, ces « incertitudes », ces « frictions », ce
« brouillard » que Jomini suppose négligeables mais qui en pratique
nécessitent un travail permanent d’interprétation, de synthèse, d'arbitrage.
Le modèle de Jomini, rationnel
et planificateur, incite à l’automatisation : les êtres humains exécutent
les ordres d'un automate pré-programmé qui, sur la base d’une information
claire et complète, établit de façon optimale le plan de leur action (ou, ce
qui revient au même, les êtres humains appliquent de façon mécanique et donc rapide des
règles préfabriquées).
Mais le modèle de Clausewitz, plus complexe, invite à articuler l’automate
et l’être humain : seul ce dernier, s’il a été bien formé, pourra dans
une situation imprévue interpréter des rapports incomplets ou fallacieux et
prendre la décision juste.
Notons que la discussion sur
l’intelligence de l’ordinateur se situe sur la même toile de fond doctrinale.
Soit on suppose les hypothèses de Jomini vérifiées
(information parfaite, planification parfaite etc.) et alors en effet
l’action sera déterminée au mieux par l’automate qui calcule vite et
sans erreurs. Soit on suppose que la situation comporte une part
d’incertitude, de « brouillard », et alors la contribution du
cerveau humain est nécessaire.
De ces deux modèles, lequel
est le bon ? Lorsqu’il s’agit d’assurer la maintenance d’un équipement,
le modèle de Jomini s’impose. Mais si l’ordinateur permettait de supprimer
l’incertitude, cela se saurait dans les salles de marché : les
informaticiens auraient fait fortune à la Bourse...
Si nous reprenons la
distinction proposée dans « Du
concept au processus » entre « événement interne »
et « événement externe », on peut dire que le modèle de
Jomini s’applique aux événements internes, à la conduite du processus
de production de l’entreprise une fois ce processus bien rodé, alors que le modèle de Clausewitz s’applique aux événements externes que l’entreprise ne peut
ni maîtriser ni
organiser entièrement : relations avec les clients et avec les
fournisseurs, conditions de la concurrence. Sur ces événements externes, et même
si notre information sur le passé et le présent était parfaite, notre anticipation du futur comporterait
toujours une part
d'incertitude. Les conditions pratiques de l’action stratégique, qui porte
non sur l’exécution des tâches mais sur leur conception, sur le
positionnement de l’entreprise dans un environnement incertain, sont donc celles que décrit le modèle de
Clausewitz. Le modèle de Jomini conforte sans doute la confiance en soi du
professionnel
mais si celui-ci l’applique aux événements externes il prend le risque de se
trouver désarmé devant l’imprévu.
Parmi les fausses questions que
conduit à poser un concept mal bâti se trouve celle de l’« intelligence »
des ordinateurs. Elle suscite des émotions extrêmes et opposées. « Où
est l’homme là-dedans ? » se demande avec angoisse
l’individualiste sentimental qui pose à
l’« humaniste » .
Certains, tout aussi émotifs mais misanthropes, se félicitent
de voir la machine éliminer l’être humain qu’ils jugent peu fiable et
moralement douteux . D’autres croient
devoir utiliser un vocabulaire emphatique pour célébrer la nouveauté
qu’apporte l’ordinateur .
D’honorables philosophes disent des choses contestables ,
ainsi d’ailleurs que d’excellents ingénieurs .
Il est utile, pour voir clair dans ce débat à la fois important et confus,
d'avoir en tête les écoles de pensée qui se réfèrent à Jomini et à
Clausewitz.
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