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Évolution du rôle du système d’information : du concept au processus

23 février 2002

Pour décrire l’évolution du rôle du système d’information, nous allons d’abord présenter de façon schématique comment une entreprise travaille, puis montrer comment le SI a progressivement équipé les divers types de fonctions.

Toute l’activité de l’entreprise débute par des « événements externes à la production » (ou « événements externes » tout court) : commandes des clients, livraisons des fournisseurs, et aussi mise au catalogue de nouveaux produits ; le cycle de l’activité se boucle par des livraisons aux clients. Les activités internes font progresser le processus de production, de la prise de commande jusqu'à la livraison, en fournissant des « livrables », produits intermédiaires documentaires ou physiques dont la mise à disposition est un « événement interne ».

Organisation du travail de bureau : à partir des années 1880

L'organisation du travail de bureau a résulté d’un effort prolongé et méthodique. Les progrès essentiels ont été réalisés lors des dernières décennies du XIXème siècle dans le « loop » de Chicago, centre d’affaires en croissance rapide où furent mises au point les méthodes de standardisation et de classement documentaire, ainsi que l’architecture des grands immeubles de bureau. C’est également aux États-Unis que débutera la mécanisation avec les machines à écrire et les machines à calculer de bureau : la machine à écrire permet d’obtenir des documents plus lisibles que les manuscrits et de les dupliquer en quelques exemplaires grâce au papier carbone puis au stencil ; la machine à calculer de bureau facilite les opérations de vérification et de calcul.  

Les tâches remplies par les employés de bureau dans l'entreprise dans la première moitié du XXème siècle se classent en deux catégories : celles effectuées au contact des clients et des fournisseurs, qui impliquent une part de dialogue ou de négociation (« première ligne », ou encore « front office »), celles internes à l’entreprise (« back office »). Seules ces dernières peuvent être entièrement organisées, car la personne qui se trouve au contact des personnes extérieures doit laisser à l’interlocuteur une part d’initiative et ne peut donc pas maîtriser complètement le déroulement du dialogue.

Les tâches remplies dans l’entreprise obéissent toutes à un même schéma :

-          d’une part la personne reçoit des commandes et des matières premières ; elle réalise son travail puis fournit des produits intermédiaires (« livrables ») qu'elle oriente vers l'étape suivante du processus. Par exemple, pour les personnes qui traitaient l’information dans les grandes banques ou les compagnies d’assurance, le travail était réalisé sur un bureau dans une salle où travaillaient de nombreux employés ; à gauche se trouvait la barquette arrivée, à droite la barquette départ, les dossiers étant apportés et emportés par des personnes équipées de caddies. 

-          d’autre part l’activité des personnes qui transportent les dossiers d’un bureau à l’autre, ainsi que celle du superviseur de la salle de travail, constitue une logistique qui entoure le travail d’un réseau de communication et de contrôle. La pile de dossiers qui reste dans la barquette arrivée indique la personne qui travaille plus lentement que les autres. La mesure du flux quotidien permet d’établir des normes de productivité. Les délais de traitement d’une affaire peuvent être évalués.

Le travail que la personne effectue sur les dossiers consiste en calculs, vérifications, transcriptions, et aussi en expertises, classements, évaluations et décisions (ou avis en vue de contribuer à la décision). En même temps qu'il fait progresser le processus de traitement des affaires, le travail alimente des fichiers manuels qui constituent la mémoire de masse de l'entreprise. Les éventuelles interrogations donnent occasion à des échanges de notes ou fiches que la personne place dans la barquette « départ » en mentionnant le nom du destinataire, les réponses lui parvenant dans la barquette « arrivée » avec les dossiers à traiter. 

Évolution des équipements de bureau

Les équipements du travail de bureau (fauteuils, bureaux, téléphones, photocopieurs, télécopieurs, calculateurs, machines à écrire, classeurs, trombones, post-its, sans même parler de l'ordinateur et de sa séquelle d'imprimantes, scanners etc.) sont d'origine récente : le brevet du trombone est déposé en 1901, celui du classeur mécanique en 1904. Les copieurs apparaissent en 1890, mais la photocopie ne se répand vraiment qu'à partir de 1960 avec la xérographie. Le Post-it est lancé par 3M (après de longues hésitations) en 1980.

La machine à écrire, inventée en 1868 par l’américain Christopher Latham Sholes, est commercialisée par Remington en 1874. Elle a déjà le clavier QWERTY. Elle écrit en majuscules et on ne peut pas voir le texte que l'on tape. 5 000 machines sont vendues en cinq ans. Le modèle Remington n° 2 de 1878 permet d’écrire en minuscules et majuscules. En 1895, Underwood commercialise une machine qui permet de voir ce que l’on tape. Dès lors la machine à écrire se répand rapidement dans les entreprises. La première école de dactylographie est créée en 1911.

Dans les entreprises industrielles, le travail de bureau traitait les commandes, les factures et la comptabilité ; il en partait des ordres qui déclenchaient les opérations physiques de production, approvisionnement, stockage, transport et livraison. Les décisions concernant les opérations physiques étaient prises dans les bureaux, les décisions laissées aux agents de terrain étant celles qui accompagnent l’exécution des opérations.  

Processus de gestion dans une entreprise industrielle

Les commandes sont satisfaites en puisant dans les stocks ; la statistique des commandes permet d'évaluer la demande anticipée et de déterminer le programme de production ; les facteurs de production (capital K, travail L, biens intermédiaires X) sont mobilisés chacun selon le cycle de vie qui lui est propre ; la fonction de production Y = f(K, L, X) est mise en oeuvre pour réalimenter les stocks. 

Lorsque le travail se faisait au contact d’un client ou d’un fournisseur, que ce soit un contact « présentiel », par téléphone ou par courrier, la procédure devait être plus souple : il ne s’agissait plus de traiter des documents obéissant aux formats types de l’entreprise, mais de répondre à des demandes ou questions formulées dans la langue des personnes externes et dans un ordre correspondant à leurs priorités (certes le courrier arrivée est placé dans la barquette « arrivée », mais il n’est pas rédigé de façon conforme aux normes de l’entreprise, et son traitement peut nécessiter un dialogue par lettre avec le client). 

La tâche de l’employé était alors de transcrire les indications recueillies lors de la relation externe en un document susceptible d’alimenter le processus interne.  

Cette organisation comportait des articulations fragiles. Les documents posés en pile risquaient d’être traités sur le mode « last in, first out » qui induit des délais aléatoires ; la succession des transferts entre personnes risquait de finir « dans les sables » en cas d’erreur d’aiguillage ; si pour une raison particulière on avait besoin de retrouver un dossier en cours de traitement, il n’était pas facile de le suivre à la trace le long de son parcours. Enfin, le schéma que nous décrivons se dégradait en variantes artisanales dans les entreprises petites et moyennes, et il était vulnérable à la négligence ou à l’étourderie.

Vers le système d'information : à partir des années 1950

L’industrialisation du travail de bureau, avec les armoires de dossiers suspendus, classeurs, bibliothèques tournantes, la logistique du transport des dossiers, les longues opérations de calcul, appelait l’informatique. Mais l’informatisation n’a pris son essor que dans les années 50, la guerre ayant pendant dix ans bloqué l'utilisation des technologies (comme ce fut le cas pour l'agriculture : en Europe le tracteur ne se répand pas avant les années 50).

La mécanographie, fondée sur le traitement électromécanique de cartes perforées par des trieuses et tabulatrices, avait été conçue pour réaliser des travaux statistiques ; la première réalisation est celle du statisticien américain Herman Hollerith (1860-1929) pour le recensement de la population des États-Unis en 1890. Les entreprises créées par Hollerith sont à l'origine d’IBM [1]. Les premiers utilisateurs de la mécanographie furent les instituts statistiques, les armées et certaines administrations [2]. Les origines de plusieurs grands groupes informatiques remontent à l’ère de la mécanographie [3].

C’est avec l’ordinateur, plus puissant que la machine mécanographique et surtout plus souple grâce à la mise en oeuvre automatique de programmes enregistrés selon l'architecture de von Neumann [4], que l’informatique pénètre les entreprises dans les années 50 et surtout les années 60. Elle est utilisée d'abord pour automatiser la production physique : dès 1968, on pense à remplacer la commande numérique des machine-outils par la "commande numérique directe". Dans le numéro spécial de "Science et Vie" sur l'automatisme en 1964, la gestion n'apparaît encore que comme un domaine relativement secondaire pour l'automatisation.

Partage du travail entre l'ordinateur et l'être humain

Les entreprises achètent les ordinateurs pour économiser le temps que les employés passent à des opérations répétitives de vérification, calcul et transcription, et aussi pour obtenir plus rapidement des informations de gestion d'une meilleure qualité. 

Elles utilisent la machine pour faire des traitements (puissance) ainsi que pour classer et trier l'information (mémoire). Elles réservent à l’être humain les fonctions où il est supérieur à l’ordinateur : comprendre, expliquer, décider, concevoir.

Les ordinateurs des années 60 sont des « mainframes » que l’utilisateur alimente en cartes perforées et qui fournissent des listings. Les écrans des années 70 reproduiront d’ailleurs le format des listings. 

Les premiers secteurs à s’informatiser furent les banques et assurances ; dans les autres secteurs, les premières utilisations ont concerné la comptabilité, la paie et la gestion des stocks. Les conditions physiques du travail changent. Les employés passent dans les années 60 une partie de leur temps à perforer des cartes et à dépouiller des listings ; puis on installe sur leurs bureaux dans les années 70 et 80 des terminaux qui seront dans les années 90 remplacés par des PC en réseau. A chaque étape, l’ergonomie se modifie ainsi que les possibilité offertes.

Décalage de la pénétration des innovations

Lorsque l’on examine comment l’informatique a pénétré les entreprises, on constate un décalage entre la disponibilité des innovations et leur mise en oeuvre. Il faut donc distinguer la chronologie des innovations, telle que les historiens de l'informatique la décrivent, de celle de leur utilisation par les entreprises.

Ainsi, il était dès 1957 possible d’utiliser quatre terminaux en grappe sur l’IBM 305, mais les entreprises en sont restées pendant les années 60 au couple « carte perforée et listing » et la diffusion des terminaux date des années 70. De même, il était possible de fournir aux utilisateurs des PC en réseau dès le début des années 80, mais de nombreuses entreprises ont continué à utiliser des terminaux « passifs » jusqu’au milieu des années 90 et au delà. 

Ces décalages s'expliquent : les premières versions des solutions innovantes sont coûteuses et demandent des mises au point, et leur mise en oeuvre implique des changements de l'organisation de l'entreprise. 

L’espace de travail change d’allure. Les archives et dossiers papier sont remplacés, dans une large mesure, par des informations stockées dans les mémoires électroniques. L’écran-clavier s’installe sur les bureaux. Une partie du travail à faire arrive non plus dans une barquette, mais sur l’écran.

Toutefois ce changement ne modifie pas fondamentalement la nature du travail : la différence entre événement interne et événement externe reste de même nature, même si l’écran-clavier s’impose désormais comme un tiers dans la relation avec les personnes externes.

Personne n’a plus, en principe, à recopier une information déjà introduite dans le système d’information ; la vérification de la saisie est faite automatiquement ; les calculs (de prix, taxes, salaires, ainsi que les totalisations etc.) sont eux aussi automatisés, ainsi que la sortie des « états » divers (bulletins de paie, documents comptables, état des stocks, statistiques etc.) 

L'ordinateur remplit deux fonctions : d’une part il aide à traiter des dossiers individuels dont il facilite aussi le tri et la recherche ; d’autre part il fournit des statistiques. L’être humain se spécialise dans les tâches qu’il fait mieux que l’ordinateur : il analyse l’information pour faire le tour d’un problème, l’interprète pour comprendre, la synthétise pour résumer et communiquer ce qu’il a compris ; enfin il décide ou même il conçoit. Il est soulagé des travaux qui utilisent la cervelle de façon mécanique, et il est invité à se consacrer aux travaux que seule la cervelle peut assurer. On arrive ainsi à un partage des tâches où chaque ressource tend à être utilisée au mieux de ses aptitudes. Cette évolution n'est pas facile (cf. encadré ci-dessous).

Une évolution difficile

Cette évolution est pénible pour ceux des employés, souvent les plus intelligents, qui avaient pris l'habitude de travailler de façon mécanique en pensant à autre chose. Désormais le travail leur impose réflexion, responsabilité, prise de risque et donc soucis. Même s'il est plus intéressant en principe, la transition n'est pas facile. 

Il faut aussi des changements dans l'organisation (transversalité etc.) : l'entreprise doit accorder à l'employé un pouvoir de décision à la hauteur des responsabilités qu'elle lui attribue et éviter de le harceler pour obtenir toujours plus de productivité, de qualité ou de profit unitaire. Cela implique un changement dans les rapports entre personnes, qui doivent devenir plus respectueux : dans une entreprise où la prise de décision est décentralisée, il faut savoir écouter ce que dit l'autre.

L'évolution est difficile aussi pour les entreprises qui oublient parfois que l'employé ne peut être à la fois un exécutant docile et un pionnier plein d'initiative et de créativité. 

Nous sommes là vers le milieu des années 80 ; il faut compléter cette description en mentionnant des défauts souvent rencontrés. D’une part les « applications » informatiques ont été conçues séparément et communiquent mal : les personnes doivent dans le cours d’une même tâche ouvrir une session puis la fermer pour passer à une autre dont l’ergonomie sera différente, ressaisir des données, utiliser des codes dont la maîtrise suppose un long apprentissage. Si l’informatique est puissante, elle manque donc encore de cohérence et de convivialité. L'automate n'est pas souple : ce n'est pas lui qui s'adapte aux utilisateurs, ce sont les utilisateurs qui doivent s'adapter à lui.

Ces défauts sont d'abord tolérés en raison des gains d'efficacité que l'informatique apporte. Puis ils sont jugés de plus en plus insupportables. Le « système d’information » vise à les corriger. Les diverses applications doivent se fonder sur un référentiel unique, ce qui garantit la cohérence sémantique ; elles doivent échanger les données et se tenir à jour mutuellement, ce qui assure la cohérence du contenu et supprime les ressaisies. Toutefois cette mise en cohérence reste partielle, et donc les défauts persistent, en raison du poids de l'existant et de la pression d'autres priorités. 

Écart entre théorie et pratique

L'idée du système d'information n'est pas nouvelle : la théorie était déjà bien avancée avant la seconde guerre mondiale. Mais il faut là encore, quand on examine la pratique des entreprises, tenir compte de l'écart chronologique entre l'émission d'une idée et sa mise en oeuvre. La lenteur du cycle de vie de l'organisation fait que des méthodes que chacun juge absurdes survivent alors que la mise en oeuvre de solutions pourtant simples et bien connues est ajournée. 

La bureautique communicante : à partir des années 1980

L’arrivée du micro-ordinateur dans les années 80 est un choc pour les systèmes d'information. Les informaticiens ne reconnaissent pas immédiatement la légitimité et l'utilité du micro-ordinateur. Celui-ci est d'abord utilisé pour répandre les applications bureautiques qui avaient été mises au point sur les architectures de mini-ordinateurs en grappe (traitement de texte, tableur, grapheur). Il supplante progressivement la machine à écrire et la machine à calculer mais les applications bureautiques se déploient dans un certain désordre (versions différentes des applications, travaux locaux sans cohérence d'ensemble). Au début des années 90, la mise en réseau des PC confronte la bureautique aux exigences de cohérence du système d'information : pour toute donnée importante, seule doit exister sur le réseau une mesure définie et tenue à jour par le propriétaire de la donnée. 

Finalement les PC cumulent plusieurs rôles : ils remplacent les terminaux pour l’accès aux applications centrales tout en apportant aux utilisateurs la bureautique personnelle et aussi la « bureautique communicante » (messagerie, documentation électronique, groupware puis Intranet). Le PC en réseau devient à la fois le terminal ergonomique des applications centrales, un outil de communication asynchrone entre personnes, et la porte d’accès aux ressources documentaires de l’entreprise. 

On dirait alors que le SI a accompli tout ce qui était possible : il fournit à l’utilisateur une interface qui, fédérant sous une ergonomie cohérente  les accès aux diverses applications, lui évite les connexions-déconnexions fréquentes et les doubles saisies tout en soulageant son effort de mémoire ; il lui fournit aussi un média de communication. Cependant il reste à assister les utilisateurs non seulement dans chacune de leurs tâches considérée séparément, mais dans la succession et l’articulation des diverses tâches.

En effet si l’informatique a libéré les personnes des tâches répétitives de calcul, vérification et transcription, les entreprises ne l’ont pas encore utilisée pour assurer les fonctions de logistique remplies autrefois par les personnes qui transportaient les dossiers et par les superviseurs des salles de travail. Devenu informatique (« virtuel »), le travail a perdu la visibilité que lui conférait l’apparence physique des documents et dossiers sur papier. Il est devenu plus difficile de vérifier sa qualité, d'évaluer la productivité des personnes et de maîtriser les délais de production.

Rien de tout cela n’est impossible pour l’informatique et les outils existent depuis longtemps (de premiers « workflows » ont fonctionné dès l’époque des « mainframes »), mais pour qu’ils soient mis en oeuvre il faut que le besoin soit ressenti. L'attention s'était d'abord focalisée sur la productivité de l'individu ainsi que sur la maîtrise des concepts (composants, classes, attributs, fonctions) que le SI mettait à sa disposition. Il fallait maintenant utiliser le SI pour automatiser le processus de travail lui-même. 

L’informatique communicante apporte un élément de solution : s’il est possible aux utilisateurs de communiquer par messagerie, pourquoi ne pas utiliser ce média pour tisser une solidarité entre les étapes d’un même processus ?

Du concept au processus : à partir des années 1990

Pour retrouver la maîtrise de la logistique que l'informatisation avait dans un premier temps négligée, il faut introduire dans le SI les tables d’adressage qui balisent les transferts entre agents successifs, la traçabilité, des indicateurs de volume, de délai et (si possible) de qualité : ce sont là les fonctionnalités du workflow. Celui-ci améliore d'ailleurs notablement la logistique par rapport à celle du papier : il met un terme au risque du « last in, first out », permet la traçabilité des dossiers et peut produire automatiquement des indicateurs de volume et de délai facilitant la maîtrise de la qualité. Dès lors, on obtient un SI qui équipe les processus internes de l’entreprise au plus près de la pratique professionnelle et associe les fonctionnalités de l’informatique de communication à celles du traitement des données structurées selon une articulation délicate que représente ci-dessous le dessin accidenté de la frontière :

Pour concevoir le traitement des données structurées, il avait fallu concentrer l'attention sur les concepts à l’œuvre dans le SI et sur les processus des traitements informatiques. Pour concevoir un workflow, il faut concentrer l'attention sur l’enchaînement des tâches des personnes, sur le processus opérationnel. Ce processus se complique d'ailleurs avec l'arrivée du multimédia pour les événements externes (utilisation conjointe du courrier, du téléphone, du présentiel, de l'Internet, de la carte à puce) comme pour les événements internes (Intranet etc.), et aussi avec l'interopérabilité des SI qu'implique la pratique de plus en plus répandue des partenariats reliant plusieurs entreprises. 

L'expérience montre que la hiérarchie des difficultés invite alors à accorder la priorité au processus opérationnel : sa prise en compte dictera les concepts sur lesquels se fonde le traitement des données. L’informatique se construit désormais ainsi autour de la pratique professionnelle, alors qu'auparavant la pratique professionnelle avait été invitée à se construire autour de l’informatique.

Ce changement de point de vue s'accompagne, en ce qui concerne l'organisation, de la professionnalisation des fonctions de maîtrise d'ouvrage à l'intérieur des métiers de l'entreprise. Pour prendre en compte de façon précise le déroulement des processus au sein des métiers, il faut en effet à la fois une proximité quotidienne avec les personnes et une rigueur intellectuelle dont le besoin n'avait pas jusqu'alors été ressenti. Les processus opérationnels se mettent en forme en utilisant par exemple le langage UML. De nouveaux problèmes apparaissent : comment choisir, si l'on veut un SI assez sobre pour pouvoir évoluer, entre les fonctionnalités que l'on fournira et celles sur lesquelles on fera l'impasse ? comment faire en sorte que le métier, les dirigeants, s'approprient le SI, valident ses spécifications, participent à sa définition ? 

Si la maîtrise du processus que permettent le multimédia et le workflow convient aux travaux internes, il est plus difficile d’équiper la personne en contact avec des clients ou des fournisseurs car on ne peut pas prévoir l’ordre dans lequel il devra saisir les données et lancer les traitements. Tout au plus le SI pourra-t-il lui fournir une aide contextuelle et la liste des tâches à accomplir équipée de boutons indiquant pour chaque tâche le degré d’avancement ; le workflow débute au moment où il alimentera les événement internes.

Le resserrement des relations entre l’informatique communicante et le traitement des données structurées amène à construire un SI « sur mesures », « près du corps », dont la définition et l’évolution collent à la pratique professionnelle des personnes. Il permet d'associer aux données leur commentaire, ce qui les rend compréhensibles et transforme en profondeur leur rôle dans l'entreprise. Le SI assiste les diverses personnes qui interviennent dans l’entreprise – opérationnels, managers, concepteurs et stratèges de la DG - en fournissant à chacun la « vue » qui lui convient : ici les données pour le traitement opérationnel d'un dossier ; là les indicateurs utiles au pilotage opérationnel quotidien ; ailleurs les statistiques qui alimentent les études marketing et l'analyse stratégique (cf. « pilotage de l'entreprise » et « système informatique d'aide à la décision ») 

Cependant cette évolution rencontre des obstacles. D'une part, comme l'informatique d'une entreprise résulte d'un empilage historique d'applications conçues dans l'urgence, elle est rarement conforme aux exigences de cohérence du SI : il s'en faut de beaucoup que les référentiels et l'administration des données répondent aux critères de qualité communément reconnus. D'autre part, l'histoire a habitué les esprits à une représentation particulière de ce que peut et doit être le rôle de l'informatique. Le choc éprouvé lors de l'arrivée des PC se renouvelle, sous une autre forme, lorsque l'on met en place la documentation électronique, le multimédia et les workflows : personne ne pensait auparavant que l'informatique pouvait ou devait faire cela, et il faut du temps pour que l'on réalise (à tous les sens du terme) ces nouvelles possibilités.

Le tracé des frontières dans l'entreprise, une question philosophique

D'après le dictionnaire de Lalande [5], l'une des acceptions du mot « métaphysique » est « connaissance de ce que sont les choses en elles-mêmes par opposition aux apparences qu'elles présentent ». On peut utiliser ce terme pour désigner les idées (qu'elles soient pertinentes ou non) concernant la nature de l'entreprise ou celle de l'informatique. 

Ces idées influencent la façon dont on trace la frontière entre les activités que l'entreprise doit assurer elle-même et celles qu'elle doit sous-traiter. L'intuition des dirigeants étant déconcertée dans les périodes d'innovation, il peut leur arriver d'adopter des principes antiéconomiques. Certaines entreprises externalisent ainsi leurs centres d'appel (dont la compétence est alors gaspillée) ou encore la maîtrise d'œuvre de leur informatique (ce qui leur fait perdre la maîtrise de leur SI), alors qu'elles conserveront l'exploitation des serveurs qu'il serait plus efficace de sous-traiter. 

La frontière de l'automatisation est, elle aussi, l'objet de convictions métaphysiques. Certains pensent qu'en équipant les processus opérationnels on dépasse une limite qui n'aurait pas dû être franchie. Ils éprouvent une horreur instinctive devant le multimédia ou le workflow, horreur qui semble absurde tant que l'on n'en perçoit pas les raisons. 

Ainsi s'explique qu'un directeur qui, par ailleurs, lance d'un cœur léger des projets de plusieurs dizaines de millions d'euros, refuse un projet de workflow de 100 000 euros qu'il considère comme une « usine à gaz » alors que l'expérience a démontré l'efficacité de ce type de solution.

Il est vrai qu'il est impossible de tout informatiser et que l'informatisation doit donc rester en deçà d'une certaine frontière. Mais cette frontière ne passe pas entre le concept informatique (légitime) et le processus opérationnel (qu'il ne faudrait pas informatiser) : les exemples du traitement de texte, du tableur, de la messagerie et de la documentation électronique, ainsi que ceux de l'Internet et de l'Intranet, prouvent que l'informatique peut se mettre efficacement au service de l'activité quotidienne de la personne au travail. 

Tout système d'information implique une abstraction, un schématisme, un renoncement à la finesse sans limites de l'expérience au bénéfice d'une représentation peut-être grossière, mais efficace en pratique. La frontière de l'informatisation se définit donc par le degré de détail fonctionnel (et donc conceptuel) qu'il est raisonnable de retenir pour assister l'action des êtres humains, et non par une conception normative (en fait tissée d'habitudes) de ce que serait son champ légitime. 

Pour ceux qui veulent faire progresser le système d'information de l'entreprise et, à travers lui, l'assistance que l'automate apporte aux personnes, il est devenu prioritaire de faire comprendre (ou mieux « réaliser ») par l'entreprise que la frontière du SI ne se définit pas par la nature des opérations qu'on peut lui faire réaliser, mais par le degré de détail que l'on exige de lui. Il faut passer du SI spécialisé dans quelques fonctions qu'il remplit en offrant une inflation de fonctionnalités souvent inutiles, à un SI sobre en fonctionnalités mais fournissant l'ensemble des fonctions automatisables.

Bibliographie

Carmille René, La mécanographie dans les administrations, Recueil Sirey, 1942

Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1976

Neumann John von, First Draft of a Report on the EDVAC, Moore School of Electrical Engineering, University of Pennsylvania, 30 juin 1945

Neumann John von, The Computer and the Brain, Yale University Press, 1957

Peaucelle Jean-Louis, "A la fin du XIXe siècle, l'adoption de la mécanographie est-elle rationnelle ?", Gérer et Comprendre, septembre 2004

Penny Philippe et Volle Michel, La téléinformatique dans l’entreprise, La Recherche, juin 1993

Probst Wilfried, Cours d’histoire de l’informatique, Université de Montréal, Québec, Canada, 2001 

Rehr Darryl , The Typewriter, Popular Mechanics, août 1996

Volle Michel, Histoire de la statistique industrielle, Economica, 1982  

Site Web : From Carbon to Computers


[1] Hollerith fonde en 1896 la « Tabulating Machine Company ». Cette compagnie fusionne en 1911 avec la « Computing Scale Company of America » (balances automatiques) et l’« International Time Recording Company » (horloges enregistreuses) pour former la « Computing Tabulating Recording Company » (CTR) dont la direction est confiée à Thomas J. Watson (1874-1956). Ce dernier, devinant le potentiel de la mécanographie pour la gestion, change en 1917 le nom de la filiale canadienne de la CTR en « International Business Machines » (IBM). CTR devient IBM en 1924. Watson fonde en France en 1920 la « Société Internationale de Machines Commerciales » (SIMC) qui est à l’origine d’IBM France.

[2] René Carmille, La mécanographie dans les administrations, Recueil Sirey 1942

[3] Le bureau du Census demanda à James Powers de fabriquer les machines pour le recensement de 1910. Powers fonda en 1911 l’« Accounting and Tabulating Machine Company »: Elle fusionna avec la « Remington Typewriter Company », présidée par James Rand, pour devenir en 1927 la « Remington Rand » qui fusionnera en 1955 avec « Sperry Gyroscope » pour former « Sperry Rand ».
Fredrick Bull (1882-1925), ingénieur norvégien, créa en 1922 avec son associé Kurt Kruesen une société de fabrication de machines mécanographiques. Les brevets furent achetés en 1929 par le groupe suisse H. W. Egli qui fonda la compagnie « Egli-Bull ». En 1932, le groupe français Caillies rachetait les brevets au groupe « Egli-Bull » pour créer en 1933 la « Société des Machines Bull ».

[4] John von Neumann (1903-1957) ; l'architecture de von Neumann est décrite dans le First Draft of a Report on the EDVAC

[5] Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1976, p. 613