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Une population peut s’effondrer

26 mars 2006

Pour lire un peu plus :

- Jeunes et "jeunes"

Columbia, Princeton et Harvard viennent de publier sur l’état économique, social et culturel de la population noire masculine aux Etats-Unis des études dont nous pouvons tirer des enseignements utiles[1].

*     *

Alors que l’économie marchait bien dans les années 90 et que la politique sociale a favorisé les femmes noires, la situation des hommes noirs s’est dégradée. Leur niveau d’éducation a diminué et ils se sont coupés du reste de la société bien plus que ne l'ont fait les pauvres d’autres origines (« blanche ou hispanique », selon la terminologie américaine). Dans les villes du centre des Etats-Unis plus d’une moitié des jeunes noirs ne parvient pas au bout des études secondaires ; le taux d’incarcération a cru dans cette population alors même que la criminalité diminuait.

Le taux de chômage ne prend pas en compte ceux qui ne cherchent pas de travail ni ceux qui sont en prison : le taux d’emploi est un meilleur indicateur. En 2004, 21 % des noirs de la classe d’âge 20-29 ans qui n’avaient pas terminé leurs études secondaires étaient en prison, 72 % étaient sans emploi – c’est-à-dire qu’ils étaient incapables d’en trouver un, qu’ils n’en cherchaient pas ou qu’ils étaient en prison (chez les blancs et les hispaniques, le taux de sans emploi est respectivement de 34 et 19 %).

Parmi ceux qui approchent la trentaine, ceux qui sont en prison (34 %) sont plus nombreux que ceux qui travaillent (30 %). Dans la population des 30-39 ans, 60 % de ceux qui n’ont pas fini leurs études secondaires sont passés par la prison.

Si l’on prend en compte ceux qui ont terminé le lycée mais qui n’ont pas fait d’études supérieures, le taux de sans emploi est de 50 %, proportion deux fois plus élevée que chez les blancs et les hispaniques. Cela s’explique en partie par le haut niveau du taux d’incarcération : les employeurs répugnent à embaucher quelqu’un qui est passé par la prison.

Près de la moitié des jeunes noirs ont eu des enfants avec des femmes différentes. Sachant qu’une part importante de leur salaire irait aux pensions alimentaires (dont la collecte est devenue plus stricte, fait en soi positif), ils préfèrent ne pas travailler ou, si l'on peut dire, travailler au noir, ce qui les écarte de la promotion sociale comme des systèmes d’assurance.

*    *

On explique cette situation par la mauvaise qualité de l’enseignement, le manque d'aisance en lecture, écriture et calcul, l’absence des parents, le racisme, la réduction du nombre des emplois non qualifiés, et aussi par une sous-culture qui valorise celui qui « roule des mécaniques » (swagger) dans la rue et non celui qui travaille : «  La culture "cool-pose" des jeunes hommes noirs est trop gratifiante pour qu'ils puissent y renoncer. C'est comme une drogue : traîner dans les rues après l'école, s'habiller et s'équiper de façon pointue, les conquêtes sexuelles, les parties de drogue, la musique et la culture hip-hop, le fait que presque tous les grands champions et les meilleures vedettes du pays soient des noirs. Vivre dans cette sous-culture n'est pas seulement gratifiant : ça vous apporte beaucoup de respect de la part des jeunes blancs. » Ayant grandi sans père, beaucoup de jeunes noirs n’ont pas d’autre modèle que le dealer du coin et personne ne leur indique comment se comporter légalement dans la société. Ils s'adonnent au trafic et à la consommation chronique de drogue.

Les auteurs des études formulent des propositions : améliorer l’école, aider les parents, aider les enfants à terminer leurs études, leur enseigner le savoir-vivre en société, former de même les détenus, ne pas incarcérer automatiquement ceux qui n’ont commis qu’une peccadille etc.

*    *

Ces études prouvent qu'une population peut s'effondrer sous les effets conjugués d'un système éducatif (école, famille, médias) déficient, d'une sous-culture de la frime, de la drogue et de la violence, et d'une politique répressive sans discernement. Ceux qui sombrent ne sont pas des individus isolés, plus fragiles que les autres et incapables de surmonter la crise du passage à l'âge adulte : l'effondrement prend une forme massive qui devient visible dans les statistiques. Ceux qui voudraient s'en sortir rencontrent des obstacles qui les font retomber dans l'ornière. Passons la parole aux personnes interviewées :

« Beaucoup d'entre eux ont grandi sans père et ils n'ont jamais eu devant eux de bon modèle. Personne autour d'eux ne sait comment naviguer dans la société normale » ; « nous éjectons les jeunes du lycée sans qu'ils aient d'alternative honnête et, bien sûr, leurs quartiers leur offrent beaucoup d'autres alternatives » ; « je ne comprends pas : si un homme veut changer, pourquoi la société ne lui donne-t-elle aucune chance de prouver qu'il a changé ? »

*    *

Ne peut-on pas craindre qu'un piège analogue, mutatis mutandis,  ne soit ouvert devant une partie de la jeunesse en France ?

La question n'est pas de savoir si les "jeunes d'aujourd'hui" sont raisonnables ou non : la jeunesse n'a jamais été raisonnable, c'est un fait qui comporte d'ailleurs des aspects positifs.

La question est de savoir si la formation reçue, les habitudes acquises, les modes assimilées, constitueront ou non un handicap pour le passage ultérieur à l'âge adulte et à l'activité productive, pour la fondation d'une famille, pour l'exercice des responsabilités personnelles et civiques.

Il ne faut pas croire qu'une population "pourra toujours s'en sortir", que "tout finira par s'arranger". L'histoire abonde en populations qui se sont effondrées, qui ont implosé : regardez les guerres de religion, le nazisme, le stalinisme. Comme la population est un être vivant, elle est susceptible de pathologies et sa "santé" nécessite des soins vigilants. L'optimisme béat n'est pas de mise.


[1] Erik Eckholm, « Plight Deepens for Black Men, Studies Warn », New York Times, 20 mars 2006 ; Orlando Patterson, « A Poverty of Mind », New York Times, 26 mars 2006