Columbia, Princeton et Harvard
viennent de publier sur l’état économique, social et culturel de la
population noire masculine aux Etats-Unis.
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Alors que l’économie marchait
bien dans les années 90 et que la politique sociale a favorisé les femmes
noires, la situation des hommes noirs s’est dégradée. Leur niveau d’éducation a
diminué et ils se sont coupés du reste de la société bien plus que ne l'ont fait
les pauvres d’autres origines (« blanche ou hispanique », selon la terminologie
américaine). Dans les villes du centre des Etats-Unis plus d’une moitié des
jeunes noirs ne parvient pas au bout des études secondaires ; le taux
d’incarcération a cru dans cette population alors même que la criminalité
diminuait.
Le taux de chômage ne prend pas
en compte ceux qui ne cherchent pas de travail ni ceux qui sont en prison : le
taux d’emploi est un meilleur indicateur. En 2004, 21 % des noirs de la
classe d’âge 20-29 ans qui n’avaient pas terminé leurs études secondaires étaient en
prison, 72 % étaient sans emploi – c’est-à-dire qu’ils étaient incapables d’en
trouver un, qu’ils n’en cherchaient pas ou qu’ils étaient en prison (chez les
blancs et les hispaniques, le taux de sans emploi est respectivement de 34 et 19
%).
Parmi ceux qui approchent la
trentaine, ceux qui sont en prison (34 %) sont plus nombreux que ceux qui
travaillent (30 %). Dans la population des 30-39 ans, 60 % de ceux qui n’ont pas
fini leurs études secondaires sont passés par la prison.
Si l’on prend en compte ceux
qui ont terminé le lycée mais qui n’ont pas fait d’études supérieures, le taux
de sans emploi est de 50 %, proportion deux fois plus élevée que chez les blancs
et les hispaniques. Cela s’explique en partie par le haut niveau du taux
d’incarcération : les employeurs répugnent à embaucher quelqu’un qui est passé
par la prison.
Près de la moitié des jeunes
noirs ont eu des enfants avec des femmes différentes. Sachant qu’une part
importante de leur salaire irait aux pensions alimentaires (dont la collecte
est devenue plus stricte, fait en soi positif), ils préfèrent ne pas travailler
ou, si l'on peut dire, travailler au noir, ce qui les écarte de la promotion
sociale comme des systèmes d’assurance.
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On explique cette situation par
la mauvaise qualité de l’enseignement, le manque d'aisance en lecture, écriture
et calcul, l’absence des parents, le racisme, la
réduction du nombre des emplois non qualifiés, et aussi par une sous-culture qui
valorise celui qui « roule des mécaniques » (swagger) dans la rue
et non celui qui travaille : « La culture "cool-pose" des jeunes hommes noirs est
trop gratifiante pour qu'ils puissent y renoncer. C'est comme
une drogue : traîner dans les rues après l'école, s'habiller et s'équiper de
façon pointue, les conquêtes sexuelles, les parties de drogue, la musique et la
culture hip-hop, le fait que presque tous les grands champions et les
meilleures vedettes du pays soient des noirs. Vivre dans cette sous-culture
n'est pas seulement gratifiant : ça vous apporte beaucoup de respect de la
part des jeunes blancs. » Ayant grandi sans père, beaucoup de jeunes noirs n’ont
pas d’autre modèle que le dealer du coin et personne ne leur indique
comment se comporter légalement dans la société. Ils s'adonnent au trafic et à
la consommation chronique de drogue.
Les auteurs des études
formulent des propositions : améliorer l’école, aider les parents, aider les
enfants à terminer leurs études, leur enseigner le savoir-vivre en société,
former de même les détenus, ne pas incarcérer automatiquement ceux qui n’ont
commis qu’une peccadille etc.
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Ces études prouvent qu'une
population peut s'effondrer sous les effets conjugués d'un système éducatif
(école, famille, médias) déficient, d'une sous-culture de la frime, de la drogue et de la
violence, et d'une politique répressive sans discernement. Ceux qui
sombrent ne sont pas des individus isolés, plus fragiles que les autres et
incapables de surmonter la crise du passage à l'âge adulte : l'effondrement
prend une forme massive qui devient visible dans les statistiques. Ceux qui voudraient s'en sortir
rencontrent des obstacles qui les font retomber dans l'ornière. Passons la
parole aux personnes interviewées :
« Beaucoup d'entre eux ont grandi sans père et
ils n'ont jamais eu devant eux de bon modèle. Personne autour d'eux ne sait
comment naviguer dans la société normale » ; « nous éjectons les jeunes du
lycée sans qu'ils aient d'alternative honnête et, bien sûr, leurs quartiers leur
offrent beaucoup d'autres alternatives » ; « je ne comprends pas : si un homme
veut changer, pourquoi la société ne lui donne-t-elle aucune chance de prouver
qu'il a changé ? »
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Ne peut-on pas craindre qu'un
piège analogue, mutatis mutandis, ne soit ouvert devant une partie
de la jeunesse en France ?
La question n'est pas de savoir si les "jeunes
d'aujourd'hui" sont raisonnables ou non : la jeunesse n'a jamais été raisonnable, c'est un fait qui comporte d'ailleurs des aspects positifs.
La question est de savoir si la formation reçue, les
habitudes acquises, les modes assimilées, constitueront ou non un handicap pour
le passage ultérieur à l'âge adulte et à l'activité productive, pour la
fondation d'une famille, pour l'exercice des responsabilités personnelles et
civiques.
Il ne faut pas croire qu'une
population "pourra toujours s'en sortir", que "tout finira par s'arranger".
L'histoire abonde en populations qui se sont effondrées, qui ont implosé :
regardez les
guerres de religion, le nazisme, le stalinisme. Comme la population est un être
vivant, elle est susceptible de pathologies et sa "santé" nécessite des
soins vigilants. L'optimisme béat n'est pas de mise.
Erik Eckholm, « Plight Deepens for Black Men, Studies
Warn », New York Times, 20 mars 2006 ; Orlando Patterson, « A
Poverty of Mind », New York Times, 26 mars 2006
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