Dàn
淡
(prononcer tan) signifie tout à la fois
fadeur (du goût dans les aliments), détachement (intimité de la personne),
réserve (attitude envers les autres et le monde). Parmi ces diverses traduction,
François Jullien a choisi celui qui se rapporte au sens gustatif :
l'art de vivre chinois accorde beaucoup d'importance à la cuisine (un poème
chinois « se déguste »).
Dans la culture occidentale, on
n'apprécie pas ce qui est fade. Par contre, on peut y apprécier le détachement
ou la réserve. Mais les Chinois associent à
dàn
un quatrième sens, celui de disponibilité : celui qui reste « sur sa réserve »,
qui est « détaché », est en même temps « disponible ». Alors notre intuition
s’éclaire : la fadeur, c'est certes l'absence de toute saveur marquée (« le goût
de l'eau pure », qui n'est ni salée, ni sucrée, ni acide, ni amère), mais c'est
aussi la disponibilité envers chacune de ces saveurs et donc toutes les saveurs
à la fois.
Ici se présente un piège : si
être « fade », c'est n'occuper aucune position particulière (et de ce fait être
disponible pour toutes les positions, quelles qu'elles soient), cela ne peut pas
être occuper la position de la fadeur : on ne serait plus disponible pour rien.
C'est être capable de s'engager dans une voie quand elle est pertinente, puis de
s'en retirer quand il le faut pour s'engager dans la nouvelle voie pertinente.
Représentons chacune des
spécialités qui s'offrent à l’être humain par un doigt d'une main et la position
du spécialiste comme l'extrémité d'un doigt. La position « fade » se trouve
alors au centre de la paume. L'être humain « fade » peut, à partir de ce point
central, aller sans effort au bout d'un doigt, en revenir, aller au bout d'un
autre doigt etc. Mais il faut pour cela qu’il maîtrise les diverses
spécialités…
La « fadeur », c'est donc la
vigilance qui permet de déterminer à chaque instant, en fonction de la situation
rencontrée, l'attitude à prendre, la pensée à avoir, les démarches à
entreprendre ; c’est la panoplie complète des aptitudes que peut avoir un être
humain, disponibles et prêtes à l’emploi ; c'est la souplesse d'esprit qui, au
sein même de la concentration exigée par une tâche précise, permet de garder
conscience du caractère spécial et limité de cette tâche et se tient prête à
revenir au point de disponibilité central dès qu’elle aura été accomplie. La
« fadeur », ce n'est pas la neutralité mais la disponibilité ouverte, la
souplesse de l’être humain au maximum de son efficacité.
L'éloge de la fadeur est une
incitation à la disponibilité, au refus de toute ossification de l'initiative
dans les structures propres à une spécialité. Rester, à l'intérieur de la tâche
la plus spéciale et la plus précise, disponible, réservé, détaché et « fade »,
prêt à revenir à la position centrale d'attention et de disponibilité ; mieux :
conserver cette disponibilité, cette distance, à l'intérieur même de la tâche
spécialisée et de l'engagement le plus précis dans l'action. Rester, en
définitive, humain (au sens de « ouvert », « disponible ») au sein même des
mécaniques institutionnelles, techniques ou autres, auxquelles l'action nous
assujettit mais dont nous ne devons pas être les dupes.
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