Robert Badinter est contre la peine de mort. Son argument, c’est " la vie humaine est sacrée ". Cet argument me gêne,
un peu comme la phrase de Jack Lang " je suis contre toute forme de
censure ". Ce sont là des propositions difficiles à réfuter et qui
procurent le contentement de soi à celui qui les énonce. Pourtant elles sont
vides de sens.
Pour un individualiste, la mort est une monstruosité
métaphysique : elle fait disparaître le seul être qui soit, l'individu.
L'individualisme romantique a répandu en Occident une peur affreuse de la mort,
alors que dans les siècles antérieurs c'était plutôt l'enfer qui effrayait.
Nous disons "la vie humaine est sacrée" avec un frisson nerveux,
comme pour repousser indéfiniment l'échéance horrible.
Or on ne devrait utiliser le mot " sacré " qu’avec beaucoup de prudence.
Selon les époques ou les pays, ont été sacrés la liberté, l’égalité, la
patrie, le roi, la religion, le territoire national, la famille, la race, l’individu
etc. Des personnes ont " consenti le sacrifice suprême "
pour ce qu’elles jugeaient sacré. Dans les civilisations
de l'Amérique précolombienne (Toltèques, Aztèques etc.), les sacrifices humains
étaient supposés apaiser les Dieux ; un paradis étant
promis aux sacrifiés, certains d'entre eux allaient joyeusement à la mort.
Le sacré, c’est ce qui mérite que
l’on y consacre sa vie, qu’on la sacrifie si les circonstances l’exigent.
Dire que la vie humaine elle-même est sacrée, c’est donc s'enfermer dans un cercle
vicieux. D’ailleurs, pourquoi s’arrêter à la vie humaine, ne pas dire que
la " vie " tout court est sacrée ? il
faudrait alors se résoudre à ne plus tuer les animaux, à ne plus récolter de
plantes, et nous mourrions de faim. C’est donc pour une raison pratique, non
pour une raison de principe, qu’on limite le sacré à la vie humaine.
Cependant comme le sacré relève des principes, on ne peut le délimiter par
des raisons pratiques.
Si la vie humaine était sacrée, toute
réflexion sur le suicide, l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique etc.
serait impossible sauf à affirmer qu’il faut " tout
faire " pour prolonger la vie en " toute
circonstance ", position pratiquement intenable. S’il existe une
limite pratique au maintien en vie, la vie humaine peut-elle être
sacrée ? Le caractère sacré de la vie était affirmé dans l’encyclique
" Humanae vitae " qui, s’appuyant sur Aristote à
travers saint Thomas, allait jusqu’à affirmer le caractère sacré de la
nature " voulue et créée par Dieu ". Il s’agissait,
après avoir démontré le caractère artificiel des contraceptifs, d’en
condamner l’usage. Mais la même démonstration aurait pu s’appliquer à n’importe
quel médicament. Que cette généralisation n’ait pas été
évoquée, cela indique que la sexualité affole le raisonnement de l’Église
tout autant qu’elle l’obsède.
Les gens à l’esprit pratique disent " il ne faut
pas condamner à mort, car alors l’erreur judiciaire serait
irréparable ". Cet argument est à considérer même s'il ne se situe pas
sur le plan des principes qui nous intéresse ici. Le fonctionnement de l’appareil
judiciaire est, comme tout mécanisme pratique, sujet à l’erreur. Prendre ces
erreurs à la légère, prétendre que tout condamné est coupable, accepter de
payer l’ordre par l’injustice, c’est pécher à la fois contre l’humanité
et contre le simple réalisme. La maturité, la prudence de l’appareil
judiciaire sont des indicateurs de la qualité d’une civilisation. Quelque
chose de très inquiétant, de très sombre, entache les pays dont les citoyens
se réjouissent de voir l'appareil répressif fonctionner comme une machine
aveugle. Aux États-Unis la " justice " assassine dans 30
États sur 50 : des
condamnations à mort y sont prononcées sans que l’accusé ait été
sérieusement défendu ; d’après une étude récente, 68 % des
condamnés à morts seraient innocents. Toutefois cela ne concerne pas le
principe de la peine de mort, mais la négligence déplorable avec laquelle ce
principe est parfois administré.
Existe-t-il du sacré, existe-t-il une chose à laquelle nous
devons être prêts à sacrifier notre vie ? oui sans doute ; c’est la
chose qui donne sens à notre vie, une vie qui aurait perdu son sens ne valant
pas d’être vécue. Mais il faut être prudent pour définir cette chose
sacrée. Il convient que le sacré soit à distance de la pratique, qu’il
oriente le champ du sens, indique une direction à l’action, en laissant
ouverte les questions du " quoi faire " et du
" comment faire " pratiques. Il faut que sa définition
fournisse une orientation, non une prescription.
Qu’avons-nous, nous êtres humains, de tel que sa perte
détruirait le sens de notre vie, et que nous soyons donc prêts à sacrifier
notre vie pour le sauvegarder ? rien d'autre que notre humanité même,
que chacun de nous, criminel ou non, possède entièrement et que nous
partageons tous. Placer le sacré dans l’humanité, ce n’est pas édicter
une prescription pratique précise, mais orienter le champ de l’action, lui
conférer sens et perspective. Dire "l'humanité dans la personne est
sacrée", c’est énoncer une proposition à la fois plus ample et moins
précise que "la vie humaine est sacrée".
Supprimer la peine de mort, c'est sans doute se donner bonne
conscience, mais est-ce respecter l’humanité dans la personne ? Si on ne
tue pas, on emprisonne. La prison est-elle respectueuse envers l’humanité du
prisonnier ? On peut évaluer la qualité d’une civilisation selon le
pourcentage des prisonniers dans la population (1 pour mille en France, 1 pour
cent aux États-Unis) et selon les conditions pratiques de détention. "J'étais prisonnier, et tu
es venu me voir " (Matthieu, 25). Le prisonnier, c’est le personnage emblématique de notre
époque : l’exclu est éloigné de la société par une barrière
invisible, et chacun est enfermé dans la prison intime de ses préjugés et de
ses convictions. Chacun a besoin d’être
" visité ", et le prisonnier est donc notre frère en un sens
très profond. Mais cette réflexion-là mènerait loin ; revenons à
notre sujet.
Quelle est la meilleure façon de respecter l’humanité d’un
criminel : l’emprisonner, le faire soigner par des psychiatres, ou le
tuer ? Certains criminels, porteurs de pulsions violentes, ont la mort pour seule
perspective, comme l’euthanasie pour
certains malades incurables souffrant de maladies douloureuses. Faut-il la leur
refuser ? Cette question n’est pas de celles que l’on peut trancher par
la prescription " tu ne tueras pas ". Le respect dû
à l’être humain ne saurait s'y réduire, non plus qu’à de bons sentiments
ou des émotions.
La loi israélienne dit " la peine de mort n’est
pas pratiquée en Israël, sauf… ". Cette façon de dire me semble
la bonne. Oui, la peine de mort doit être une exception ; il ne faut l’administrer
que dans des cas très particuliers. Mais il ne faut pas l’exclure par
principe, pas plus qu’il ne faut l’administrer à la légère. Exécuter Adolf
Eichmann, ce n’était pas manquer de respect à son humanité. C’était un
acte de miséricorde envers ce pauvre être mécanisé, un acte de respect
envers la mémoire de ses victimes.
Enfin le débat de principe sur la peine de mort est vain si on
ne s’interroge pas sur les pratiques judiciaires, sur le respect envers les
personnes que la justice tient entre ses mains, sur la maîtrise de la force
nécessaire à la guerre, au maintien de l’ordre ou à l’action secrète. Il serait
dérisoire d’avoir la douceur pour principe et pour pratique la violence. Notre
culture a tendance à confondre la violence avec l’énergie, et l’image du monde
que les médias diffusent l’y encourage. La phrase de Jack Lang " contre toute
forme de censure " est hypocrite : les programmes audiovisuels sont autant de
cours d’éducation civique.
Que l’on ne me dise pas que cette formation à la violence est
inefficace, donc sans conséquences. La programmation doit-elle tenir compte de
cette responsabilité ? Si oui, cela ne constitue-t-il pas une censure, certains
programmes étant exclus de la diffusion ? Cette censure-là n’est-elle pas
nécessaire ? si oui, ne faut-il pas définir ses critères de sorte qu’elle puisse
être intelligente ?
NB : cette fiche a suscité des
réactions.