Beaucoup de personnes sont, comme moi, choquées par
les ratés des appareils judiciaire et policier : négation de la
présomption d'innocence, procédés d'intimidation et d'humiliation (menottes, détention
préventive, fouille corporelle), liturgie (quelque peu ridicule) des tribunaux,
viol
répété du secret de l'instruction, compensations dérisoires offertes aux innocents
injustement emprisonnés. Les réactions négatives
envers les améliorations que le législateur tente d'apporter à la
garde à vue sont révélatrices : qui donc ignore la
façon dont les choses se passent parfois ? s'agit-il de pouvoir continuer à torturer
(moralement ou physiquement) en toute discrétion ?
Le phénomène est plus marqué aux États-Unis. La
réglementation y oblige une femme
détenue à porter des menottes pendant son accouchement. Une affaire récente
illustre ce système répressif : un condamné à la prison pour meurtre,
innocent, s'évade puis est repris. Sa peine est allongée. Puis on trouve le
coupable. La peine pour meurtre est annulée, mais on le maintient en prison "parce
qu'il n'avait pas le droit de s'évader". Il n'est pas venu à l'idée du procureur
de lui demander pardon et de le libérer en l'indemnisant : le détenu, même
s'il se savait innocent, avait "violé la loi"
en s'évadant ! Mettre en prison un innocent, n'est-ce pas de la séquestration
arbitraire ? Ce procureur ne semblait pas tourmenté par
cette idée, et sans doute certains des nôtres ne le sont pas non plus.
Remontons du phénomène à sa cause : la société demande aux policiers et aux magistrats moins de trouver et
punir les coupables que d'équilibrer sur le plan symbolique le plateau que remplissent
les crimes et délits, par un autre plateau que remplissent la répression et la sanction.
Bien sûr tout le monde préfère que la personne sanctionnée soit le coupable,
mais tant pis pour elle sinon : elle
jouera utilement le rôle du bouc émissaire dont le sacrifice compense et efface la faute commise.
Lors d'un cocktail, j'ai demandé à un procureur de la République
(question déplacée, certes) ce qu'il pensait des erreurs judiciaires. Il m'a répondu :
"les erreurs judiciaires, ça n'existe pas". Cette réponse, destinée bien sûr à me "remettre à ma place"
et à me "donner une leçon de savoir-vivre", m'a
d'abord paru stupide : tout logicien sait
combien le risque d'erreur est élevé. Je ne l'ai comprise que récemment : en
effet l'erreur
judiciaire n'existe pas, puisqu'il faut un condamné pour équilibrer la balance symbolique
entre crime et châtiment.
L'angoisse devant l'insécurité et le désir de répression
sont proportionnels à l'inquiétude que
suscitent les difficultés économiques, inquiétude complaisamment attisée par les
médias. En criminalisant la consommation personnelle de
drogue, on remplit les prisons de gens qui n'ont rien à y faire. On y garde des
fous, des vieux de plus de 90 ans. Je n'aime pas Papon, mais qu'on
le laisse donc sortir et cuver son déshonneur, qu'on laisse sortir et mourir
dehors les
autres vieux criminels ! En France, un pour mille de la population est en prison (aux
États-Unis, c'est un pour cent). Une bonne part des 99,9 % restants, se croyant à
l'abri de l'arbitraire comme on se croit à l'abri des accidents de voiture, trouvent ce système
rassurant. Le malheur des détenus leur procure un
sommeil agréable.
Il n'existe pas de personne plus estimable qu'un policier, un
magistrat, qui sait rester intelligent et humain. Son travail le met au contact de réalités
que tout le monde veut ignorer, et il voit la société comme un radiologue voit
un corps. Il faut qu'il sache supporter ce spectacle pénible en gardant le sens de la
dignité humaine. Les moins robustes préfèreront fonctionner comme des robots de la répression.
Il est d'ailleurs difficile pour un magistrat de conserver
son équilibre psychologique. Son métier le met dans la position débilitante
de celui "qui a raison", "qui
dit le vrai", "qui représente la Loi", "qui a le
dernier mot". On place dans cette situation redoutable de jeunes gens frais émoulus de
l'École de la magistrature. Leur vie durant,
ils n'auront jamais à supporter la contradiction de la part des justiciables (ce serait
une insulte à magistrat). Il y a de quoi en faire des enfants
gâtés (Voltaire disait moins aimablement : "des boeufs-tigres, bêtes comme des
bœufs, cruels comme des tigres"). Il faut d'ailleurs tout ignorer de la nature
humaine pour ne pas entrevoir les voluptés que procure l'abus de pouvoir,
exercice pervers d'autant plus délectable qu'il sera mieux déguisé en
rigueur morale. Ceux - il y en a bien sûr - qui surmontent ces difficultés et ces
sournoises tentations méritent notre admiration.
Si la loi est nécessaire à la vie
en société, le respect envers la personne humaine l'est davantage, surtout quand
cette personne est en position d'infériorité comme le sont le détenu dans la
prison et plus généralement
l'individu devant les institutions. Dans "Le temps des
policiers" (Fayard 1970), Jacques Lantier a opposé le concept de "tranquillité
publique" à celui d'"ordre public". Il ouvrait ainsi une
piste à la réflexion : la tranquillité publique, c'est notamment le fait que
tout citoyen soit protégé contre l'arbitraire. Puisqu'il faut
pour être clair et complet faire appel aussi aux sentiments de prudence
égoïste, rappelons à l'amateur d'ordre que l'arbitraire, cela n'arrive pas
qu'aux autres.
NB : Cette fiche a suscité une
réponse que vous trouverez en cliquant ici.
Voir aussi la fiche
du 1er janvier 2002.
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