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A propos de justice et de police : le sacrifice humain

21 janvier 2001


Liens utiles

- Canicule dans les prisons
- Sept ans de solitude
- A propos de la peine de mort
- Les institutions contre l'intelligence

-
La personne du prisonnier est sacrée

Beaucoup de personnes sont, comme moi, choquées par les ratés des appareils judiciaire et policier : négation de la présomption d'innocence, procédés d'intimidation et d'humiliation (menottes, détention préventive, fouille corporelle), liturgie (quelque peu ridicule) des tribunaux,  viol répété du secret de l'instruction, compensations dérisoires offertes aux innocents injustement emprisonnés. Les réactions négatives envers les améliorations que le législateur tente d'apporter à la garde à vue sont révélatrices : qui donc ignore la façon dont les choses se passent parfois ? s'agit-il de pouvoir continuer à torturer (moralement ou physiquement) en toute discrétion ? 

Le phénomène est plus marqué aux États-Unis. La réglementation y oblige une femme détenue à porter des menottes pendant son accouchement. Une affaire récente illustre ce système répressif : un condamné à la prison pour meurtre, innocent, s'évade puis est repris. Sa peine est allongée. Puis on trouve le coupable. La peine pour meurtre est annulée, mais on le maintient en prison "parce qu'il n'avait pas le droit de s'évader". Il n'est pas venu à l'idée du procureur de lui demander pardon et de le libérer en l'indemnisant : le détenu, même s'il se savait innocent, avait "violé la loi" en s'évadant ! Mettre en prison un innocent, n'est-ce pas de la séquestration arbitraire ? Ce procureur ne semblait pas tourmenté par cette idée, et sans doute certains des nôtres ne le sont pas non plus.

Remontons du phénomène à sa cause : la société demande aux policiers et aux magistrats moins de trouver et punir les coupables que d'équilibrer sur le plan symbolique le plateau que remplissent les crimes et délits, par un autre plateau que remplissent la répression et la sanction. Bien sûr tout le monde préfère que la personne sanctionnée soit le coupable, mais tant pis pour elle sinon : elle jouera utilement le rôle du bouc émissaire dont le sacrifice compense et efface la faute commise.

Lors d'un cocktail, j'ai demandé à un procureur de la République (question déplacée, certes) ce qu'il pensait des erreurs judiciaires. Il m'a répondu : "les erreurs judiciaires, ça n'existe pas". Cette réponse, destinée bien sûr à me "remettre à ma place" et à me "donner une leçon de savoir-vivre", m'a d'abord paru stupide : tout logicien sait combien le risque d'erreur est élevé. Je ne l'ai comprise que récemment : en effet l'erreur judiciaire n'existe pas, puisqu'il faut un condamné pour équilibrer la balance symbolique entre crime et châtiment.

L'angoisse devant l'insécurité et le désir de répression sont proportionnels à l'inquiétude que suscitent les difficultés économiques, inquiétude complaisamment attisée par les médias. En criminalisant la consommation personnelle de drogue, on remplit les prisons de gens qui n'ont rien à y faire. On y garde des fous, des vieux de plus de 90 ans. Je n'aime pas Papon, mais qu'on le laisse donc sortir et cuver son déshonneur, qu'on laisse sortir et mourir dehors les autres vieux criminels ! En France, un pour mille de la population est en prison (aux États-Unis, c'est un pour cent). Une bonne part des 99,9 % restants, se croyant à l'abri de l'arbitraire comme on se croit à l'abri des accidents de voiture, trouvent ce système rassurant. Le malheur des détenus leur procure un sommeil agréable. 

Il n'existe pas de personne plus estimable qu'un policier, un magistrat, qui sait rester intelligent et humain. Son travail le met au contact de réalités que tout le monde veut ignorer, et il voit la société comme un radiologue voit un corps. Il faut qu'il sache supporter ce spectacle pénible en gardant le sens de la dignité humaine. Les moins robustes préfèreront fonctionner comme des robots de la répression. 

Il est d'ailleurs difficile pour un magistrat de conserver son équilibre psychologique. Son métier le met dans la position débilitante de celui "qui a raison", "qui dit le vrai", "qui représente la Loi", "qui a le dernier mot". On place dans cette situation redoutable de jeunes gens frais émoulus de l'École de la magistrature. Leur vie durant, ils n'auront jamais à supporter la contradiction de la part des justiciables (ce serait une insulte à magistrat). Il y a de quoi en faire des enfants gâtés (Voltaire disait moins aimablement : "des boeufs-tigres, bêtes comme des bœufs, cruels comme des tigres"). Il faut d'ailleurs tout ignorer de la nature humaine pour ne pas entrevoir les voluptés que procure l'abus de pouvoir, exercice pervers d'autant plus délectable qu'il sera mieux déguisé en rigueur morale. Ceux - il y en a bien sûr - qui surmontent ces difficultés et ces sournoises tentations méritent notre admiration.

Si la loi est nécessaire à la vie en société, le respect envers la personne humaine l'est davantage, surtout quand cette personne est en position d'infériorité comme le sont le détenu dans la prison et plus généralement l'individu devant les institutions. Dans "Le temps des policiers" (Fayard 1970), Jacques Lantier a opposé le concept de "tranquillité publique" à celui d'"ordre public". Il ouvrait ainsi une piste à la réflexion : la tranquillité publique, c'est notamment le fait que tout citoyen soit protégé contre l'arbitraire. Puisqu'il faut pour être clair et complet faire appel aussi aux sentiments de prudence égoïste, rappelons à l'amateur d'ordre que l'arbitraire, cela n'arrive pas qu'aux autres. 

NB : Cette fiche a suscité une réponse que vous trouverez en cliquant ici

Voir aussi la fiche du 1er janvier 2002