RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

La personne du prisonnier est sacrée

8 janvier 2004

Pour lire un peu plus :

- Le sacrifice humain
- Canicule dans les prisons
- Sept ans de solitude
- A propos de la peine de mort

- A la découverte du Mal
- Torture et liberté

- A propos de l'affaire Rhodia
-
Le ministère de l'injustice

Le prisonnier est enfermé entre des murs ; il est soumis au pouvoir de ceux qui le détiennent.

Cette contrainte est comme la concrétisation physique, visible, de la contrainte invisible que subit tout être humain. Chacun de nous habite en effet une maison mentale dont les murs sont des habitudes, des idées, des langages formés par l’éducation, les influences reçues et l’expérience. Cette « maison » nous est nécessaire : sans elle, nous ne pourrions ni interpréter les événements, ni agir. Mais elle nous emprisonne : les choses que notre intellect n’est pas prêt à percevoir, nous ne les voyons pas. Il est difficile de la modifier et d’en sortir. C'est donc aussi une prison mentale, d’autant plus contraignante que ses murs sont moins perceptibles.

Par ailleurs nous sommes soumis à des pouvoirs dans la famille, l’entreprise, la vie sociale : les règles du savoir-vivre, les exigences de l’organisation, la réglementation nous entourent d’un réseau de contraintes nécessaires à la vie en société mais souvent implicites et parfois capricieuses. A chaque instant nous risquons de les enfreindre et d’en subir la sanction.

*  *

Chacun de nous est porteur des potentialités illimitées que comporte la nature humaine. Mais par ailleurs chacun subit les contraintes de son destin particulier, de son individualité concrète. Il en résulte une souffrance, le « mal métaphysique », qui est le propre de la condition humaine.

Il suffit de lire des biographies, ou d’observer ceux qui nous entourent, pour voir que devant cette souffrance nous sommes tous égaux : l’empereur est sur le même pied que l’esclave, celui « qui a réussi » sur le même pied que le « raté ». Quelle que soit en effet une « réussite », elle ne comble pas l’écart qui sépare la réalisation individuelle, inévitablement limitée, de l’illimité potentiel auquel il aura fallu renoncer. Cette souffrance propre à notre condition, le sage apprend à vivre avec elle : à défaut de la supprimer, il l’assume.

*  *

Le prisonnier, qu’il s’agisse d’un prisonnier de guerre ou de droit commun, est une allégorie vivante de la condition humaine. Les murs et le règlement de la prison, les caprices qu’il subit, sont comme une matérialisation de notre prison mentale et des pouvoirs auxquels nous sommes soumis. Dans la mesure où il est entravé, privé de moyens d’action, soumis au bon vouloir de ses gardiens, il est réduit à sa seule humanité, cette humanité qu’il possède entièrement et qu’il partage avec chacun de nous. Dans cette même mesure, et quelles que soient les fautes qu’il a pu commettre, il est revêtu de la même innocence que le petit enfant : sa personne est sacrée.

Il ne s’agit pas ici de bons sentiments mais de pure, simple et ferme logique. Je sais que certains détenus avaient commis des actes odieux et, relâchés, récidiveraient peut-être. Je sais que certains d'entre eux reproduisent en prison les rapports de force et les privilèges dont ils avaient pris l’habitude auparavant. Je n’idéalise donc pas les prisonniers, pas plus que je ne diabolise leurs gardiens. Mais je le répète : dans la mesure où le prisonnier ne peut pas se défendre contre la force, sa personne est sacrée.

*  *

Quittons la métaphysique pour la morale, terrain plus familier. Nous convenons tous en principe que celui qui abuse de sa force contre une personne sans défense est un lâche : si le prisonnier est sans défense, celui qui le maltraite est donc un lâche.

Admettons, par hypothèse, qu’il soit non seulement commode mais équitable de sanctionner par la prison certains crimes ou délits. On ne devra cependant jamais accepter que l’entrave mise ainsi à la liberté de mouvement soit aggravée par des humiliations, le manque d’hygiène, la soumission à l’arbitraire et à la violence.

De cette violence, des magistrats prennent cependant leur parti. Ainsi le juge Halphen a observé, sans que cela ne l’incite semble-t-il à agir, qu’au commissariat de police de Dreux les gens en garde à vue étaient « attachés nus au radiateur et frappés[1] ». Des juges d'instruction à qui l’on présente des personnes au visage tuméfié acceptent, sans poser beaucoup de questions, l’explication classique par la chute dans un escalier. Un silence plus complice que pudique couvre les viols qui se commettent dans les prisons.

Les magistrats ne font ainsi que ce que la société leur demande. Au besoin, réel, de rationalité du système judiciaire répond la procédure qui garantit en principe le respect des droits de l’accusé et la recherche de la vérité. Mais il existe un autre besoin, irrationnel, implicite. Que les prisonniers soient privés des plaisirs que comporte la vie courante, cela procure à ceux qui en jouissent un piment qui en relève le goût. Se trouver du côté de l’autorité, mépriser et écraser les faibles, cela permet de se placer au-dessus de la condition humaine et d'oublier le mal métaphysique. « Vihyitem k'Elohim », siffle l'esprit du Mal à l’oreille du pervers, « vous serez comme Dieu » (Genèse 3,5).

Le besoin d’humilier l’autre, de le faire souffrir, fait bon ménage avec la bonne conscience et le sentimentalisme. Les médias, qui font commerce de notre émotion, parlent abondamment des victimes des catastrophes naturelles ou des accidents. Cela masque et le mécanisme, et les conséquences de la perversité qui, elle, relève de la volonté humaine.

Il est facile, et trop courant, de dire que la peine que subit le prisonnier ne fait que compenser la faute qu’il a commise. Certains vont jusqu'à penser, parfois jusqu'à dire, que le prisonnier étant un réprouvé il est juste de lui faire subir l'enfer sur terre. Pourtant jamais le législateur n'a dit, dans les sociétés démocratiques, que la peine de prison devait comporter l’humiliation ni qu’elle devait être infligée avec violence.

On qualifie de « réaliste » l'attitude qui consiste à admettre l'état des choses tel qu'il est. Mais ce « réalisme », qui accepte l'inacceptable tant que c'est un autre qui le supporte, ne peut convenir qu'à des brutes. La faible qualité morale de notre société se révèle lorsque ceux qui dénoncent les « prisons à quatre étoiles », ou réclament « une attitude plus répressive envers les détenus », trouvent des oreilles complaisantes.

Ce qui est vrai pour les détenus de droit commun l’est non pas davantage, mais de façon encore plus évidente, lorsqu’il s’agit de prisonniers de guerre.


[1] Éric Halphen, Sept ans de solitude, Denoël 2002, p. 49.