Le prisonnier est enfermé entre
des murs ; il est soumis au pouvoir de ceux qui le détiennent.
Cette contrainte est comme la
concrétisation physique, visible, de la contrainte invisible que subit tout
être humain. Chacun de nous habite en effet une maison mentale dont les murs sont des
habitudes, des idées, des langages formés par l’éducation, les influences
reçues et l’expérience. Cette « maison » nous est nécessaire : sans elle, nous
ne pourrions ni interpréter les événements, ni agir. Mais
elle nous emprisonne : les choses que notre intellect n’est pas prêt à
percevoir, nous ne les voyons pas. Il est difficile de la modifier et d’en
sortir. C'est donc aussi une prison mentale, d’autant plus
contraignante que ses murs sont moins perceptibles.
Par ailleurs nous sommes soumis
à des pouvoirs dans la famille, l’entreprise, la vie sociale : les règles du
savoir-vivre, les exigences de l’organisation, la réglementation nous entourent
d’un réseau de contraintes nécessaires à la vie en société mais souvent implicites et parfois capricieuses. A chaque instant nous risquons
de les enfreindre et d’en subir la sanction.
* *
Chacun de nous est porteur des potentialités illimitées que
comporte la nature humaine. Mais par ailleurs chacun subit les contraintes de
son destin particulier, de son individualité concrète. Il en résulte une
souffrance, le « mal métaphysique », qui est le propre de la condition humaine.
Il suffit de lire des
biographies, ou d’observer ceux qui nous entourent, pour voir que
devant cette souffrance nous sommes tous égaux : l’empereur est sur le même pied que
l’esclave, celui « qui a réussi » sur le même pied que le « raté ». Quelle que
soit en effet une « réussite », elle ne comble pas l’écart qui sépare la
réalisation individuelle, inévitablement limitée, de l’illimité potentiel auquel
il aura fallu renoncer. Cette souffrance propre à notre condition, le sage apprend
à vivre avec elle : à défaut de la supprimer, il l’assume.
* *
Le prisonnier, qu’il s’agisse
d’un prisonnier de guerre ou de droit commun, est une allégorie vivante de la
condition humaine. Les murs et le règlement de la prison, les caprices qu’il
subit, sont comme une matérialisation de notre prison mentale et des pouvoirs
auxquels nous sommes soumis. Dans la mesure où il est entravé, privé de moyens
d’action, soumis au bon vouloir de ses gardiens, il est réduit à sa seule
humanité, cette humanité qu’il possède entièrement et qu’il partage avec chacun
de nous. Dans cette même mesure, et quelles que soient les fautes qu’il a pu
commettre, il est revêtu de la même innocence que le petit enfant : sa personne
est sacrée.
Il ne s’agit pas ici de bons
sentiments mais de pure, simple et ferme logique. Je sais que certains
détenus avaient commis des actes odieux et, relâchés, récidiveraient
peut-être. Je sais que certains d'entre eux reproduisent en prison les rapports de
force et les privilèges dont ils avaient pris l’habitude auparavant. Je n’idéalise
donc pas les
prisonniers, pas plus que je ne diabolise leurs gardiens. Mais je le répète :
dans la mesure où le prisonnier ne peut pas se défendre contre la
force, sa personne est sacrée.
* *
Quittons la métaphysique pour
la morale, terrain plus familier. Nous convenons tous en principe que celui qui abuse de sa
force contre une personne sans défense est un lâche : si le prisonnier est sans
défense, celui qui le maltraite est donc un lâche.
Admettons, par hypothèse, qu’il
soit non seulement commode mais équitable de sanctionner par la prison certains
crimes ou délits. On ne devra cependant jamais accepter que l’entrave mise ainsi à la liberté de
mouvement soit aggravée par des humiliations, le manque d’hygiène, la soumission
à l’arbitraire et à la violence.
De cette violence, des
magistrats prennent cependant leur parti. Ainsi le juge Halphen a observé, sans
que cela ne l’incite semble-t-il à agir, qu’au commissariat de police de Dreux les gens en
garde à vue étaient « attachés nus au radiateur et frappés ».
Des juges d'instruction à qui l’on présente des personnes au visage tuméfié acceptent, sans
poser beaucoup de questions, l’explication classique par la chute dans un
escalier. Un silence plus complice que pudique couvre les viols qui se
commettent dans les prisons.
Les magistrats ne font ainsi
que ce que la société leur demande. Au besoin, réel, de rationalité du système
judiciaire répond la procédure qui garantit en principe le respect des
droits de l’accusé et la recherche de la vérité. Mais il existe un autre besoin,
irrationnel, implicite. Que les
prisonniers soient privés des plaisirs que comporte la vie courante, cela procure
à ceux qui en jouissent un piment qui en relève le goût. Se trouver du côté de
l’autorité, mépriser et écraser les faibles, cela permet de se placer
au-dessus de la condition humaine et d'oublier le mal métaphysique. « Vihyitem
k'Elohim », siffle l'esprit du Mal à l’oreille
du pervers, « vous serez comme
Dieu » (Genèse 3,5).
Le besoin d’humilier l’autre,
de le faire souffrir, fait bon ménage
avec la bonne conscience et le sentimentalisme. Les médias, qui font commerce de
notre émotion, parlent abondamment des
victimes des catastrophes naturelles ou des accidents. Cela masque et le
mécanisme, et les conséquences de la perversité qui, elle, relève de la
volonté humaine.
Il est facile, et trop courant,
de dire que la peine que subit le prisonnier ne fait que
compenser la faute qu’il a commise. Certains vont jusqu'à penser, parfois
jusqu'à dire, que le prisonnier étant un réprouvé il est juste de lui faire
subir l'enfer sur terre. Pourtant jamais le législateur n'a dit, dans les
sociétés démocratiques, que la peine de prison devait comporter l’humiliation ni qu’elle
devait être infligée avec violence.
On qualifie de
« réaliste » l'attitude qui consiste à admettre l'état des choses tel
qu'il est. Mais ce « réalisme », qui accepte l'inacceptable tant que
c'est un autre qui le
supporte, ne peut convenir qu'à des brutes. La faible qualité morale de notre société
se révèle lorsque ceux qui dénoncent les « prisons à quatre étoiles »,
ou
réclament « une attitude plus répressive envers les détenus », trouvent des
oreilles complaisantes.
Ce qui est vrai pour les
détenus de droit commun l’est non pas davantage, mais de façon encore plus
évidente, lorsqu’il s’agit de prisonniers de guerre.
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