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Torture et liberté

7 février 2005

Pour lire un peu plus :

- La personne du prisonnier est sacrée

Conformément aux accords qu'ont passés les nations civilisées, l'armée américaine s'interdit absolument de maltraiter des prisonniers :


Extraits du règlement de l'armée américaine

« La convention de Genève et la loi américaine proscrivent explicitement les actes de violence ou d’intimidation, y compris la torture physique ou mentale, les menaces, les insultes ou l’utilisation de traitements inhumains lors des interrogatoires. Violer cette interdiction est un acte criminel punissable sous le code de justice militaire.

« La torture consiste en l’administration d’une souffrance physique ou mentale intense dans le but d’obtenir une confession ou une information, ou pour satisfaire un penchant sadique. 

« La torture (…) est une technique peu efficace : elle procure des résultats douteux (…) et incite la personne interrogée à dire ce qu’elle croit que l’interrogateur souhaite entendre (…). Elle fait courir aux soldats américains et alliés tombés aux mains de l’ennemi le risque d’être eux-mêmes torturés (…) »

Field Manual 34-52, Intelligence Interrogation, Headquarters, Department of the Army, Washington, 28 septembre 1992, p. 1-8
 

Mais après l'attentat du 11 septembre 2001 la Maison Blanche a consulté le ministère de la Justice pour savoir si des militaires et agents du gouvernement risquaient d'être poursuivis en raison des méthodes utilisées lors de l'interrogatoire des prisonniers.

L'Office of Legal Counsel du ministère, sous la signature du juge Jay S. Bybee, a alors défini la torture de façon beaucoup plus laxiste que ne le fait le règlement militaire [1]. A lire son mémorandum, ni le supplice de la baignoire qu’affectionnait la Gestapo, ni la « gégène » qu’a utilisée l’armée française en Algérie n'auraient été des tortures.


Avis
du ministère de la Justice

« Si la souffrance est physique, elle doit (pour que l'on puisse dire qu'il y a torture) être de l’ordre de celle qui accompagne de graves dommages physiques comme la mort ou l’arrêt d’un organe. Une "souffrance mentale sévère" implique que l’on ne souffre pas seulement au moment même, mais qu’il subsiste un dommage psychologique durable analogue au stress post-traumatique. (…) Il existe une gamme d’actes qui, tout en constituant une punition ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant, n’atteignent cependant pas le niveau de la torture ».

Standard of Conduct for Interrogation under 18 U.S.C. §§ 2340-2340A, Office of Legal Counsel, Attorney General of the United States, 1er août 2002, p. 46
 

Pour qu'un mauvais traitement puisse être qualifié de torture, il faudrait en outre qu'il eût été commis expressément dans cette intention : « Même si la personne (accusée d'être un tortionnaire) sait que ses actions vont susciter une grande souffrance, si son but n'est pas de la provoquer, on ne peut pas lui imputer l'intention spécifique (de torturer) ». Avec ce casuisme qui met la langue elle-même à la torture, il sera pratiquement impossible de démontrer que quelqu'un a torturé quelqu'un d'autre.

Une copie de ce mémorandum, publiée par le Washington Post, a suscité une réaction scandalisée. La Maison Blanche l'a donc désavoué mais il avait déjà été suivi d'effet.

On a pu ainsi à Guantánamo soumettre des prisonniers à des traitements que le sens commun qualifie de torture : entraver un détenu pendant plusieurs jours dans une position douloureuse, le contraindre à se souiller de ses propres excréments, le soumettre à une température, un bruit, une lumière extrêmes etc. [1]

Le flou qu'a introduit ce mémorandum permet au président de ne pas sembler mentir lorsqu’il dit interdire la torture, alors qu'elle se pratique sous son autorité soit directement, soit en utilisant le procédé que désigne l'euphémisme « extraordinary rendition » : exporter un détenu pour qu'il puisse être torturé hors du territoire américain.

Plusieurs généraux américains ont protesté contre ces méthodes, mais ils n’ont pas été écoutés.

*  *

Ce ne peut pas être pour des raisons d'efficacité que l'on torture, puisque la torture est notoirement inefficace au plan du renseignement [2]. D'ailleurs si l'on donnait vraiment la priorité au renseignement il serait prioritaire d’améliorer le système d’information du FBI qui est lamentable, ou encore les capacités d’analyse de la CIA qui ont été dévastées. L’efficacité du renseignement dépend en effet non tant de la collecte de l’information élémentaire – dont la masse est déjà écrasante – que de la qualité de la synthèse.

En outre la torture est non seulement inefficace, mais contre-productive. Toute guerre, à une époque où l'extermination n'est plus tolérée, devra en effet aboutir à un partenariat économique et culturel entre les anciens ennemis. Mais il sera difficile ou impossible de construire un tel partenariat si l'on a semé la haine en maltraitant des prisonniers.

La torture, inutile ou nocive au plan pratique, ne peut s'expliquer qu'au plan symbolique. Posons une hypothèse : ceux qui mènent la guerre du Bien contre le Mal, se considérant comme des élus, estiment que leurs adversaires sont des réprouvés. Les mauvais traitements qu’ils leur infligent seraient alors un acte rituel analogue à un sacrifice humain.

Guantánamo laissera une tache dans l’histoire américaine comme l'a fait l’internement des Américains d’origine japonaise pendant la seconde guerre mondiale (cela n’autorise pas les Français à se croire supérieurs : qu’ils se rappellent les taches de leur propre histoire !)

*  * 

George W. Bush a choisi le thème de la liberté pour son discours d’investiture. Celui qui laisse maltraiter des prisonniers n'est pourtant pas qualifié pour parler de liberté, sauf à déformer le sens des mots.

Il vient par ailleurs de nommer Alberto R. Gonzales Attorney General, c'est-à-dire ministre de la Justice des États-unis. M. Gonzales est ce conseiller de la Maison Blanche qui avait commandité le travail de l'Office of Legal Counsel. C'est dire que le mémorandum du juge Bybee n'est pas vraiment désavoué, tout en ayant été désavoué verbalement.


[1] Ces techniques sont utilisées à Guantánamo : lire Mark Daner, « We Are All Torturers Now », The New York Times, 6 janvier 2005.

[2] Sous la torture, un détenu avouera n'importe quoi : la désinformation s'accroît parallèlement au déshonneur. Ainsi un détenu de Guantánamo  qui ne pouvait plus supporter le régime d’isolation a avoué être celui que l’on voyait aux côtés de Ben Laden sur une vidéo. Mais comme il est citoyen britannique, les services anglais l’on fait libérer en prouvant qu’il était en Angleterre quand la vidéo a été enregistrée. Cf. Bob Herbert, « Stories From the Inside », The New York Times, 7 février 2005.