Conformément aux
accords qu'ont passés les nations civilisées, l'armée américaine s'interdit
absolument de maltraiter des prisonniers :
Extraits du règlement de l'armée américaine
« La convention de Genève et
la loi américaine proscrivent explicitement les actes de violence ou
d’intimidation, y compris la torture physique ou mentale, les menaces, les
insultes ou l’utilisation de traitements inhumains lors des interrogatoires.
Violer cette interdiction est un acte criminel punissable sous le code de
justice militaire.
« La torture consiste en
l’administration d’une souffrance physique ou mentale intense dans le but
d’obtenir une confession ou une information, ou pour satisfaire un penchant
sadique.
« La torture (…) est une
technique peu efficace : elle procure des résultats douteux (…) et incite la
personne interrogée à dire ce qu’elle croit que l’interrogateur souhaite
entendre (…). Elle fait courir aux soldats américains et alliés tombés aux
mains de l’ennemi le risque d’être eux-mêmes torturés (…) »
Field Manual 34-52, Intelligence Interrogation,
Headquarters, Department of the Army, Washington, 28 septembre 1992, p. 1-8
Mais après l'attentat du 11
septembre 2001 la Maison Blanche a consulté le ministère de la Justice pour
savoir si des militaires et agents du gouvernement risquaient d'être poursuivis
en raison des méthodes utilisées lors de l'interrogatoire des prisonniers.
L'Office of Legal Counsel
du ministère, sous la signature du juge Jay S. Bybee, a alors défini la torture
de façon beaucoup
plus laxiste que ne le fait le règlement militaire .
A lire son mémorandum, ni le supplice de la baignoire qu’affectionnait la Gestapo, ni la
« gégène » qu’a utilisée l’armée française en Algérie n'auraient été des tortures.
Avis du ministère de la Justice
« Si la souffrance est physique, elle
doit (pour que l'on puisse dire qu'il y a torture) être de l’ordre de celle qui accompagne de graves dommages physiques
comme la mort ou l’arrêt d’un organe. Une "souffrance mentale sévère"
implique que l’on ne souffre pas seulement au moment même, mais qu’il subsiste
un dommage psychologique durable analogue au stress post-traumatique. (…) Il
existe une gamme d’actes qui, tout en constituant une punition ou un traitement
cruel, inhumain ou dégradant, n’atteignent cependant pas le niveau de la torture ».
Standard
of Conduct for Interrogation under 18 U.S.C. §§ 2340-2340A,
Office of Legal Counsel, Attorney General of the United States, 1er août 2002,
p. 46
Pour qu'un mauvais traitement puisse être
qualifié de torture, il faudrait en outre qu'il eût été commis expressément dans
cette intention : « Même si la personne (accusée d'être un tortionnaire) sait
que ses actions vont susciter une grande souffrance, si son but n'est pas de la
provoquer, on ne peut pas lui imputer l'intention spécifique (de torturer) ».
Avec ce casuisme qui met la langue elle-même à la torture, il sera pratiquement
impossible de démontrer que quelqu'un a torturé quelqu'un d'autre.
Une copie de ce mémorandum,
publiée par le Washington Post, a suscité une réaction scandalisée. La Maison
Blanche l'a donc désavoué mais il avait déjà été suivi d'effet.
On a pu ainsi à Guantánamo
soumettre des prisonniers à des traitements que le sens commun qualifie de torture
: entraver un détenu pendant plusieurs jours dans une position
douloureuse, le contraindre à se souiller de ses propres excréments, le soumettre à
une température, un bruit, une lumière extrêmes etc.
Le flou qu'a introduit ce mémorandum permet au président de ne pas sembler
mentir lorsqu’il dit interdire la torture, alors qu'elle se pratique sous son
autorité soit directement, soit en utilisant le procédé que désigne l'euphémisme « extraordinary
rendition » : exporter un détenu pour qu'il puisse être torturé hors du territoire
américain.
Plusieurs généraux américains ont
protesté contre ces méthodes, mais ils n’ont pas été
écoutés.
* *
Ce ne peut pas être pour des raisons d'efficacité que l'on torture,
puisque la torture est notoirement inefficace au plan du renseignement
.
D'ailleurs si l'on donnait vraiment la
priorité au renseignement il serait prioritaire d’améliorer le
système d’information du FBI qui est lamentable, ou encore les
capacités d’analyse de la CIA qui ont été dévastées. L’efficacité du
renseignement dépend en effet non tant de la collecte de l’information
élémentaire – dont la masse est déjà écrasante – que de la qualité de la
synthèse.
En outre la torture est non
seulement inefficace, mais contre-productive. Toute guerre, à une époque où
l'extermination n'est plus tolérée, devra en effet aboutir à un partenariat économique
et culturel entre les anciens ennemis. Mais il sera difficile ou impossible
de construire un tel partenariat si l'on a semé la haine en maltraitant des
prisonniers.
La torture, inutile ou nocive
au plan pratique, ne peut s'expliquer qu'au plan symbolique. Posons une hypothèse : ceux qui mènent la
guerre du Bien contre le Mal, se considérant comme des élus, estiment que leurs
adversaires sont des réprouvés. Les mauvais traitements qu’ils leur
infligent seraient alors un acte rituel analogue à un sacrifice humain.
Guantánamo laissera une tache
dans l’histoire américaine comme l'a fait l’internement des Américains d’origine
japonaise pendant la seconde guerre mondiale (cela n’autorise pas les Français à
se croire supérieurs : qu’ils se rappellent les taches de leur
propre histoire !)
* *
George W. Bush a choisi le
thème de la liberté pour son discours d’investiture. Celui qui laisse maltraiter
des prisonniers n'est pourtant pas qualifié pour parler de liberté,
sauf à déformer le sens des mots.
Il vient par ailleurs de nommer
Alberto R. Gonzales Attorney General, c'est-à-dire ministre de la Justice des
États-unis. M. Gonzales est ce conseiller de la Maison Blanche
qui avait commandité le travail de l'Office of Legal Counsel. C'est dire
que le mémorandum du juge Bybee n'est pas vraiment désavoué, tout en ayant été
désavoué verbalement.
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