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A la découverte du Mal

15 mars 2003


Liens utiles

- Fonder l'humanisme en raison
- Dangers du nominalisme
- La personne du prisonnier est sacrée

Chaque individu, aussi talentueux soit-il, ne peut que constater l’écart entre ses aspirations, qui traduisent les potentialités illimitées dont il est porteur, et l’inévitable médiocrité de son destin. Chacun est en effet contraint par l’espace et le temps ; aucun n’est doué d’ubiquité, aucun ne peut espérer consacrer à l’apprentissage et à la vie active plus de quelques dizaines d’années. La plupart de nos potentialités sont ainsi destinées à rester stériles.

Il n’est pas facile de prendre son parti de cet écart, de comprendre qu’il est inséparable de notre condition, de calmer la souffrance qu’il suscite. Pour beaucoup de personnes cette souffrance est insupportable ; et lui céder, c’est le « mal métaphysique », racine du Mal tout court.

Le Mal revêt diverses formes. Certaines personnes choisissent l’anesthésie : elles « dorment leur vie », se protégeant de tout contact avec la nature et avec autrui jusqu’à ce que la mort vienne les soulager de leur fardeau : subordonnés trop dociles, soldats trop disciplinés, époux et parents trop sentimentaux, intellectuels trop émotifs, on les reconnaît à leur refus de toute pensée consciente et ferme. D’autres choisissent de s’assimiler à une secte, une race, une nation, un sexe, seuls porteurs pensent-elles de l’humanité vraie : recroquevillées au cœur du cercle des élus, elles méprisent ou haïssent le reste de l’humanité. D’autres encore, trop conscientes de leur faiblesse intime, tentent de la compenser en cultivant la violence, l’affirmation de soi par le verbe, le geste ou les armes : le fascisme, le nazisme en sont des manifestations[1], ainsi que les comportements pervers que l'on peut rencontrer dans la vie courante[2].

Le mal métaphysique est pour chacun une tentation permanente. Il incite au désespoir, au suicide, à la haine envers ceux dont les talents nous font souffrir. La frontière qui sépare le Bien du Mal passe ainsi à l'intérieur de chaque être humain, de chaque culture, de chaque Nation : quiconque prétend la faire passer entre des êtres humains, des cultures, des Nations cède à une inspiration diabolique (ce qui ne veut pas dire, notons-le, que toutes les cultures soient égales : ce serait nier leurs différences, nier aussi le perfectionnement que leur apporte la civilisation[3]). 

Le Mal, qui est rusé, emprunte volontiers le costume et le langage des religieux pour appeler au meurtre, comme lors des croisades et des guerres de religion, comme le font aujourd’hui les blasphémateurs qui invitent au sacrifice humain ou qui prétendent faire la guerre au nom du Bien, blasphème suprême. « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits » (Matthieu, 7, 16).

Le sectarisme, qui trace autour des « élus » le cercle au delà duquel ne se trouvent que des « réprouvés », proclame la fiction de la pureté des élus. Leur vigilance envers la tentation est ainsi désarmée et, par un retournement bien naturel, ceux qui se disent Bons et Purs, ayant rompu leur lien avec l’humanité, se mettent au service du diable lui-même[4].


[2] Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral, Pocket 2000

[3] Une culture où l’on utilise les chiffres arabes est supérieure, pour la pratique du calcul, à une autre où l’on utilise les chiffres romains. Une culture où la numération se réduit à « un, deux, trois, beaucoup » est inférieure, lorsqu’il s’agit de compter, à une autre où l’on est capable d’énoncer n’importe quel nombre entier, aussi grand soit-il. Cependant, comme l’on peut qualifier les cultures selon des paramètres divers, il est impossible de dire que celle-ci est en tout supérieure à celle-là, l’ordre dépendant des pondérations que l’on applique aux paramètres : telle tribu isolée dans la forêt, où l’on compte par « un, deux, trois, beaucoup », dispose d’une connaissance supérieure des plantes médicinales présentes dans son environnement.

[4] Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), Ethik, Kaiser 1949.