Chaque individu, aussi
talentueux soit-il, ne peut que constater l’écart entre ses aspirations, qui
traduisent les potentialités illimitées dont il est porteur, et l’inévitable
médiocrité de son destin. Chacun est en effet contraint par l’espace et le
temps ; aucun n’est doué d’ubiquité, aucun ne peut espérer consacrer à
l’apprentissage et à la vie active plus de quelques dizaines d’années. La
plupart de nos potentialités sont ainsi destinées à rester stériles.
Il n’est pas facile de prendre
son parti de cet écart, de comprendre qu’il est inséparable de notre condition,
de calmer la souffrance qu’il suscite. Pour beaucoup de personnes cette
souffrance est insupportable ; et lui céder, c’est le « mal métaphysique »,
racine du Mal tout court.
Le Mal revêt diverses formes.
Certaines personnes choisissent l’anesthésie : elles « dorment leur vie », se
protégeant de tout contact avec la nature et avec autrui jusqu’à ce que la mort
vienne les soulager de leur fardeau : subordonnés trop dociles, soldats trop
disciplinés, époux et parents trop sentimentaux, intellectuels trop émotifs, on
les reconnaît à leur refus de toute pensée consciente et ferme. D’autres
choisissent de s’assimiler à une secte, une race, une nation, un sexe, seuls
porteurs pensent-elles de l’humanité vraie : recroquevillées au cœur du cercle
des élus, elles méprisent ou haïssent le reste de l’humanité. D’autres encore,
trop conscientes de leur faiblesse intime, tentent de la compenser en cultivant
la violence, l’affirmation de soi par le verbe, le geste ou les armes : le
fascisme, le nazisme en sont des manifestations,
ainsi que les comportements pervers que l'on peut rencontrer dans la vie
courante.
Le mal métaphysique est pour
chacun une tentation permanente. Il incite au désespoir, au suicide, à la haine
envers ceux dont les talents nous font souffrir. La frontière qui sépare le Bien
du Mal passe ainsi à l'intérieur de chaque être humain, de chaque
culture, de chaque Nation : quiconque prétend la faire passer entre des
êtres humains, des cultures, des Nations cède à une inspiration diabolique (ce
qui ne veut pas dire, notons-le, que toutes les cultures soient égales :
ce serait nier leurs différences, nier aussi le perfectionnement que leur
apporte la civilisation).
Le Mal, qui est rusé, emprunte
volontiers le costume et le langage des religieux pour appeler au meurtre, comme
lors des croisades et des guerres de religion, comme le font aujourd’hui les
blasphémateurs qui invitent au sacrifice humain ou qui prétendent faire la
guerre au nom du Bien, blasphème suprême. « Vous les reconnaîtrez à leurs
fruits » (Matthieu, 7, 16).
Le sectarisme, qui trace autour
des « élus » le cercle au delà duquel ne se trouvent que des « réprouvés »,
proclame la fiction de la pureté des élus. Leur vigilance envers la tentation
est ainsi désarmée et, par un retournement bien naturel, ceux qui se disent Bons
et Purs, ayant rompu leur lien avec l’humanité, se mettent au service du diable
lui-même.