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Commentaire sur :
Éric Halphen, Sept ans de solitude, Denoël 2002

10 mars 2002


Liens utiles

- Le sacrifice humain
- Canicule dans les prisons
- A propos de la peine de mort

- A la découverte du Mal
-
Torture et liberté
- La personne du prisonnier est sacrée
- A propos de l'affaire Rhodia

J'ai beaucoup appris en lisant ce livre. Ceux qui prétendent qu'il ne dit rien connaissent notre société mieux que moi. Le fonctionnement de la justice doit être un sujet de préoccupation pour tout citoyen. 

Je respecte le magistrat hanté par le risque de l'erreur judiciaire, ils sont trop rares. J'aime qu'il soit modeste devant la complexité des faits, la fragilité des témoignages, les errements de sa propre intuition, mais intrépide devant les personnes. Je conviens que la qualité principale d'un bon juge d'instruction n'est ni la ténacité, ni le courage, ni la technicité, mais la froideur (p. 215). Ce n'est pas en effet de bons sentiments que nous autres justiciables avons besoin, ni d'"autorité", mais d'exactitude. 

Le juge d'instruction voit défiler des affaires affreuses : la misère, la folie suscitent des crimes sordides (pp. 60 à 62). "80 % du rôle des assises est composé d'affaires d'inceste" (p. 248). Certaines pratiques policières l'inquiètent mais Halphen estime ne rien pouvoir faire : "au commissariat de Dreux, les personnes placées en garde à vue sont attachées nues à un radiateur et frappées" (p. 49). Il existe des espaces de non droit que le juge ne fait qu'entrevoir, comme les halles de Rungis "ententes, intimidations, mises à l'index, incendies criminels pour toucher les primes d'assurance" (pp. 57 et 58) ou la prison de Fresnes "trafics en tous genres, morts suspectes, violences, affaires de mœurs" (p. 58). On devine que pour Halphen l'"insécurité" qui remplit les médias n'est que le symptôme superficiel d'un mal profond, du Mal multiforme, la question étant de savoir comment l'institution judiciaire peut s'organiser pour l'affronter. 

Je croyais les juges d'instruction responsables des violations fréquentes et choquantes du secret de l'instruction. Halphen explique qu'une cinquantaine de personnes ont accès aux procès-verbaux des auditions (p. 182) : dans ces conditions les fuites sont inévitables et il est pratiquement impossible d'en identifier les responsables. 

La procédure n'est pas très compliquée mais technique et elle utilise un vocabulaire spécial. Savez-vous ce que c'est qu'un "réquisitoire supplétif" ? je l'ignorais. C'est l'autorisation d'instruire une affaire découverte à l'occasion des investigations du juge, mais annexe ou étrangère à celle qu'il instruisait au départ. Pour bloquer le magistrat qui travaille sur un dossier à ramifications multiples, le parquet dispose de l'arme absolue : lui refuser les réquisitoires supplétifs. Un autre procédé, c'est d'annuler ses procédures ; il a été abondamment utilisé par la chambre d'accusation envers Halphen. 

L'efficacité de l'appareil judiciaire se mesure naturellement selon sa capacité à punir les coupables et à laisser tranquilles les innocents. Or des coupables passent à travers les mailles, et des innocents sont condamnés (p. 64). Il y a là un déficit d'efficacité qu'Halphen explique à la fois par les défauts de la procédure et par la médiocrité des magistrats, sans dire quelle est la principale de ces deux causes. Il n'évoque pas le "manque de moyens", plainte pourtant fréquente dans la magistrature.  

Il est impossible d'intimider Halphen. Il estime naturel de convoquer le président de la République, il perquisitionne aux sièges des partis de la majorité. Pourquoi, dit-il, les affaires impliquent-elles désormais souvent les hommes politiques ? parce que la décentralisation a accru simultanément les responsabilités des élus locaux et les tentations auxquelles ils sont soumis ; et aussi parce que l'alternance politique suscite des révélations, des dénonciations qui n'existaient pas du temps où le même camp restait longtemps au pouvoir (p. 170). Ce mécanisme est en effet plausible. 

Halphen aime son métier mais il n'est pas corporatiste. Il est sans complaisance envers ses collègues. Son portrait du procureur Barrau est d'une cruauté à la Saint-Simon (p. 152). S'il reconnaît ne pas avoir le droit ce critiquer les décisions des chambres d'accusation qui ont annulé ses procédures (p. 125), il les commente et analyse le fonctionnement de ces chambres en des termes tels qu'il n'en reste plus rien debout. Halphen est un professionnel sérieux qui a été désavoué par des personnes placées en position d'autorité, mais qu'il estime moins compétentes que lui. Ses explications sonneront juste pour tous ceux, juristes, ingénieurs, médecins, militaires etc. qui ont connu la même expérience. 

Halphen n'est pas complaisant non plus envers les autres professions. Les journalistes d'investigation, dit-il, ne font pas d'investigation mais colportent des ragots (p. 187). Ils se font ainsi les vecteurs de manipulations ourdies par des avocats ou des services officieux. On comprend mieux pourquoi leurs analyses suivent des trajectoires erratiques, l'affirmation péremptoire d'un jour étant implicitement contredite peu après par une affirmation tout aussi péremptoire, mais contraire. 

Enfin les "affaires", Chirac, Schuller, l'OPAC etc. J'ai souvent pensé que les magistrats y allaient fort avec les hommes politiques mais les confidences que le juge reçoit off, après les interrogatoires, font entrevoir un monde effrayant : "Certains ont peur de finir dans la Seine, les pieds coulés dans un bloc de béton" (p. 96). Ainsi le Paris des années 80 et 90 ressemble au Chicago des années 20 et 30. Là aussi, les explications sonnent juste.

Le lecteur d'un tel témoignage ne dispose pas des pièces du dossier ni des rapports des enquêteurs ; il a pour seule arme sa capacité à lire ce qui est écrit, à lire aussi "entre les lignes", à sentir si cela "sonne juste" ou non. Il sait par expérience que seule une conviction sincère permet de forger certaines phrases ; il sait que, les simulacres étant souvent trop bien construits, l'authenticité fait bon ménage avec la maladresse de la composition. Halphen sort de l'épreuve de la lecture aussi crédible qu'il est possible de l'être. C'est tant pis pour ceux qu'il dérange.

Certains s'offusquent qu'Halphen ait pris contact avec le PS, puis avec Chevènement, pour se lancer dans une carrière politique. Je n'y vois rien que de naturel. Il est normal qu'un professionnel désavoué par ses collègues, et qui estime devoir militer pour améliorer le fonctionnement de l'institution judiciaire, cherche à participer au pouvoir législatif ou exécutif.