Réponse à A propos de justice et
de police reçue le 6 février 2001 du directeur juridique d'une entreprise
Votre note sur la justice et la
police m’entraîne sur un terrain sur lequel le n’ai que trop tendance à
aller. Je vais essayer d’y réagir par quelques remarques.
Le droit et la justice (à l’origine
et aujourd’hui encore, il n’y pas de différence fondamentale entre l’un
et l’autre) ont un objet essentiellement pratique : mettre de l’ordre,
réparer un désordre. Ça paraît simple ? (question suspecte m’avez-vous dit
devant un café). Ça ne l’est évidemment pas : quel ordre ? l’ordre
simplement social ? chacun à sa place, à chacun selon son dû, (qu’est-ce
que son dû ? question de justice distributive ou de justice commutative) ou
ordre cosmique, ou transcendant, ou historique ? Selon une conception purement
privée, la justice a besoin d’un juge mais non de la loi ; la common law s’en
passe fort bien. Tout acte de justice est subjectif et contingent.
Pourquoi peut-on, doit-on
immédiatement compliquer des choses qui devraient rester si simples ? Parce que
la justice est aussi ancienne que la société. Rappelez-vous les deux attributs
universels de tout pouvoir : protéger le groupe contre les risques et les
agressions extérieurs (faire la guerre, être chef de guerre), et rendre la
justice entre les membres du groupe (ceux qui n’appartiennent pas au groupe ne
sont pas des sujets de justice). Aujourd’hui encore en France, la justice est
rendue au nom du souverain : " Au nom du peuple
français... " C’est toujours ainsi que toute décision de justice,
même celles de la Cour des comptes, est rédigée. D’où une question
redoutable : est-il sérieux de parler de justice universelle ?
La justice n’est pas vraiment
une nouveauté ! Ce n’est pas Internet ! Dieu sait si l’on a écrit,
discuté, théorisé sur elle, et si on l’a réformée. Dieu sait aussi que
les problèmes qui lui sont soumis, ceux qui agacent l’opinion, sont anciens.
Mais il en est de nouveaux : ceux relatifs à l’évolution
des sciences de la vie, à la disparition des frontières qui,
traditionnellement, charpentent les catégories juridiques : les sexes (transsexualité),
la vie (conception et naissance), la mort (à partir de quand une personne
est-elle morte?), mort et meurtre (euthanasie). Le caractère vertigineux de ces
interrogations qui, en d’autres temps, auraient été tranchées par la
religion ou par la tradition, ne fait-il pas perdre de vue l’objectif propre
de la justice : établir, rétablir l’ordre, et que chacun obtienne son dû, hic
et nunc ?
Je ne suis pas sûr que le droit,
ou que la justice soit très soucieuse de vérité. Rigueur ou cohérence, oui.
Vérité ? La question de la vérité est trop difficile pour que le juriste
puisse en faire dépendre une décision. Vérité du fait, oui. Et encore !
Voyez la répression du proxénétisme ou du recel. Le droit procède souvent
par voie de présomption ou d’acte d’autorité. Le juge doit juger sous
peine de déni de justice. Rappelez-vous la preuve par les ordalies et par le
jugement de Dieu : que s’agissait-il de savoir ? La vérité ? Ne cherchait-on
pas plutôt à déterminer en faveur de qui étaient les Dieux ? Et je vais
poser une question scandaleuse : est-il utile de connaître la vérité vraie ?
Est-il juste de s’en rapporter à la vérité vraie ? À quoi sert-il de
connaître la valeur esthétique absolue d’une œuvre d’art dans un procès
relatif à sa vente ? S’en préoccupe-t-on vraiment ? Sa valeur esthétique ne
dépend-elle pas de sa valeur marchande ? N’est-elle pas cette valeur
marchande ? Vaste débat !
L’ordre public est une
notion-clef du droit. Ordre public et bonnes mœurs auxquels les particuliers ne
peuvent déroger même dans leurs rapports privés. Ordre public qui justifie
les mesures de police administratives dérogatoires aux libertés publiques.
Règles d’ordre public auxquelles l’autorité réglementaire elle-même ne
peut déroger. On le voit : l’ordre public ne se réduit pas à la
tranquillité publique. A mon sens, il ne s’agit pas pour autant d’une
notion polysémique ; il est manifeste qu’une même idée d’ordre social
impératif est sous-jacente dans tous les cas.
La pompe judiciaire a ses raisons
fort bien vues et décrites par Michel Foucault dans " Surveiller et
punir ", si j’ai bon souvenir. Pensez-vous vraiment qu’aujourd’hui
le sentiment intime que l’on a de la justice puisse avoir à lui seul quelque
effet sur les consciences ? La théâtralité des débats a, elle, son
efficacité. Songez à Roland Dumas qui, la semaine dernière a perdu son
sang-froid. Je ne pense pas qu’une commission administrative de retrait de
permis de conduire ait jamais l’effet d’une audience pénale avec sa
liturgie, ses effets de manche, ses prêtres (les initiés), etc. L’absence de
pompe de la justice administrative est sans doute une des raisons du faible
intérêt que lui porte l’opinion. La justice pénale est humaine (ou elle le
paraît) ; tout le monde peut avoir le sentiment de parfaitement comprendre le
procès. La justice administrative, inquisitoriale et incompréhensible, toute
de componction et de sérieux, est ennuyeuse et fade.
Ainsi que je vous l’ai dit,
Paul Ricœur s’est intéressé à la justice, et il a suivi dans les salles d’audience
de nombreux procès dont il a tiré un livre : " Le juste ",
que je n’ai pas lu et dont je ne peux donc pas vous parler, mais qui est
certainement à lire.
Je vous suis pour penser que l’association
de la justice à la police est préoccupante. Peut-il en être autrement dans
une société qui investigue partout, même dans les consciences (examens
psychologiques) ? Je suis suffisamment vieux pour être attentif et pour être
peiné des mises en examen de certains évêques tenus par le secret de la
confession. La justice serait-elle au-dessus du sacré, et au nom de quel ordre
? Mais lorsqu’on en arrive là, de quoi parle-t-on ? de la justice ou de la
société ?
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