Vous rappelez-vous 1967 ? Année
d’un calme étrange ! L’ambiance était étouffante. De Gaulle, grand homme qui ne
supportait pas la contradiction, s’était entouré de médiocres qui parlaient à la radio
avec
componction. Dans l’entreprise régnait une hiérarchie soupçonneuse : les
« jeunes » étaient mal vus, il convenait d’être servile. Les étudiants
semblaient passifs comme des veaux que l’on mène à l’abattoir.
Nous étions emmaillotés par la
pensée comme par le pouvoir. Les théories à la mode, quelle que soit leur
origine, se rejoignaient en une même clé de voûte pour nous enjoindre la défiance envers l'utilisation de
notre cervelle : dans tout ce que nous pouvions penser et dire, les marxistes décelaient l’idéologie bourgeoise ; les
psychanalystes, le refoulement ; les structuralistes, un langage oeuvrant à
notre insu ; les sociologues, notre conditionnement social ; les amateurs de
surréalisme, une confusion entre le réel et l'imaginaire. Le naïf qui croyait
penser par lui-même se faisait rudement remettre à sa place dans les dîners
parisiens !
Certains, obéissant à la mode,
adhéraient simultanément à toutes ces sectes théoriques. Ils parlaient avec
autorité en marxistes, psychanalystes, structuralistes et sociologues. Ni Marx,
ni Freud, ni
Saussure, ni Durkheim, ni Breton ne se seraient
reconnus dans un tel syncrétisme, mais les doctrinaires n'avaient lu que des
textes choisis. Ils formaient un clergé animé des meilleures intentions : s’ils identifiaient le
mécanisme qui déterminait nos pensées, c’était pour nous initier, puis nous affranchir de notre idéologie bourgeoise, de nos complexes, de nos
illusions, de notre conditionnement, de notre réalisme naïf.
En 1967 nous étions donc coincés
entre l’autoritarisme des gouvernants et le formalisme des doctrinaires. Opposés les uns aux autres, ils étaient d’accord pour nier toute
valeur à la pensée personnelle, jugée illégitime ou illusoire. Ils nous
serraient, pour notre plus grand bien, entre les mâchoires d’une pince
sournoise. Le seul choix offert était d’adhérer au pouvoir ou à
la mode intellectuelle.
Ainsi la France, après avoir
sacrifié sa population sur les champs de bataille de 14-18, sacrifiait son
intelligence. Au nom de la pensée elle-même, nous disait-on, défense
de penser ! car la pensée, la volonté individuelles ne sont qu’illusion
petite-bourgeoise et usurpation. Je me demande si
cette intimidation des esprits ne nous a pas infligé des pertes plus cruelles
encore que celles de la guerre : il n’est pas de pire mutilation pour un être
humain que d’être privé de son cerveau.
Notre malaise était d’autant
plus profond qu’il était indicible. L’une des issues possibles était l’explosion
passionnelle, irraisonnée, brouillonne, destructrice qui se produisit l’année
suivante – et qui eut pour premier effet, laissant la liberté de pensée en chantier, de
renforcer et le pouvoir, et la mode intellectuelle, et la pince qu’ils
formaient ensemble.
2003 est-il un nouveau
1967 ?
Par certains aspects, 2003
ressemble à 1967. Certes la mode intellectuelle a changé : l’édifice théorique
qui nous impressionnait tant en 1967 s’est évaporé pour faire place au
libéralisme. Certes la possibilité de l’alternance a mis une sourdine à
l’arrogance des politiques. Pourtant, mutatis mutandis, les ingrédients
d’une explosion semblent de nouveau réunis.
Les politiques de 1967
parlaient de la « grandeur » et de la « mission » de la France avec une
assurance qui faisait ricaner les enfants des vaincus de 1940. Les politiques de
2003 parlent de sécurité, de retraite, d’immigration, d’économie. Serions-nous
devenus un pays de vieillards avares et peureux, les yeux fixés sur le CAC 40 ?
Voilà qui nous ferait regretter la « grandeur » et la « mission » d’autrefois !
Qui sommes-nous, nous autres
Français ? Qu’avons-nous à proposer au monde ? Quelle civilisation
entendons-nous promouvoir, quelles valeurs ? Quelle
est la personnalité de notre nation ? Quelle personnalité souhaitons-nous
pour l’Europe ? Ces questions concernent le long terme. Nous aurions besoin de
stratèges, voire de prophètes : nous n'avons que des tacticiens et des
gestionnaires.
Cette même difficulté, nous la
rencontrons dans nos entreprises. Durant les années 90, les directions générales
ont fermé la bouche des gens du terrain en leur disant : « Ce qui compte, c’est
le cours de l’action, c’est la plus-value qui satisfait l’actionnaire. Nous
savons nous y prendre, à preuve : le cours monte et cela nous permet de lever
des fonds pour acheter d’autres entreprises. Il faut grossir pour survivre ! ».
Cela s’est achevé par le
scandale et la faillite. Aujourd'hui, dans les entreprises apparemment les plus solides, la direction générale, désemparée,
cherche à tâtons un nouveau cap. Voici les phrases que l’on entend à la cantine,
à la cafeteria où loin du formalisme des réunions se condense la culture
d’entreprise : « La stratégie est en panne ! », « On ne sait pas où on va ! »,
« Les décisions obéissent à un mouvement brownien, chaque initiative étant suivie
par une autre sans que l’on se soucie de capitaliser ! », « L’activisme remplace
l’action, la velléité remplace la volonté ! », « L'entreprise délocalise vers la
Chine, le Maroc ou l'Inde, où sont les emplois de demain ? ». Et
pour qui sait
observer, le désordre du système d'information témoigne du désordre de
l'entreprise.
* *
Le libéralisme est tout aussi
dogmatique, tout aussi négateur de la pensée et de la volonté individuelles que ne
l’était le carcan intellectuel du XXe siècle. Il postule que
l’économie et la société fonctionnent au mieux si on libère, si on déchaîne la
puissance créatrice du marché. Celui-ci joue alors le rôle dévolu jadis au sens
de l'histoire ou au langage : point n’est besoin de penser ni de vouloir, si
ce n’est pour se mettre au service d'une force dont on attend tout. Supposez
que vous fassiez une découverte. « Elle ne vaut rien, vous dira le doctrinaire,
puisqu’elle vient d’un individu alors que seules les forces du marché peuvent
produire de la valeur. Si votre idée était bonne, cela se saurait déjà ».
Il est vrai qu'il existe une
autre version du libéralisme : celle qui attribue le rôle principal à l'esprit
d'entreprise, à l'entrepreneur. A la bonne heure ! Mais ce n'est pas cette
version-là que véhiculent les doctrinaires, qui ne sont pas entrepreneurs mais
universitaires, politiques ou administrateurs.
2004 sera-t-il un nouveau
1968 ? Je n’en sais rien. Il était impossible en 1967 de savoir ce qui se
passerait l’année suivante, mais on pouvait sentir un malaise
potentiellement explosif. De ce point de vue 2003 vaut 1967.
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