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Sommes-nous en 1967 ?

31 octobre 2003


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Vous rappelez-vous 1967 ? Année d’un calme étrange ! L’ambiance était étouffante. De Gaulle, grand homme qui ne supportait pas la contradiction, s’était entouré de médiocres qui parlaient à la radio avec componction. Dans l’entreprise régnait une hiérarchie soupçonneuse : les « jeunes » étaient mal vus, il convenait d’être servile. Les étudiants semblaient passifs comme des veaux que l’on mène à l’abattoir.

Nous étions emmaillotés par la pensée comme par le pouvoir. Les théories à la mode, quelle que soit leur origine, se rejoignaient en une même clé de voûte pour nous enjoindre la défiance envers l'utilisation de notre cervelle : dans tout ce que nous pouvions penser et dire, les marxistes décelaient l’idéologie bourgeoise ; les psychanalystes, le refoulement ; les structuralistes, un langage oeuvrant à notre insu ; les sociologues, notre conditionnement social ; les amateurs de surréalisme, une confusion entre le réel et l'imaginaire. Le naïf qui croyait penser par lui-même se faisait rudement remettre à sa place dans les dîners parisiens !

Certains, obéissant à la mode, adhéraient simultanément à toutes ces sectes théoriques. Ils parlaient avec autorité en marxistes, psychanalystes, structuralistes et sociologues. Ni Marx, ni Freud, ni Saussure, ni Durkheim, ni Breton ne se seraient reconnus dans un tel syncrétisme, mais les doctrinaires n'avaient lu que des textes choisis. Ils formaient un clergé animé des meilleures intentions : s’ils identifiaient le mécanisme qui déterminait nos pensées, c’était pour nous initier, puis nous affranchir de notre idéologie bourgeoise, de nos complexes, de nos illusions, de notre conditionnement, de notre réalisme naïf.

En 1967 nous étions donc coincés entre l’autoritarisme des gouvernants et le formalisme des doctrinaires. Opposés les uns aux autres, ils étaient d’accord pour nier toute valeur à la pensée personnelle, jugée illégitime ou illusoire. Ils nous serraient, pour notre plus grand bien, entre les mâchoires d’une pince sournoise. Le seul choix offert était d’adhérer au pouvoir ou à la mode intellectuelle.

Ainsi la France, après avoir sacrifié sa population sur les champs de bataille de 14-18, sacrifiait son intelligence. Au nom de la pensée elle-même, nous disait-on, défense de penser ! car la pensée, la volonté individuelles ne sont qu’illusion petite-bourgeoise et usurpation. Je me demande si cette intimidation des esprits ne nous a pas infligé des pertes plus cruelles encore que celles de la guerre : il n’est pas de pire mutilation pour un être humain que d’être privé de son cerveau.

Notre malaise était d’autant plus profond qu’il était indicible. L’une des issues possibles était l’explosion passionnelle, irraisonnée, brouillonne, destructrice qui se produisit l’année suivante – et qui eut pour premier effet, laissant la liberté de pensée en chantier, de renforcer et le pouvoir, et la mode intellectuelle, et la pince qu’ils formaient ensemble.

2003 est-il un nouveau 1967 ?

Par certains aspects, 2003 ressemble à 1967. Certes la mode intellectuelle a changé : l’édifice théorique qui nous impressionnait tant en 1967 s’est évaporé pour faire place au libéralisme. Certes la possibilité de l’alternance a mis une sourdine à l’arrogance des politiques. Pourtant, mutatis mutandis, les ingrédients d’une explosion semblent de nouveau réunis.

Les politiques de 1967 parlaient de la « grandeur » et de la « mission » de la France avec une assurance qui faisait ricaner les enfants des vaincus de 1940. Les politiques de 2003 parlent de sécurité, de retraite, d’immigration, d’économie. Serions-nous devenus un pays de vieillards avares et peureux, les yeux fixés sur le CAC 40 ? Voilà qui nous ferait regretter la « grandeur » et la « mission » d’autrefois !

Qui sommes-nous, nous autres Français ? Qu’avons-nous à proposer au monde ? Quelle civilisation entendons-nous promouvoir, quelles valeurs ? Quelle est la personnalité de notre nation ? Quelle personnalité souhaitons-nous pour l’Europe ? Ces questions concernent le long terme. Nous aurions besoin de stratèges, voire de prophètes : nous n'avons que des tacticiens et des gestionnaires.

Cette même difficulté, nous la rencontrons dans nos entreprises. Durant les années 90, les directions générales ont fermé la bouche des gens du terrain en leur disant : « Ce qui compte, c’est le cours de l’action, c’est la plus-value qui satisfait l’actionnaire. Nous savons nous y prendre, à preuve : le cours monte et cela nous permet de lever des fonds pour acheter d’autres entreprises. Il faut grossir pour survivre ! ».

Cela s’est achevé par le scandale et la faillite. Aujourd'hui, dans les entreprises apparemment les plus solides, la direction générale, désemparée, cherche à tâtons un nouveau cap. Voici les phrases que l’on entend à la cantine, à la cafeteria où loin du formalisme des réunions se condense la culture d’entreprise : « La stratégie est en panne ! », « On ne sait pas où on va ! », « Les décisions obéissent à un mouvement brownien, chaque initiative étant suivie par une autre sans que l’on se soucie de capitaliser ! », « L’activisme remplace l’action, la velléité remplace la volonté ! », « L'entreprise délocalise vers la Chine, le Maroc ou l'Inde, où sont les emplois de demain ? ». Et pour qui sait observer, le désordre du système d'information témoigne du désordre de l'entreprise. 

*  *

Le libéralisme est tout aussi dogmatique, tout aussi négateur de la pensée et de la volonté individuelles que ne l’était le carcan intellectuel du XXe siècle. Il postule que l’économie et la société fonctionnent au mieux si on libère, si on déchaîne la puissance créatrice du marché. Celui-ci joue alors le rôle dévolu jadis au sens de l'histoire ou au langage : point n’est besoin de penser ni de vouloir, si ce n’est pour se mettre au service d'une force dont on attend tout. Supposez que vous fassiez une découverte. « Elle ne vaut rien, vous dira le doctrinaire, puisqu’elle vient d’un individu alors que seules les forces du marché peuvent produire de la valeur. Si votre idée était bonne, cela se saurait déjà ».

Il est vrai qu'il existe une autre version du libéralisme : celle qui attribue le rôle principal à l'esprit d'entreprise, à l'entrepreneur. A la bonne heure ! Mais ce n'est pas cette version-là que véhiculent les doctrinaires, qui ne sont pas entrepreneurs mais universitaires, politiques ou administrateurs.

2004 sera-t-il un nouveau 1968 ? Je n’en sais rien. Il était impossible en 1967 de savoir ce qui se passerait l’année suivante, mais on pouvait sentir un malaise potentiellement explosif. De ce point de vue 2003 vaut 1967.