Commentaire sur :
Ferdinand de Saussure, Cours de
Linguistique générale, Payot 1916
6 avril 2002
Saussure a, comme beaucoup de penseurs, ressenti des scrupules devant l'écriture :
comment figer dans l'écrit une pensée qui ne cesse d'évoluer ? Le "Cours de linguistique générale" (CLG), son oeuvre
la plus connue, a en fait été rédigé par des étudiants qui avaient collationné des
notes de cours. Il faut donc le lire avec prudence.
Le CLG présente des traits que l'on rencontre
souvent dans les
textes fondamentaux : la forme est simple, la langue claire, la pensée dense.
Cela contraste de façon parfois comique avec les commentaires tarabiscotés fournis en note,
parfois émaillés de contresens
évidents.
Les épigones n'ont pas l'énergique simplicité du pionnier.
Si la théorie de Saussure est fondée sur des éléments simples, son exposé
comporte des incidentes qui prolongent la perspective vers les profondeurs de la
complexité. Il en est de la logique comme de la musique : le débutant croit
jouer du piano quand il ânonne les premières mesures d'un morceau ; le
professionnel qui aspire au statut de virtuose joue mécaniquement sans savoir ce qu'il fait ; seul le musicien qui a mûri son art
peut conjuguer rigueur et plaisir. Saussure est dans sa spécialité
l'équivalent d'un Sviatoslav Richter.
Il en résulte que le CLG, texte court
dans une langue claire, a la
même complexité qu'un objet naturel et se prête à divers niveaux de lecture.
Il invite à la méditation. Les structuralistes ont concentré leur attention
sur sa première partie, celle où Saussure développe l'analyse
"synchronique" de la langue - c'est-à-dire l'analyse du système que
constitue une langue, en faisant abstraction de son histoire et des mécanismes de son évolution.
Les
structuralistes aimant bien la quantification, j'ai mesuré avec un peu de
malice le nombre moyens d'appels de note par page dans les chapitres du CLG :
les
premiers chapitres, consacrés à l'analyse synchronique, ont été beaucoup
plus étudiés que les chapitres portant sur l'analyse
"diachronique", l'évolution des langues.
Or il en
est de la linguistique comme de l'économie : s'il est beaucoup plus facile de formaliser
l'équilibre général que de formaliser la dynamique, chaque économie concrète
nous présente non un équilibre mais une
dynamique qui se renouvelle sans cesse, ses éléments permanents étant mobiles et fixes comme les tourbillons d'un cours d'eau. L'étude de la
conjoncture économique conduit à relativiser l'apport théorique du
modèle statique ; de même l'étude de l'évolution de la langue conduit à
relativiser l'apport théorique du structuralisme.
La langue, système de signes
Saussure distingue la langue, qu'il
considère comme un système de signes, et le langage,
qui regroupe la langue et la parole (avec ses aspects physiologiques et
acoustiques). Un signe est le doublet constitué par un concept et une
image acoustique qui lui est associée (Saussure dit aussi un "signifié" et
un "signifiant"). Les concepts ne deviennent des entités linguistiques que par leur
association avec une image sonore : celle-ci ne fait pas que transcrire
un concept préexistant, elle est nécessaire à son existence. Le signifiant
n'existe qu'associé au signifié et réciproquement.
Voici des citations du CLG qui
éclairent le propos :
A propos des signes
(p. 156) : "La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de se préciser
en se décomposant. Il n'y a donc ni matérialisation des pensées, ni
spiritualisation des sons, mais [...] la "pensée-son" implique des
divisions et la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses
amorphes. Qu'on se représente l'air en contact avec une nappe d'eau : si la
pression atmosphérique change, la surface de l'eau se décompose en une série
de divisions, c'est-à-dire de vagues ; ce sont ces ondulations qui donneront
une idée de [...] l'accouplement de la pensée avec la matière phonique".
A propos du système
(pp. 159-160) : "Puisque la langue est un système dont tous les
termes sont solidaires et où la valeur de l'un ne résulte que de la présence
simultanée des autres [...] un mot peut être échangé contre quelque chose de
dissemblable : une idée ; en outre, il peut être comparé à quelque chose de
même nature : un autre mot. Sa valeur n'est donc pas fixée tant que l'on se
borne à constater [...] qu'il a telle ou telle signification ; il faut encore
le comparer avec les [...] autres mots qui lui sont opposables".
Le signe découpe donc à la fois le monde des sons et le monde des concepts ;
s'il est nécessaire à la formation des concepts, il n'en est pas la
conséquence. En effet le concept n'existe que s'il circule, porté par le
signe, comme la valeur n'existe que si elle circule, portée par la
monnaie.
L'évolution de la langue
L'évolution de la langue résulte
de plusieurs mécanismes : phonétique, analogie, agglutination, emprunts à
d'autres langues. Par la remise
en jeu permanente des éléments de la langue, ces mécanismes assurent son renouvellement.
La langue foisonne, se diversifie,
dans les domaines où des différenciations sont nécessaires ; elle s'appauvrit lorsque l'action abandonne un domaine.
Il existe donc une tension permanente entre la langue héritée, le système, et les besoins
pratiques de l'action Cette tension suscite l'innovation, elle-même constituée
par un doublet aux deux termes également nécessaires : création individuelle plus
socialisation de la création. L'innovation obéit à la fois d'une part
aux mécanismes de la création linguistique, d'autre part à ceux de la
socialisation, ces derniers faisant un tri parmi les suggestions des individus.
L'innovation est suscitée par l'écart entre le vouloir faire et
le pouvoir dire, entre le vouloir être et le pouvoir dire. "Le changement
de l'idée précède l'agglutination" (p. 248) ; "L'analogie suppose
la conscience et la compréhension du rapport des formes entre elles" (p.
226) ; par contre, l'idée n'est pour rien dans l'évolution phonétique qui est,
elle, purement mécanique.
L'innovation obéit
à des phénomènes de mode autant qu'à la nécessité. On peut donc
s'interroger sur la qualité d'une langue, évaluée selon la pertinence du
découpage en signes qu'elle fournit aux actions que les locuteurs
entendent réaliser ; on peut aussi comparer la qualité de langues
différentes, à condition de les rapporter chacune aux actions qu'elles doivent
outiller. La qualité d'une langue est comparable à celle d'une maison, qui
fournit à ses habitants un découpage de l'espace plus ou moins commode selon
ce qu'ils veulent faire dans cet espace (Saussure dit p. 252 qu'un mot est
analogue à une maison, mais il me semble que cette analogie s'appliquerait
mieux à la langue elle-même).
La langue et le système
d'information
On peut considérer le système
d'information comme le langage de l'entreprise (cf. "linguistique
du SI"). L'analogie n'a ici rien de superficiel : Saussure
lui-même utilise un modèle en couches pour représenter les mécanismes que
met en oeuvre la conversation (p. 27). La qualité d'un SI, c'est celle du
langage qu'il met à la disposition de ses utilisateurs, la pertinence de ce
langage par rapport à leur action, son aptitude à évoluer pour s'adapter aux
changements de l'action. L'évolution de ce langage institutionnalisé peut
être l'objet d'un conflit entre les contraintes de
socialisation qu'impose l'organisation et les exigences de pertinence qu'impose
l'action.
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