Entropie du
système d'information
15 juillet 2001
Isabelle Boydens a critiqué un passage de la
page "Modestie
ou timidité ?". Voici un abrégé de ses remarques
:
Vous appelez "principes
élémentaires" : (1) définir les domaines d'action, processus de production,
"populations" d'entités, "classes d'objets" ; (2) organiser les processus pour
éviter les doubles saisies, doubles identifications, doubles connexions ; (3)
éliminer synonymes et homonymes ; (4) construire les référentiels (identifiants,
définitions), gérer les données de référence. "
Or la construction du
référentiel, la maîtrise de la sémantique ne sont pas des "principes
élémentaires". Il faut dire la vérité aux dirigeants : l'harmonisation du
référentiel est un objectif inaccessible vers lequel il faut tendre.
Comme tout ce que dit Isabelle Boydens (dont je recommande l'ouvrage "Informatique,
normes et temps"), ces remarques sont fines et pertinentes. Les contraintes
sémantiques sont simples à exprimer, difficiles à respecter. C'est comme au jeu de
Go : des règles faciles à apprendre, une maîtrise qui s'approfondit sans fin.
Dans le cas particulier des
systèmes d'information, la complexité est double ; l'une, transitoire
peut-être, tient au moment de l'histoire de l'informatique où nous
nous trouvons ; l'autre, permanente, est causée par l'entropie qui dégrade sans
cesse les systèmes
d'information.
Complexité historique
On peut distinguer trois phases dans
l'histoire de l'informatique : celle des applications, qui ont
automatisé les fonctions administratives dans les années 50 et 60
(paie, comptabilité, gestion des stocks etc.) ; celle
des systèmes d'information, qui démarre dans les années 70 avec Merise (mis au point entre 1972 et 1975) ; celle de l'informatisation des
processus qui organise l'entreprise autour du "travail assisté
par ordinateur" et débute dans les années 90 (on trouve sur le site de Bernard
Morand une utile présentation de l'histoire des
méthodes).
Chacune de ces phases peut se
représenter par un petit dessin : des applications juxtaposées, "en tuyau
d'orgue", pour la première ; des bases de données et des référentiels
pour la seconde, qui a ambitionné de corriger le désordre sémantique par l'administration des données et la gestion des données de
référence. Un petit diagramme d'activité, inspiré d'UML ("Unified
Modeling Language"), représente convenablement la troisième
qui réalise l'informatisation des processus.
C'est cette dernière phase que
j'évoque lorsque je parle de "principes élémentaires" pour
désigner les domaines d'action, processus de production,
"populations", "classes", etc. Mais nos entreprises n'ont
pas attendu UML pour s'informatiser ; les applications conçues "en tuyaux
d'orgue" dans les années 60 et 70 sont encore là et les refaire coûterait cher. Pour corriger leurs défauts les plus
criants, on leur a associé des référentiels, mais ceux-ci ne recouvrent en
général qu'une partie du SI (ainsi on aura créé un annuaire des
personnes, un annuaire de l'organisation, mais non la nomenclature des
produits, etc.). D'ailleurs la construction
d'un référentiel pose de difficiles problèmes de méthode. Enfin,
les réalisations en mode orienté objet ne concernent aujourd'hui qu'une
petite partie des SI et se juxtaposent aux
réalisations antérieures. Ainsi nos SI comportent une accumulation historique de couches
diverses obéissant chacune à des priorités et
principes différents. Les responsables tentent de se débrouiller pour tirer de
cet ensemble disparate la meilleure performance pour le moindre coût.
Évoquer, comme je l'ai fait, les
principes qui doivent orienter la construction d'un SI neuf, c'est tourner le
dos à la situation des SI actuels et se projeter dans le futur - ou
bien c'est considérer le cas hypothétique d'une entreprise nouvelle qui
partirait de zéro pour construire son SI. Cela
n'enlève rien à la qualité de ces principes, mais cela restreint
leur portée pratique.
Entropie du SI
Même si
nous étions parvenus au terme de l'évolution actuelle, même si les SI
étaient
spécifiés en UML et réalisés en mode objet, le désordre y
naîtrait comme l'entropie naît dans la matière.
Supposons que vous ayez créé dans votre
entreprise un référentiel de l'organisation immatriculant les services, les établissements
et les zones géographiques. Il s'agit
d'une base de données de référence. Tout ira bien si les divers domaines de l'entreprise
répliquent ce
référentiel sans délai dans leurs processus ou le consultent
à chaque utilisation.
Cependant les personnes qui équipent les processus seront tentées
de construire le référentiel propre à chaque processus.
Cela se passe ainsi : lors de l'écriture du code, on y introduit une copie de la
table de référence, et comme on travaille sous la contrainte des délais on remet à plus tard l'écriture du module qui
assurerait sa mise à jour. Puis on oublie la nécessité de ce module. Lors de la
recette, tout se passera bien puisque la table, étant récente, est à jour.
Mais à la longue, le référentiel évoluera, on oubliera de mettre la table du
processus à jour (il faudrait le faire à la main), l'écart se creusera entre
les deux tables et le désordre s'installera. Supposons
ainsi que le SI comporte de facto plusieurs tables pour le
découpage géographique. Vous avez découpé la France en quelques "régions"
et
donné un nom à chacune d'entre elles. Le marché évoluant, l'entreprise décide de
modifier les régions en faisant passer une ville ou un
département de l'une à l'autre. Le référentiel est
modifié ; mais les tables des divers processus ne
seront pas mises à jour ou pas en même temps. Les
régions diffèreront alors d'un processus à l'autre. Les
interfaces signaleront des erreurs, les vérifications et
redressements accapareront processeurs et back-offices. L'interprétation des
données occasionnera, lors des conversations entre dirigeants, d'interminables
perplexités.
Si le désordre concerne plusieurs
référentiels, la pagaïe est générale. Seule une gendarmerie vigilante,
ici une
direction de l'architecture ayant l'information et
l'autorité nécessaires, pourra maintenir la discipline.
Cela rappelle la circulation
automobile : le code de la route est connu, mais
chacun pouvant être tenté de faire une faute la peur du
gendarme est utile.
Eh bien, direz-vous, il
n'y a qu'à mettre des gendarmes pour maintenir l'ordre. Mais parfois les forces de l'ordre sont débordées. Supposez que vous ayez articulé votre
SI avec celui d'un partenaire : il sera difficile de lui faire
prendre en compte
les modifications de votre référentiel et
vos gendarmes n'ont pas le droit de suite chez lui.
En outre son propre SI sera en désordre : s'il utilise pour
classer ses produits une table différente par région, vous serez obligé de les
connaître toutes et de suivre leurs errements. Si
vous ne parvenez pas à faire prendre au sérieux par les dirigeants "ces
histoires informatiques" pour qu'ils en fassent un des
sujets de leurs négociations, le désordre s'insinuera par les échanges avec vos partenaires.
Une autre source de
désordre réside dans les changements de périmètre de l'entreprise. Supposez
que votre entreprise en achète une autre.
L'alignement des SI occasionnera des conflits féroces
entre équipes de managers (c'est à qui prendra le pouvoir, à qui gardera
sa place). Pendant la guérilla, vous devrez vivre avec un système
hétéroclite, des référentiels dont les nomenclatures ne correspondent pas, etc.
Dans
l'économie évolutive, innovante qui est en train de naître, les partenariats
seront fréquents, ainsi que les fusions, absorptions etc. : autant d'occasions
pour que l'entropie s'accroisse quelle que soit la qualité des gendarmes. L'état naturel du SI, ce
n'est plus l'ordre, mais un désordre contre lequel la lutte n'est jamais
gagnée. Ce n'est pas une raison pour perdre de
vue les "principes simples" sur
lesquels on peut bâtir un SI, mais il sera en pratique très difficile
de les respecter exactement.
Comment font les
forces de l'ordre lorsqu'elles sont débordées ? Elles louvoient à la recherche
d'un compromis permettant le moindre mal : elles pactisent avec une bande pour
mettre une autre bande à la raison, elles tolèrent ceci pour pouvoir réprimer
cela, elles négocient des appuis auprès de la municipalité, des familles, des
associations. Le gendarme se fait diplomate. Il en est de même du responsable
d'un SI quand les sources de désordre ont un fort débit. S'il parvenait un
instant à imposer la logique, la discipline, la méthode etc., l'ordre serait de
courte durée. Il ne pourra donc pas se contenter de préceptes logiques ; il
devra avoir aussi une sensibilité tactique pour limiter la casse et faire en
sorte que,
quoique désordonné, le SI reste assez cohérent pour rendre un service
acceptable.
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