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Modestie ou timidité ?

22 juin 2001

Lorsque l'on veut agir pour faire évoluer le système d'information d'une entreprise, on rencontre deux types d'obstacles : un obstacle "physique", qui réside dans la compréhension des enjeux de l'entreprise, de ses priorités, et de la configuration qui doit en résulter pour le système d'information ; et un obstacle "sociologique", qui réside dans les difficultés de communication avec les personnes de l'entreprise, dans les résistances qu'opposent ceux qui ne comprennent pas la portée d'un changement ou qui craignent qu'il ne leur soit défavorable. 

Physique de l'entreprise

Le fonctionnement de l'entreprise appartient, bien que celle-ci soit une création historique, au règne de la nature. Il obéit à des lois contraignantes, celles du marché sur lequel l'entreprise présente son offre, celles du crédit qui finance son activité, celles de l'organisation interne de la production. Notre connaissance de ces lois est limitée, comme dans tous les autres domaines de la nature. Nous pouvons les explorer par le raisonnement, les approcher par l'expérience, nous armer de règles et de principes, cela n'exclura jamais les surprises, et nous devons rester vigilants devant cette nature dont la richesse dépasse celle de tout raisonnement possible. Le système d'information concourt à l'exercice de la vigilance en même temps qu'il permet de maîtriser le parcours des processus de production de valeur ajoutée. Sa conception doit elle aussi obéir à des principes ; certains d'entre eux visent à éviter des erreurs grossières, et on ne penserait pas même à les mentionner si, par défaut d'intuition envers ce que nous avons appelé la "physique de l'information", ces erreurs n'étaient pas si courantes. Mentionnons ces principes élémentaires pour n'y plus revenir : bien définir les domaines d'action, les processus de production de valeur ajoutée, les "populations" d'entités concernées par ces processus, les "classes d'objets" à utiliser pour décrire ces populations ; organiser les processus de façon à éviter les doubles saisies, les doubles identifications, les connexions répétées à des applications diverses ; éliminer les synonymes et les homonymes ; construire les référentiels (identifiants, définitions des données), et gérer les données de référence, de sorte que la sémantique du système d'information soit maîtrisée... Quelle armée mettrait en campagne des soldats qui ne sauraient ni marcher, ni faire usage de leurs armes, ni distinguer l'ami de l'ennemi, et des officiers qui n'auraient reçu aucune formation à la tactique ? Une entreprise dont le système d'information viole ces principes élémentaires ressemble à une telle armée. 

Lorsque l'on a su éviter ces erreurs grossières, il reste à définir le système d'information correspondant à la stratégie de l'entreprise. Ici les choses deviennent subtiles. Supposons que votre entreprise exploite une intermédiation sur un marché. Vous avez à gérer deux relations : avec les offreurs, avec les demandeurs ; et le cœur de votre intermédiation, c'est de former des couples offre - demande de bonne qualité (c'est-à-dire qui suscitent une transaction satisfaisante pour les deux parties). Supposons maintenant qu'à l'offre principale s'ajoute une offre secondaire. C'est le cas si l'on considère le marché du travail, sur lequel l'offre principale est l'offre d'emploi, qui répond directement à la demande d'emploi, et l'offre secondaire est l'offre de formation professionnelle. On peut en effet, si l'on ne trouve pas immédiatement d'offre d'emploi pour un demandeur, chercher pour celui-ci la formation professionnelle qui lui permettrait d'être en meilleure posture sur le marché du travail. Dans ce cas, l'intermédiation doit mettre en relation non plus deux populations (offres et demandes d'emploi) mais trois (offres et demandes d'emploi, offres de formation) ; on doit traiter non plus une relation entre deux populations, mais trois relations entre trois populations ; de sorte que l'ajout d'un pôle relationnel, qui semble accroître la complexité du système d'information de 50 % (passer de deux à trois pôles) l'accroît en réalité de 200 % (passer d'une à trois relations).

L'implication du système d'information dans la relation avec le client fait elle aussi l'objet de choix stratégiques, choix d'ailleurs révélateurs des priorités de l'entreprise. Si une banque identifie non le client lui-même, mais les divers comptes qu'elle lui ouvre, de telle sorte qu'il lui est pratiquement impossible de faire le tour de l'ensemble de ses relations avec un client particulier, elle révèle que sa priorité n'est pas de connaître, ni de comprendre le client, mais de gérer séparément les divers outils commerciaux qu'elle utilise. Son regard est dirigé non vers le client, quoi qu'elle puisse dire, mais vers sa propre organisation ; l'organisation interne, les plates-bandes des diverses directions, voilà ce qui lui importe. Il en sera de même de l'opérateur télécoms qui identifie non ses clients, mais des lignes, etc.

Si une banque décide de confier à la même direction la responsabilité de la conception des services offerts à la clientèle, et du "back-office" correspondant, elle donne à cette direction la possibilité de vérifier la façon dont ses prescriptions sont appliquées et les effets qui en résultent (puisque tout ce qui se passe dans la première ligne a des conséquences visibles dans le back-office), ce qui lui permet de réagir rapidement et d'accélérer la maturation de son offre de services.  

Si une entreprise décide de gérer son offre sur l'Internet indépendamment de son offre traditionnelle (qui passe par des commerciaux, par des agences sur le terrain), et donc de rompre la cohérence de la relation avec le client selon le vecteur que celui-ci emprunte, cela veut dire qu'elle souhaite en réalité créer une nouvelle entreprise dédiée au service sur l'Internet et la rendre indépendante : car on ne peut pas impunément présenter au client deux personnalités différentes, qui ne communiquent pas entre elles. 

Ainsi la physique de l'entreprise se décalque dans la physique de l'information, et réciproquement les choix faits pour le système d'information, s'ils sont exempts d'incohérence (s'ils respectent les principes élémentaires), révèlent des choix stratégiques implicites. Si, en bonne logique, la définition de la stratégie précède la définition du système d'information, en pratique les deux démarches s'appuient mutuellement. "La guerre, dit Clausewitz, est la continuation de la politique par d'autres moyens". De même, le système d'information est la poursuite de la stratégie d'entreprise par d'autres moyens. Il arrive que la politique, notamment la géopolitique, soit déterminée par l'équilibre des forces militaires en présence (cf. "Affaire atomiques"). Il peut aussi se faire que, par un retournement de l'ordre chronologique et logique des priorités, la stratégie soit déterminée par les possibilités qu'offre le système d'information (exemple : les systèmes de réservation dans le transport aérien). 

Les questions évoquées ci-dessus, qui toutes relèvent de la physique de l'entreprise, sont des plus délicates. L'orientation stratégique de l'entreprise est, comme celle d'une nation, affaire d'adaptation aux circonstances ; elle doit épouser la propension des choses. On ne saurait l'évaluer selon les seuls critères de la psychologie, en accusant celui-ci de timidité, celui-là de témérité etc. On est là dans le domaine des choses naturelles, très complexes, dont la connaissance est difficile à communiquer, dont la maîtrise (toujours relative) s'acquiert par un talent spécial conjugué à l'expérience. La vigilance, le sens du possible, supposent une attitude fondamentalement modeste : l'esprit doit être prêt à apprendre, à tirer les leçons de l'expérience, à mouler sa décision sur la situation présente et prévisible. 

Sociologie de l'entreprise

NB : Par "sociologie de l'entreprise" j'entends non l'étude sociologique de l'entreprise, mais la détermination sociologique des comportements des acteurs.

L'entreprise sera d'autant moins "naturelle", et d'autant plus "sociologique", qu'elle accordera plus d'importance à son organisation interne, et moins d'importance au marché ; que son regard sera tourné vers l'intérieur, et non orienté vers le client ; que les décisions seront dictées par le souci d'éviter les "problèmes de personnes" plus que par la recherche de l'efficacité. 

Nous avons déjà évoqué les indices qui, dans le système d'information, trahissent la vraie priorité de l'entreprise. Mais il existe d'autres indices plus faciles à détecter. Ainsi toute entreprise qui proclame son intention de "mettre le client au cœur de l'entreprise" révèle qu'elle regarde son propre nombril : si elle accordait au client l'importance qu'il mérite, cela lui semblerait tellement naturel qu'elle n'aurait pas besoin de le dire. 

La sociologie de l'entreprise est tout naturellement portée par les forces dirigeantes - il s'agit bien sûr des dirigeants, mais aussi des réseaux (syndicats, corporations, partis politiques) qui ont pu s'emparer d'une part du pouvoir, ce qui est souvent le cas dans les entreprises anciennes et de grande taille. 

Traiter efficacement la physique de l'entreprise aura inévitablement des conséquences sociologiques. Vous introduisez l'e-business dans l'entreprise ? cela modifiera  le partage des pouvoirs, le rôle des directeurs régionaux, les missions des commerciaux, etc. Vous mettez la documentation de l'entreprise sur l'Intranet ? cela ôtera à certaines personnes un monopole qui garantissait la pérennité de leur emploi. Vous organisez la maîtrise d'ouvrage des systèmes d'information ? cela créera des inquiétudes du côté de l'informatique. Peu importe que les craintes soient justifiées ou non : elles existent et suffisent pour susciter des réactions défensives. 

Il arrive que les réalisations les plus évidentes, les plus nécessaires du point de vue de la physique de l'entreprise, soient entravées, ajournées, repoussées, d'une façon qui semble absurde à ceux qui ne discernent pas les ressorts sociologiques à l'œuvre. On entend alors un ingénieur dire : "Je me demande si je suis fou, ou si tous les autres sont fous", phrase très caractéristique. Mais il ne faut pas être naïf devant la sociologie de l'entreprise : ceux qui sont surpris ou scandalisés par les réactions de défense des personnes montrent qu'ils n'ont pas compris comment une entreprise fonctionne sur le plan symbolique, comment les angoisses, les ambitions, les rêves de chacun y prennent forme et déterminent les comportements. Les enseignements de l'école de Palo Alto sont ici utiles. 

Bien souvent, la sociologie de l'entreprise est imposée par la voie hiérarchique au responsable du système d'information avec une force écrasante, sous forme d'injonctions, de rappels au bon sens et aux évidences. Il ne peut certes pas se permettre de la négliger. Quelle doit être son attitude ?

Modestie et timidité

Nous avons dit qu'il convenait d'être intellectuellement modeste envers la physique de l'entreprise dont la complexité nous dépasse naturellement. Mais il ne faut pas être timide envers la sociologie de l'entreprise. Ce n'est pas parce que celle-ci est portée par les forces qui dirigent (qu'il s'agisse des dirigeants ou des réseaux) qu'elle doit intimider. Elle existe ; dans la mesure où elle détermine les comportements, elle est l'une des composantes de la physique de l'entreprise, et il faut donc en tenir compte comme l'on tient compte des autres composants de cette physique. Mais elle ne saurait déterminer les principes et les règles. 

En particulier, chaque fois que la sociologie entre en conflit avec les règles élémentaires du système d'information (lorsque les disputes entre services s'opposent à la mise en place d'une administration des données etc.), il faut la combattre car si on la laisse faire l'entreprise n'aura pas de système d'information et sera privée d'un organe essentiel à son existence. Chaque fois que la sociologie usurpera la place de la stratégie (que le "pas de vagues" aura le pas sur l'efficacité), il faudra la combattre parce que sinon l'entreprise risque d'être paralysée comme si elle avait la "maladie de l'homme de pierre" (nommée en médecine myosite ossifiante progressive, elle est caractérisée par une ossification du tissu musculaire). Chaque fois que la sociologie poussera l'entreprise à orienter son regard vers son nombril, à faire passer les soucis de l'organisation interne avant la considération du client ou, s'il s'agit d'une administration, à faire prévaloir la conception corporatiste du service public sur le service du public, il faudra lutter pour remettre les priorités sur pied. 

Il y faut de l'intrépidité. Cela va au rebours des consignes que l'on vous donne. Les difficultés que recèle la physique de l'entreprise sont souvent mal perçues, ou peu comprises, même dans une entreprise qui dépensera chaque année des milliards pour son système d'information ; par contre, les contraintes qu'impose la sociologie de l'entreprise sont de tous les jours. C'est donc envers ces contraintes-ci que l'on vous invitera à la modestie, au réalisme, à la patience, comme s'il s'agissait de choses "dures", contraignantes, physiques, alors qu'il s'agit de comportement et de décision. On vous demandera au besoin de sacrifier vos exigences de rigueur, de sacrifier les principes élémentaires (et donc de commettre des erreurs grossières), pour être plus accommodant, plus "souple" envers la sociologie.

Il est vrai qu'il ne faut jamais prendre la sociologie de front, et en ce sens il faut en effet être "souple". Mais du point de vue des orientations, des priorités, les choses doivent être claires : modestie devant la physique, dont la complexité nous dépasse ; intrépidité, refus de l'intimidation, devant la sociologie.

Le cérémonial qui entoure les dirigeants, les signes vestimentaires et physiques de leur importance (âge, corpulence, lunettes, habillement, décorations, coiffure, voiture), le luxe des bureaux et salles de réunion, le sérieux des huissiers et assistantes, la qualité du vocabulaire, de l'élocution, de la tenue à table, tout cela risque d'intimider, d'inhiber l'expression des nécessités physiques de l'entreprise au bénéfice de sa sociologie. Mais cet obstacle symbolique est superficiel. Soyez patients mais intrépides. Sachez faire "réaliser" par les dirigeants les contraintes, les complexités de la physique de l'information, de la physique de l'entreprise. Sachez faire émerger ces questions à l'horizon de leurs préoccupations stratégiques. A terme, ils vous sauront gré de les avoir aidés à relativiser les contraintes de la sociologie de l'entreprise. 

NB : ce texte a fait l'objet d'une critique de la part d'Isabelle Boydens.