« A quelques-uns l’arrogance tient lieu de grandeur,
l’inhumanité de fermeté, et la fourberie d’esprit »
Jean de La Bruyère (1645-1696), Les Caractères, « De l’homme » § 25.
La fonction stratégique est nécessaire à l'entreprise, mais elle est souvent accaparée et trahie par des hommes de
pouvoir. Ils bloquent, non sans perversité, les
personnes généreuses et loyales qui tentent de compenser cette trahison.
L’entreprise, la société en sont entravées ; la pensée et la recherche sont
refusées.
Ce blocage est si général que l’on dirait une
épidémie. Une fois son mécanisme compris, le prestige des hommes de pouvoir
s’évapore : alors la fonction stratégique peut être assumée par des
entrepreneurs.
Mission du stratège
La fonction du stratège est
nécessaire à l’entreprise.
Il évalue les incertitudes, soupèse les opportunités, arbitre parmi les projets,
définit les priorités. Il indique le cap à ceux qu’absorbent les tâches de
production et de gestion.
Seul responsable de ses
décisions, il écoute cependant le conseil de direction et les « gens du
terrain ». Il fonde son évaluation du possible sur sa connaissance de
l’entreprise. Mais son regard en sort, comme par un périscope, pour examiner
avec vigilance et l’horizon, et l’avenir.
Pour définir les priorités,
pour arbitrer, le stratège doit être légitime. Certes il ne peut exiger une
obéissance automatique et il doit expliquer ses décisions ; mais celles-ci ne
devront être ni ignorées, ni remises en question indéfiniment.
Le stratège n’est pas un
surhomme, mais une personne qui remplit dans l’entreprise une fonction spéciale.
Il n’est pas nécessaire pour cela d’appartenir à une aristocratie. Dans
certaines institutions (associations, ordres religieux) cette fonction est exercée à tour
de rôle, pour une durée limitée, par une personne élue.
Celui qui adhère à la
description ci-dessus évitera tout autant l’adulation que le dénigrement envers
les « patrons » et autres « dirigeants ». Ce sont des êtres
humains comme les autres.
La seule chose à considérer, c’est s’ils remplissent bien ou mal leur mission.
Symptômes
Si l’on trouve aujourd’hui, en
France, des stratèges de qualité, ils y sont excessivement rares. Étant
consultant, je nomadise d’une entreprise à l’autre et entends les confidences de
tout le monde. J’ai examiné des systèmes d’information où se révèlent, sans
masque, les priorités de l’entreprise. Voici un échantillon de ce que l'on
entend dans les entreprises industrielles ou de service, les établissements
publics, les ministères :
« La seule chose qui compte pour nos dirigeants,
c’est leur carrière personnelle. Comme le système d’information sert l’intérêt
collectif de l’entreprise et non leur intérêt individuel, ils ne lui accordent
aucune importance » (Directeur dans un grand organisme paritaire).
« La stratégie suit un mouvement brownien : on
lance un projet, puis un autre sans que le premier ait abouti ; d’un projet au
suivant, on ne se soucie pas de capitaliser. La direction générale semble
désorientée » (Cadre commercial d’une grande entreprise industrielle).
« Nous émettons une pluie de lois et textes
réglementaires, de mesures, sans évaluation préalable, sans suivi de
l’application ni observation des conséquences : seul compte pour nos
dirigeants l’effet d’image que procure la publication des textes » (Conseiller technique dans un
cabinet ministériel).
« Pendant le projet, j’étais encouragée et
félicitée par le DG ; mais ils ont profité de mon congé de maternité pour tout
détruire. J’ai protesté par écrit : alors j’ai été licenciée pour faute
grave » (Chargée de mission dans une organisation professionnelle).
« Mon directeur fait tout pour m’empêcher de
travailler. Il demande des notes, des projets. Je les fournis mais il ne
fait aucun commentaire et ne prend aucune décision. Il m’est impossible
d’obtenir un entretien avec lui. Je suis bloquée » (Ingénieur dans une
grande entreprise publique).
Je pourrais multiplier les
témoignages semblables. La compétence est piétinée (voir « le
massacre des innocents »). Je dis à ces personnes : « Tu crois être
tombée sur une exception, détrompe-toi : c’est ainsi que les choses se passent
presque partout. La stratégie est en crise ».
J’ai rencontré aussi des entreprises
convenablement dirigées. On y entend des propos tout
différents : « La boîte marche bien », « chez nous c’est organisé », « le patron
connaît son métier », « en cas de problème, on sait ce qu’on doit faire » etc.
Mais comme c’est rare !
Diagnostic
A cette crise de la stratégie,
on peut donner une explication conjoncturelle : les dirigeants doivent se
réorienter après la faillite et le scandale qu'a suscités, à la fin des années 90,
la focalisation sur la finance et sur la
communication.
Mais on peut proposer une
explication plus inquiétante. Pour vous mettre sur la
piste, je vous invite à observer la place du mot « pouvoir » dans notre
vocabulaire et nos valeurs. On « veut le pouvoir », on « prend le pouvoir », on
« défend son pouvoir », on est un « homme de pouvoir » ou une « femme de pouvoir ».
C’est autour de ce mot que se construit le projet de réussite individuelle, et non autour des
mots « action », « création » ou « entreprise ». L’« homme de pouvoir » joue
dans notre société le rôle du dominant dans les sociétés animales. Mais nous
autres êtres humains ne sommes pas seulement des animaux : dans notre société
la pensée joue un rôle, et l'action doit s'articuler à la pensée.
C'est précisément dans cette articulation que réside la tâche de l'entrepreneur.
Si nous accordons à l’ « homme
de pouvoir » un respect que nous refusons à l’« homme d’action » - et que nous
refusons aussi, quoi qu’on dise, à l’« entrepreneur » comme au « sage » -, c’est
que nous ne recherchons ni l’action, ni la création, ni la sagesse ni bien sûr
le bonheur : nos familles ambitionnent de faire passer leur rejeton par l’ENA,
qu'elles considèrent à tort ou à raison comme l’antichambre
du pouvoir.
Qu’est-ce que le
« pouvoir » ?
Mais qu’est-ce que le
pouvoir ? C’est un potentiel pur. Celui qui le détient peut certes
l’utiliser pour agir mais il sera souvent plus prudent de ne rien faire car
l’action est compromettante : celui qui s’attache à un projet est en effet contraint de tenir des objectifs et un calendrier,
ce qui réduit sa
liberté de manœuvre. Les incidents que comporte toute réalisation donnent en
outre des
arguments à ses rivaux. S'il ne fait rien, il devra toutefois paraître affairé
car personne ne respecte les rois fainéants. Il pourra aussi, selon son
tempérament, faire l’important, le cultivé, l’intelligent ou le malin.
Regardez nos réunions : le
contenu (traitement d’une question pratique, d’un problème à régler, d’une
action à réaliser) occupe beaucoup moins de temps que le contenant
(susceptibilité des personnes, frontières de l’organisation). Combien de
réunions se réduisent à une liturgie dont
le seul résultat pratique est la date de la réunion suivante !
Regardez ce ministre qui
s’agite et bouscule son ministère pour en obtenir des statistiques flatteuses :
ses efforts visent à émettre l’image d’efficacité qui lui permettra de gagner
les élections. C’est cela, et non servir le pays, que l'on appelle « être un
politique ». Où sont aujourd'hui les Georges Clémenceau (1841-1929)
et les Georges Mandel (1885-1944) ?
Pourquoi l’on recherche
le pouvoir
Ayant observé de près quelques
hommes de pouvoir, j’ai fini par comprendre que leur moteur était la peur.
Peur de la mort dont ils se divertissent par l’activisme, caricature de l'action ; peur de la vie, de la
nature, à la complexité desquelles ils préfèrent l’échiquier subtil, mais
relativement plus simple, sur lequel peut se conquérir puis se défendre un
territoire. Ils ont aussi le goût des à-côtés sensuels du pouvoir, drogue dont
la privation, quand elle survient, les fait beaucoup souffrir. Combien de faux
durs l’on rencontre parmi ces personnes parfois arrogantes !
La concurrence étant rude, il
faut bien sûr des aptitudes pour accéder au pouvoir : sens des situations,
sensibilité au risque, don de repartie. Ce sont là des qualités animales :
l’homme de pouvoir est doté de réflexes qui font de lui un adversaire dangereux.
Trahison et perversité
Celui qui parasite une
responsabilité qu’il ne remplit pas trahit sa fonction : que l’on pense à
l’armée française des années 30, paralysée devant la menace nazie par la
stupidité de ses généraux.
Pour pimenter son inaction, le
traître cultive parfois la perversité. Il prendra plaisir à bloquer ceux qui
voudraient agir, à humilier ceux qui pensent. Ainsi les généraux des années 30
se moquaient du colonel de Gaulle qu’ils avaient finement surnommé « le
dindon ».
En règle générale l'homme de
pouvoir n'écrit pas, car l'écriture, comme l'action, est compromettante.
Lorsqu'il écrit cependant, inconscient du danger ou attiré par le
prestige qui s'attache à l'écriture, hélas ! il révèle la vacuité de
sa pensée (voir « Le penseur et le politique »).
Imaginez une économie où une
forte proportion des postes stratégiques serait occupée par de telles personnes.
Un même virus, placé aux articulations sensibles, inhibe les arbitrages, la
définition des priorités, l’évaluation des risques. Même si cette économie
dispose de ressources naturelles et culturelles, elle est paralysée.
Vous trouvez cette analyse
outrancière ? Vous avez pourtant été témoin d’abus de pouvoir et de blocages –
il s’en produit partout – mais vous avez pensé que c’étaient là des exceptions.
L’étendue de l’épidémie ne vous est pas apparue : seuls ceux qui ont connu
beaucoup d’entreprises peuvent la percevoir.
Il s’agit d’ailleurs d’un
phénomène sociologique et non pas psychologique. On ne peut ni comprendre, ni
juger de telles situations en s’en tenant à la morale individuelle.
Parmi les dirigeants qui se comportent en homme de pouvoir, certains
préfèreraient agir en entrepreneur. Ils sentent la vacuité de cette comédie
mais sont contraints de la jouer : il leur serait dangereux d’agir en
entrepreneur dans une société qui ne respecte que les hommes de pouvoir. Ils sont
« agis » par une sociologie dont ils sont eux aussi victimes. Dans l’armée des
années 30 les généraux étaient certainement loyaux pour la plupart mais un mécanisme implacable, dont seules de très fortes personnalités
comme de Gaulle pouvaient s’affranchir, les pliait au conformisme de la
trahison.
Pouvoir et recherche
L’homme de pouvoir est intelligent : il faut l'être pour atteindre un but que tant de personnes
ambitionnent. Mais son univers mental, focalisé sur l’échiquier de la carrière,
est excessivement étroit. Il n’a rien de commun avec l’univers
mental de ceux qui s’intéressent à la nature et cherchent à mieux la connaître
pour définir des produits utiles, des méthodes de production efficaces.
Les mêmes mots auront un sens
différent selon qu’ils sont utilisés par un homme de pouvoir ou par un
chercheur. Pour ce dernier, le « pragmatisme » désigne la démarche expérimentale
selon laquelle s’organise le dialogue entre la pensée et la nature ; l’homme de
pouvoir appelle « pragmatisme » le fait d’adapter sa tactique aux frontières des
zones d’influence qui découpent le territoire de la
légitimité.
N’idéalisons pas le monde de la
recherche ! Il comporte lui aussi des hommes de pouvoir : l’épidémie, étant
générale, n’épargne aucun domaine. Les chercheurs n’ont d’ailleurs pas le
monopole de l’intelligence et la proportion des imbéciles et des paresseux est
la même parmi eux que dans le reste de la population. Mais la
recherche, considérée en tant que démarche, qu’orientation de la pensée et de
l’action, existe et fonctionne même si la sociologie de ses institutions la
trahit - tout comme l’art existe malgré les musées, la foi malgré l’Eglise.
Ce qui sépare l’homme de
pouvoir du chercheur n’est pas le plus ou moins d’intelligence ni de courage, mais le fait que
chacun d’eux vit dans un univers mental spécifique. L’homme de pouvoir ne peut
pas même concevoir ce qui fait la vie du chercheur, les démarches d’une pensée
qui s’applique à la nature et à l’action, les plaisirs et souffrances qui
accompagnent les étapes de la modélisation et de la réalisation, la pratique
de l’abstraction.
Certes l’innovation,
lorsqu’elle réussit, est le moteur du profit qui procure à l’entreprise
crédibilité devant les financiers et liberté de manœuvre pour investir. Mais
elle est dérangeante pour l’homme de pouvoir. Qu’elle porte sur les produits,
les procédés de fabrication, la distribution, la commercialisation ou le système
d’information, elle transforme l’organisation, dérange son échiquier et
compromet son projet personnel.
L’homme de pouvoir ne
respectera le chercheur que si celui-ci a reçu quelque consécration officielle,
prix Nobel, médaille Field ou académie : les institutions sont sur son échiquier
des pièces à considérer. Dans la vie courante, non seulement il ne comprendra pas le chercheur, mais il le considérera comme un
ennemi et le traitera en conséquence.
Le virus du pouvoir explique
les travers de nos entreprises. Leurs équipes de direction sont absorbées non
pas par les clients qu’il faut servir, les produits qu’il faut élaborer, les
méthodes de production, mais par le découpage des domaines de responsabilité et
les habitudes qui leur sont attachées. L’image qui s’impose, affreuse, est celle
d’un individu fasciné par son nombril à tel point que sa cervelle serait absorbée
par son intestin. La recherche est subie plus que voulue, l’innovation est
importée, imitée plus que produite. Autre image : celle d’une personne qui, poussée par une main posée sur sa poitrine, avancerait maladroitement
et lentement à reculons, trébuchant sur le moindre obstacle (voir
le compromis managérial).
Si la recherche est en crise en
France, si l’on y paie si mal les chercheurs, si on leur refuse les moyens, si
on les fait partir pour les Etats-Unis - où l’esprit pionnier s’emploie pour le
meilleur ou pour le pire à tirer
parti de la nature - ce n’est pas la faute de
la « droite » : certes elle n’y comprend rien, mais la « gauche »
n’y comprend pas davantage. C’est notre faute à tous, la faute d’une société qui
adule les hommes de pouvoir et où chacun, semble-t-il, ne rêve que de dominer
les autres.
C’est la médiocrité de nos
ambitions qui condamne notre recherche.
Comment faire ?
Il faut dans l’immédiat pouvoir
vivre et agir dans cette société.
Un sage de mes amis a décidé de considérer les hommes de pouvoir comme des rochers placés sur la
route et qu’il faut contourner avec patience : ce véritable
entrepreneur, qui est aussi un chercheur, a inscrit la sociologie des
dirigeants dans la liste des phénomènes naturels qu’il étudie pour « faire
avec ».
C’est sans doute comme cela
qu’il faut procéder pour pouvoir agir. Mais cette réponse courageuse, tout
estimable qu’elle soit, ne suffit pas en face d’une épidémie : on ne peut pas
répondre à un mal sociologique en s'en tenant à la survie
individuelle.
Nous disposons, nous autres
Français, de deux armes puissantes : la mode et le ridicule. Si
nous prenons collectivement conscience de cette épidémie, la mode du pouvoir
aura passé et les ridicules – bien réels – des hommes de pouvoir seront
devenus évidents. Le rire remplacera
alors la crainte révérencieuse : celui qui abusera de la
première personne du singulier, qui refusera d’écouter, qui bloquera les projets
par des procédés dilatoires, qui se consacrera à l’intrigue au détriment de la
physique de l’entreprise, sera identifié et déconsidéré. Les ambitions, les
rêves, délaisseront le pouvoir pour s’orienter vers le monde de la nature
et de l’action.
Alors les entrepreneurs, ceux
qui s’emploient modestement à « changer le monde » en s’attachant à la
réalisation des projets et au fonctionnement de l’entreprise,
ne seront plus des proies pour la perversité de l’homme de pouvoir. Ils
accéderont à la fonction stratégique qui leur est naturelle.
Lorsque le rapport à la
nature, dimension essentielle de l’entreprise, aura pris le pas sur les
jeux de pouvoir, la recherche recevra dans notre société la place qui lui revient. L’enseignement de la science lui-même
en sera transformé : la démarche expérimentale, la pratique de l'abstraction y
remplaceront la
transcription dogmatique de leurs résultats.
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