La légitimité, c’est
étymologiquement un pouvoir conféré par la loi : la personne légitime est
habilitée à prendre des décisions, à prononcer des arbitrages, qui seront
ensuite appliqués par d'autres personnes. La légitimité ne garantit pas que ces
décisions seront justes (au sens de justesse comme de justice), mais seulement
que la personne qui les prend en a le droit.
La légitimité est une fonction utile : sans elle, aucune décision collective ne
serait possible, aucun arbitrage, et les conflits se prolongeraient indéfiniment.
Dans l’entreprise la légitimité
est un potentiel qui croît lorsque l’on grimpe les niveaux de la hiérarchie et
qui culmine dans la personne du PDG.
La légitimité est fondée, au
plan juridique, sur la nomination du dirigeant ou l’élection du politique. Mais
avant d’être élu il faut avoir été « éligible », désigné par un parti comme
candidat à une élection ; avant d’être nommé il faut avoir été coopté. La
cooptation conditionne, et précède, la légitimité que le droit consacre.
Sous le crépi juridique qui les
consolide, les fondements de la légitimité sont donc sociologiques. La loi
consacre l’« autorité naturelle » que la société reconnaît dans les personnes
qui appartiennent à une « aristocratie » (« pouvoir des meilleurs »,
αριστοι) ; et pour reconnaître les « meilleurs »
chaque société use de critères spécifiques (naissance, maintien, langage,
éloquence, vêtement, diplôme, compétence, âge, beauté etc.).
La légitimité est un enjeu
entre personnes comme entre classes sociales. Dans la lutte pour la légitimité,
l’arme la plus puissante est le « ridicule » : celui que l’on a réduit à sa
propre caricature perd toute autorité. Puis vient le « déshonneur », la
corruption proclamée à son de trompe par la symbolique du tribunal, des
menottes, de la prison. Enfin l’arme la plus faible de nos jours est la
dénonciation des « mauvaises mœurs » (usage de la drogue, déviance sexuelle).
Le combat pour la légitimité
est violent mais épisodique. Dans les intervalles, son règne paisible définit
les sphères d’influence, signes d’appartenance et critères de cooptation.
Cependant elle s’use à la longue et passe d’une personne à l’autre, d’une classe
à l’autre. Cela ne va pas sans crises : les ruptures de la légitimité révèlent
ou suscitent celles, plus profondes, des valeurs auxquelles la société
adhère.
La noblesse, aristocratie
héréditaire
Toute nouvelle classe
dirigeante sera jugée illégitime par ceux qui adhèrent aux valeurs antérieures.
Lorsque vers la fin du premier millénaire des chefs de bande se sont, à la
pointe de l’épée, érigés en une caste de propriétaires fonciers, ils
paraissaient grossiers aux rejetons de l’aristocratie sénatoriale gallo-romaine
dont certains, comites de l’empire carolingien (les « comtes »,
fonctionnaires semblables à nos préfets), profitèrent de la montée du désordre
pour rendre leur fonction héréditaire et s’agréger à cette « noblesse ».
Ainsi une aristocratie
héréditaire et militaire de propriétaires fonciers se structura selon la
hiérarchie du serment (ou « foi », d’où le qualificatif « féal »).
Cette hiérarchie culminait dans la personne du roi, désignée selon la règle de
la primogéniture des mâles au sein d’une famille dont le destin s'est identifié
à celui du pays.
Les nobles n’ont acquis que peu
à peu la « distinction » qui s’affina à la cour des rois, ainsi que les valeurs
de désintéressement et de dignité personnelle qui ont conféré son acception
morale au mot « noblesse ». Ce mot est resté connoté de façon négative par les
privilèges, la gloriole, la cupidité et la servilité du
courtisan ; et aussi, de façon positive, par le courage physique, la capacité
militaire, le sens de l’honneur et du devoir. Les familles nobles préparaient
leurs enfants à l’exercice de l’autorité : à la chasse ils acquéraient la
robustesse, le sens du terrain, l’indifférence envers les intempéries et le « coup d’œil » utiles à
la guerre ; leur maintien devait manifester l’aptitude à l’action (se tenir
droit, ne pas s’appuyer au dossier des sièges etc.) ; leur langage devait être
clair, simple et net.
Les qualités comme les défauts
de la noblesse française culminèrent au XVIIIe siècle. Si la
Révolution supprima ses privilèges, puis tenta de l’exterminer sous la Terreur,
elle ne parvint à effacer ni son prestige, ni le pli d’une société habituée à
l’aristocratie. On peut voir dans la Révolution une tentative de nivellement par
le haut, d’« élitisme de masse » étendant à tous les exigences les plus élevées
et les plus généreuses de la noblesse qu'elle a incarnées dans le « soldat citoyen » de
la République ; mais la bourgeoisie a, sous des
formes diverses, reconstruit une aristocratie – d’abord celle de la
fortune, puis celle du diplôme, enfin celle des médias.
Floraison de l’aristocratie
bourgeoise
Les bourgeois aisés s’étaient
efforcés dès le XVIIe siècle d’adopter les codes de la
noblesse, non sans des erreurs qui ont donné prise au ridicule. Lorsque
la bourgeoisie s’est emparée du pouvoir politique au XIXe siècle
elle était encore maladroite. La littérature romantique, écrite par des
bourgeois que fascinait la noblesse,
est un cri contre la « vulgarité », la « sottise », le « mauvais goût » de la
bourgeoisie. Celle-ci n'a conquis la légitimité en littérature qu’avec Marcel
Proust (1871-1922) : à la
recherche du temps perdu est le chant du cygne de la noblesse.
Le triomphe symbolique de la
bourgeoisie a été parachevé lors de l’invasion de la culture française par la
littérature et le cinéma américains (Faulkner, Hemingway, Lewis, Steinbeck
etc.) qui bien sûr ignoraient tout des exquises complications françaises.
Dans une République nostalgique
de la distinction des nobles, une aristocratie bourgeoise a donc bourgeonné et
fleuri. Elle s'est diversifiée pour occuper toutes les niches symboliques de la
légitimité.
Aristocratie du capital
Ce fut d’abord au XIXe
siècle l’aristocratie de l’industrie et de la finance, du
« capital », celle qui a été la plus étudiée et la plus critiquée. Elle imita le caractère héréditaire de la noblesse en fondant les
« grandes familles » du Textile du Nord, de la Banque parisienne, du Négoce, des
Armateurs et Assureurs, des Maîtres de Forges, des Savonniers de Marseille etc.
Ces familles se sont souvent alliées à la noblesse par le mariage.
Aristocratie du diplôme
Si l’on excepte des corps
d’ingénieurs aux effectifs modestes, le diplôme a été d’abord pour la
bourgeoisie un signe d’élégance, une « bague au doigt » sans conséquence
économique : un diplômé sans fortune connaissait la misère.
Mais l’économie industrielle naissante de la fin du XIXe siècle a eu besoin
d’un grand nombre d’ingénieurs et d’administrateurs. Elle a donc offert aux diplômés
les avenues de la « carrière » et des rémunérations élevées, les fonctions les plus stratégiques restant
réservées à une « élite » recrutée par cooptation dans les réseaux relationnels.
Ainsi se produisit une énorme extension de la « noblesse de robe », branche de
la bourgeoisie qui depuis le XVIIe siècle se consacrait à la
magistrature et à l’administration.
Le but de la formation
intellectuelle n’était cependant pas de communiquer la compétence scientifique
mais de former des exécutants qualifiés : on ne leur demandait que les
connaissances nécessaires pour faire fonctionner l’industrie. Les ingénieurs
devaient au dirigeant l'obéissance qu’ils feraient respecter par leurs
subordonnés.
Si le diplôme était l’un des
symboles de la légitimité, les démarches de la science
n’étaient donc pas les bienvenues sur le terrain : le diplômé avait tôt fait
d'ailleurs de les oublier pour flirter avec le « brillant » de la parole
péremptoire et du don de repartie. Ainsi se nouait, au cœur de l’appareil
productif comme du système éducatif, une tension durable entre la recherche, qui
poursuivait la réflexion sur la nature et la technique, et un enseignement et
des entreprises qui, sans accorder d’attention à la dynamique de la recherche,
donnaient la priorité à la mise en œuvre des connaissances et techniques
existantes.
Aristocratie des médias
Arrive après la deuxième guerre
mondiale une nouvelle aristocratie, celle des médias, des « stars », des
présentateurs de télévision. Le pouvoir se médiatise, l’élection se gagne à la
télévision, les cours de Bourse se confortent par la communication. Francis
Bouygues accroît son pouvoir économique par l’acquisition de TF1, Jean-Luc
Lagardère se construit un empire dans l’édition, la presse et la télévision. De
nouveaux péages appartiennent à ceux qui contrôlent l’accès aux médias.
Les habiles jouent sur tous les
tableaux. Une famille bourgeoise qui avait obtenu en 1922 l'autorisation de
relever un nom de l’ancienne
noblesse auvergnate
fit passer son rejeton par les meilleures filières diplômantes. Puis il assimila
l’art des médias. Cumulant ainsi tous les signes de la légitimité et devenu le
« gendre idéal » des familles françaises, il passa avec succès l’examen de
l’élection présidentielle en 1974.
Les médias imposent leurs
règles à l’homme politique au point de le transformer parfois en une marionnette
impersonnelle : il doit se faire limer les canines, teindre ses cheveux, masquer
sa calvitie, subir le « lifting », doser ses gestes, maîtriser la position de
ses mains, bien choisir la couleur du costume, de la cravate et de la chemise.
L’apparence prime le fond ou du moins elle est devenue indispensable pour
« faire passer » le fond, s'il existe.
Cette nouvelle aristocratie
est, comme les médias eux-mêmes, mondiale. L'actrice Grace Kelly épouse le prince de
Monaco en 1956. Ronald Reagan, médiocre acteur de cinéma, est élu gouverneur de
Californie en 1966 puis président des Etats-Unis en 1980 et 1984. Depuis
l'élection de Karol Wojtyła
en 1978, le Pape est une « star ». Silvio
Berlusconi, maître de la télévision
italienne, devient premier ministre en 1994 puis de nouveau en 2001. Lady Diana a flirté avec les médias jusqu’à en mourir le 31 août
1997. Arnold Schwarzenegger, un autre acteur, est élu gouverneur de Californie
en 2003. Le prince Philippe de Bourbon, héritier du trône d’Espagne, va épouser
en 2004 la journaliste de la télévision Letizia Ortiz, etc.
Les familles royales,
soucieuses de préserver leur légitimité, se consacrent désormais à la gestion de
leur image. Il se pourrait que dans les prochaines décennies, en Europe, une
ancienne dynastie fût restaurée grâce à l'appui des médias. Les jeunes rêvent de devenir « vedette » : cela nous
ramène au
monde d'avant Copernic où l’étoile, la « star », appartenait à la sphère
céleste qui assure la médiation entre la vie terrestre et Dieu.
Bien sûr, le vedettariat existe
depuis toujours. Jamais cependant il ne s’était entrelacé de la sorte avec le
pouvoir.
Mécanique de la légitimité
La noblesse, évincée du pouvoir
politique en 1789, a conservé son prestige jusqu’au début du XXe
siècle (et au-delà auprès des retardataires, comme en témoigne le tirage de la
presse « people »).
L'influence de certaines « grandes familles » survit à l'effacement de leur rôle
économique ou politique. « Plus ancienne est l’histoire d’un pays, plus sont
nombreuses et pesantes les sédimentations des pensionnés de l’histoire
économique », a dit Gramsci.
Les classes sociales autrefois légitimes bénéficient longtemps
de la rente que leur procure un prestige qui n’a plus de
fondement, alors que la nouvelle classe dirigeante peine à instaurer sa
légitimité. Les intellectuels, hérauts de l’opinion, s’offusquent de l'arrivée des Berlusconi et
autres Schwarzenegger : mais l'aristocratie des médias a pris le pouvoir
malgré leurs sarcasmes, tout comme le fit la bourgeoisie au XIXe
siècle.
A regarder les choses
froidement, aucune aristocratie n’est cependant plus naturelle ni moins ridicule
qu’une autre : les symboles du pouvoir, consacrés par l’élection ou la
nomination qui les rendent légitimes, ont été attachés d’abord à une caste
militaire de propriétaires fonciers (la noblesse), puis à celle des négociants,
financiers et industriels (la bourgeoisie de l'argent). Ensuite ils se sont confortés par la
possession d’un diplôme (les ingénieurs et administrateurs), enfin ils ont
glissé dans les mains de ceux qui maîtrisent les médias. C’est la patine du
temps qui donne du prestige aux aristocraties anciennes, même lorsqu’elles ont
perdu leur rôle de classe dirigeante ; c’est l’absence de cette patine qui rend
antipathiques les aristocraties nouvelles.
* *
Mieux vaut s’affranchir de l'échelle du prestige et s’interroger sur la fonction que remplit l’aristocratie
dans la société. Sans doute elle défend ses intérêts, mais
surtout elle voit le monde à travers ses propres lunettes : elle définira les
priorités de la société et en construira la stratégie à partir de ses propres
valeurs.
On peut donc évaluer l’efficacité
potentielle d’une aristocratie en comparant, aux valeurs dont celle-ci est
porteuse, la liste des problèmes que la société doit affronter. L’aristocratie
des médias est-elle apte aujourd'hui à définir la stratégie nécessaire pour
construire
l’Europe ? A instaurer la qualité de l’enseignement ? A assurer un dialogue
mutuellement respectueux entre les cultures qui se rencontrent sur notre
territoire et autour de la Méditerranée ? A assimiler les apports des nouvelles technologies,
à mettre en
place les règles du jeu que réclame l’économie nouvelle ?
Si nous jugeons cette
aristocratie-là incapable de débloquer notre société, si nous la trouvons trop
superficielle, quelle nouvelle aristocratie devons-nous bâtir et comment nous
y prendrons-nous pour lui transférer le sceptre de la légitimité ?
La légitimité, fonction utile, peut-elle
d'ailleurs s'exercer sans qu'une aristocratie ne la monopolise ?
|