Lors du dernier dîner du
club des maîtres d’ouvrage des systèmes
d’information, après l’intervention de
Claude Rochet, quelqu'un a posé la
question suivante : « Comment se fait-il qu’il soit si difficile de mettre en
place un système d’information, et que ce qui pourrait être fait en trois mois
prenne trois ans ou plus ? Que la France, jadis à la tête de l’innovation, soit
aujourd’hui dans le peloton de queue ? Que les décisions soient dictées plus
par la mode que par le raisonnement ? »
« C’est, répondis-je, que la
majorité des dirigeants de nos grandes entreprises sont non des stratèges, de
véritables entrepreneurs, mais
des mondains. Ils flottent en lévitation au dessus de l’entreprise dont
ils ne considèrent que l’aspect financier. Privée de stratège, celle-ci n’a pas
de stratégie. Or il faut une stratégie pour orienter le système d’information,
la recherche etc. Ce que je dis là, je
le précise, ne s’applique ni aux patrons de PME, qui font ce qu’ils peuvent, ni
aux grands patrons du capitalisme familial qui, eux, gèrent attentivement leur
patrimoine. »
Je sentis que je contrariais
l’auditoire. Les dirigeants remplissent une fonction sacerdotale ; les
critiquer, cela passe pour du mauvais
esprit. Personne ne souhaite favoriser l'anarchie dans l'entreprise.
Par ailleurs le mot mondain
a choqué. On aurait préféré sans doute l'expression « homme
de pouvoir » que l'on croit plus flatteuse. Mais l'homme de pouvoir, quand
il accapare la légitimité sans pour autant être un stratège, n'est-il pas en
effet un mondain, une personne dont le principal souci est de gérer sa propre
image dans le monde ?
S'il arrive que les propos de
cantine soient excessifs, on aurait tort de négliger le témoignage qu'ils
apportent. Que se dit-on entre collègues à la cantine, dans la plupart des
entreprises ? Que les dirigeants passent leur temps à se lancer des peaux de
banane, à défendre leur territoire ; qu'ils se neutralisent mutuellement ;
qu'ils ne recherchent pas l'intérêt de l'entreprise, mais le succès de leur
propre carrière etc. Ce comportement-là, c'est précisément celui des mondains.
Et s’il faut respecter la
légitimité des dirigeants, ne doit-on pas savoir distinguer le mondain du
stratège, comme Saint-Simon (1675-1755) savait distinguer le « plat courtisan »
du « fidèle
serviteur du Roi » ?
* *
Le problème est masqué par
l'écart entre langage et comportement. Beaucoup de dirigeants disent avoir besoin de compétences, mais
ils
font
partir les salariés qui ont atteint l'âge de cinquante-cinq ans ; ils voudraient que les salariés
prissent plus d’initiatives, mais ils saquent le premier qui ose en manifester ;
ils disent le système d’information stratégique, mais ils ajournent les
décisions qui permettraient de le structurer ; ils posent au décideur, mais
ils appliquent la règle « pas de vagues ».
Je les connais bien. J'en ai
conseillé plusieurs. J’ai travaillé dans des ministères et des directions générales
d'entreprise. J'ai créé et animé des PME
à haute densité de matière grise. J’ai rencontré ainsi quelques stratèges que je respecte
beaucoup : mais, je le répète, les stratèges ne sont
pas en majorité parmi les dirigeants des grandes entreprises, et d'ailleurs dans la lutte
pour le pouvoir leur sérieux les handicape.
La plupart des grands pôles de
légitimité étant ainsi parasités par des personnes qui n’ont rien à y faire, la
paralysie s’étend. Comment enrayer cette épidémie ?
Du côté des dirigeants
Le côté de la finance
La
stratégie retrouvée
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