A propos de stratégie
10 janvier 2003
Nous avons décrit ailleurs le rôle du SI
dans la stratégie de l'entreprise. Ce rôle est souvent mal compris ou
dévoyé. Voici quelques anecdotes significatives.
L'amoureux transi
Un de mes amis était au milieu des années 90 conseiller du président d'une grande entreprise.
Celui-ci était convaincu de l'importance stratégique du SI. Il demanda à mon ami de concevoir une démarche
ambitieuse.
Mon ami fit le tour de l'entreprise et revint avec un
constat : il fallait
organiser les maîtrises d'ouvrage pour équilibrer le poids d'une
direction informatique aux compétences désuètes, remplacer les terminaux passifs par des PC
en réseau, supprimer les doubles saisies, mettre en place la messagerie et la
documentation électronique, créer un référentiel, monter un
tableau de bord, enfin reconcevoir certaines applications en utilisant l'architecture
client/serveur (c'était alors la mode) et un langage objet.
"D'accord", dit le Président. Mais il fallait, pour que les choses
puissent se faire, qu'il donnât des consignes au DG. Étrangement, il n'en fit
rien. Mon ami s'épuisa pendant des mois en négociations stériles. Il
finit par comprendre ce qui se passait. Alors il dit ceci au Président :
"Quand je vous parle de poste de travail, de référentiel, de tableau
de bord, de maîtrise d'ouvrage, tout cela vous paraît mesquin, banal, car cela ne
ressemble pas à la Stratégie que
vous ambitionnez. Mais ces mesures terre à terre sont les préliminaires de toute stratégie. En matière de SI la stratégie se construit non par des décisions
spectaculaires mais
par une succession cohérente, persévérante de dispositions modestes. Elles élargissent
progressivement les possibilités offertes à l'entreprise et finalement
celle-ci pourra fonder sa stratégie sur un SI solide.
"Vous dites que le SI est stratégique mais vous ne faites rien. Vous êtes devant le SI
comme un homme qui serait amoureux d'une femme belle, fine,
intelligente, dont il se fait une très haute idée. Un jour
cette femme lui dit : "Je vois que tu m'aimes et toi aussi, tu me plais ; viens
t'allonger tout contre moi". Mais il reste paralysé parce que, ne
sachant surmonter l'écart entre l'idéal et la réalité, l'action lui est impossible. Vous êtes l'amoureux transi du système d'information".
Le Président pâlit et ne répondit rien. Comme il
ressemblait
un peu à Louis XIV je dirai, dans le style de Saint-Simon, que mon ami avait mal
fait sa cour.
L'autruche
Un autre de mes amis avait été chargé
par un directeur régional de l'équipement de mettre en place le tableau de
bord de la DRE. Il fait son travail, mais entre temps le directeur est nommé
ailleurs. Le tableau de bord est donc présenté à son successeur. Mon ami explique : chaque semaine, vous aurez ce tableau-ci ; chaque mois, ce tableau-là.
"Hou là là, dit le directeur,
je saurai tout ça ?"
"Oui", répond mon ami.
"Mais alors, il faudra que je prenne des décisions ?"
"Eh bien oui, en quelque sorte, c'est fait pour".
"Alors ça, non, je n'en veux pas de ce système !"
Le tableau de bord n'a pas été
mis en place. L'économiste dira : "C'est parce que la fonction d'utilité
du second directeur n'était pas la même que celle du premier".
Mais il reste à expliquer pourquoi il en était ainsi. Pour cela mettons-nous à la place
de ce directeur. S'il ne sait pas ce qui se passe, il ne pourra rien faire mais on
ne pourra rien lui reprocher. Il mènera sa vie de notable : grand bureau, secrétaire
diligente, subordonnés respectueux, voiture, chauffeur. Sans tableau
de bord, il n'y aura pas d'information, donc ni responsabilité ni fatigue
et il gagnera convenablement sa vie jusqu'au jour béni de la retraite. S'il reçoit le tableau
de bord, par contre, finie la tranquillité : il sera obligé d'agir, il faudra
qu'il se démène, il s'attirera des ennuis.
Le compliment assassin
Une de mes amies a été responsable
du système d'information d'une fédération affiliée au MEDEF.
Partant du désordre habituel, elle construit les fondations d'un SI adéquat à
l'action de cette fédération : référentiel ; bases de données ; portail Web ;
information sur les entreprises de la branche, permettant de savoir qui fait
quoi, qui a quelles relations avec la fédération, de calibrer les actions de
communication etc. Je passe les détails.
Elle reçoit les félicitations du
directeur général : "Ce que vous préparez est stratégique pour nous".
Son travail suscite des jalousies, mais qu'importe quand on est soutenu par le DG ?
Elle prend un congé de maternité,
et pendant son congé tout se déglingue. Le contrat de réalisation est ôté
au fournisseur pour passer dans les mains d'un autre qui n'y comprend rien.
L'organisation est chamboulée à tel point qu plus rien ne peut fonctionner.
Mon amie argumente par téléphone, rien n'y fait. Elle finit par envoyer un courrier pour expliquer les
problèmes et dénoncer les blocages. Ce courrier ayant été jugé
insultant pour un directeur, elle est licenciée pour faute lourde, après quoi elle subit une
dépression.
J'ai dit à mon amie :
"Lorsque le DG a dit "Ce que vous faites est stratégique",
c'est comme s'il t'avait dit "Vous êtes condamnée à mort". Pendant
la conversation, certes, tu réveillais sa matière grise ; cela lui était
agréable et ses
félicitations étaient sans doute sincères. Mais le soir, chez lui, il se disait : "Qu'est-ce
qu'elle me prépare, cette bonne femme ? Cette affaire va
me compliquer la vie. Il faut me débarrasser d'elle". Il t'a encouragée
d'autant plus volontiers qu'il savait pouvoir démolir ton travail à
l'occasion de ton congé de maternité : il lui suffisait d'attendre".
L'ours et le jeune ingénieur
Certains SI avancent ainsi :
- un jeune ingénieur de bonne volonté conçoit un projet solide, cohérent,
raisonnable, conforme à l'état de l'art ;
- il commence à le mettre en oeuvre avec la bénédiction de la direction :
"Ce que vous faites est stratégique" ;
- des décisions qui compromettent le projet sont cependant prises ; il regimbe, on dit
qu'il a mauvais caractère ;
- la situation devient absurde, l'action est impossible, les relations se
tendent ;
- finalement il part ou il est viré : sentiment d'échec, dépression,
parfois divorce à la clé ;
- une partie de son projet reste érigée au milieu du SI comme un chantier
inachevé ;
- un jeune ingénieur de bonne volonté conçoit... (retour au
premier alinéa).
Le SI est ainsi construit, au prix de la destruction des personnes qui en ont été
successivement chargées,
par juxtaposition de réalisations partielles. Cela explique en partie son incohérence.
Certains réussissent cependant à
faire progresser le SI. Ce sont des personnes d'âge mûr qui ont compris comment
le système fonctionne et qui savent qu'il faut surtout éviter le compliment
qui tue : "Ce que vous faites est stratégique". Se tenant à l'affût des
occasions, elles font les choses en
douceur, sans le dire. Comme elles ont la bonhomie et la rugosité des ours on n'ose pas souvent les contrarier.
J'ai connu de ces "ours".
Ils ne sont ni fortement diplômés, ni haut placés dans la hiérarchie. Ce
sont des cadres moyens qui travaillent dans de petits bureaux et n'ont pas
d'assistante. Ils ne parlent jamais de "méthodologie" ni de "démarche qualité" (ces
expressions leur font plutôt hausser les épaules), mais tout ce qu'ils disent est
exact, tout ce qu'ils font est judicieux. Ils s'entendent à merveille avec les
informaticiens, qui sont heureux d'avoir un client à l'esprit clair. Les
dirigeants les plus lucides disent "Je ne sais pas ce que nous ferions si
Untel passait sous un autobus, c'est lui qui sait tout". Et en effet l'ours
est un solitaire qui déteste partager son travail et n'aime pas écrire.
Grâce à ces
"ours", sans tambour
ni trompette, le référentiel se met en place, la qualité des données s'accroît,
les solutions deviennent convenables, les utilisateurs sont satisfaits. Mais cela
prend beaucoup de temps. Des incohérences subsistent : on ne peut
pas les supprimer toutes lorsque l'on doit guetter les occasions pour agir.
J'ai rencontré aussi des entreprises évolutives, efficaces, rapides,
économes de leurs moyens, mais elles sont rares. Dans la plupart des
entreprises il ne convient
pour progresser ni de parler de stratégie, ni même de communiquer, mais d'agir
dans la durée de façon à
créer une situation irréversible et nouvelle (cf. la
méthode thérapeutique de l'école de Palo Alto). Est-ce parce que nous sommes en
France ? Quand on voit comment ont
été traitées les personnes d'Enron et de Worldcom qui avaient détecté et dénoncé
les fraudes, ou quand on lit le rapport d'audit sur le SI du
FBI, on voit que le même problème se rencontre aux États-Unis.
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