Pour dire que le SI doit être
adapté à la stratégie de l’entreprise, on évoque la nécessité d’un
« alignement stratégique ». Cette expression recouvre un ensemble
de questions qu’il faut démêler.
Qu’est-ce
que la stratégie ?
Le mot « stratégie »
est souvent prononcé avec emphase, sur un ton sentencieux, et on
lui attribue un sens vague : il désignerait les « choses
importantes », celles à propos desquels il convient de « faire
l’important ». Mais dans une entreprise, à vrai dire, tout est
important, même et surtout la routine quotidienne : que peut devenir l’entreprise si son réseau cesse de fonctionner ? si elle n’est plus
alimentée en matières premières ? etc.
Revenons à l’étymologie :
la stratégie, c’est l’ensemble des questions qui concernent le Stratège, Στρατηγός : ce
mot désigne le général à la tête de son armée, le gouverneur à la tête
d'une province, le consul à la tête de l’État, et par analogie le dirigeant
à la tête de l’entreprise. Dans une entreprise il est efficace de concentrer le pouvoir de
décision légitime, tout comme il est efficace de confier la conduite d'une
automobile à une seule personne et non à tous ses occupants simultanément. La
fonction stratégique est donc une fonction particulière,
spéciale et importante sans doute mais non d'essence supérieure aux
autres. Les questions stratégiques sont celles qui méritent
l’attention du dirigeant, qui relèvent de sa sphère de responsabilité
propre, sur lesquelles sa décision est attendue.
Cependant, comme peu de personnes sont
appelées à exercer les fonctions du dirigeant, on en fait parfois un mystère comme
s’il s’agissait de magie ou de religion - ce que reflète le mot « hiérarchie »
dont l'étymologie est « pouvoir
sacré » (ιερός,
sacré, et αρχός, chef ;
dans l'Église, il désignait le pouvoir de l'évêque dans son diocèse).
En adoptant un autre point de
vue, on peut dire aussi que la
stratégie, c'est la poursuite d'un but dans un univers incertain. Cet art,
chacun le pratique pour son propre compte lorsqu'il prend les décisions qui
conditionneront sa vie personnelle : choix d'une profession, formation d'un
couple, etc. Dans l'entreprise, les questions de ce type sont celles qui concernent le positionnement et
l’organisation de l’entreprise.
Le positionnement désigne la gamme
des produits de l’entreprise, les marchés sectoriels ou régionaux qu’elle
vise, les fournisseurs qu’elle choisit, les partenariats qu’elle noue, les investissements qu’elle réalise (et, par voie de conséquence, sa
politique d’endettement) ; l’organisation désigne la répartition des
responsabilités et des moyens entre les divers pôles de légitimité dans
l’entreprise, le choix des personnes qui vont les diriger, la politique à
long terme pour constituer et utiliser un patrimoine de compétences.
La stratégie, art du
dirigeant, se conçoit pour partie dans la solitude mais elle se vérifie
et se précise dans les conseils : on parle de « stratégie de
l’entreprise » pour désigner la décision à laquelle le dirigeant
s’est arrêté après consultation du comité de direction.
Relations
entre le SI et la stratégie
L'expression « alignement
stratégique du SI » signifie d'abord que le SI correspond à la stratégie de
l’entreprise et qu’il fournit aux personnes de l'entreprise les outils permettant de la
mettre en oeuvre. La relation entre la stratégie
et le SI serait alors une simple transcription, le SI « tirant les conséquences »
de la stratégie ; on peut la représenter par le schéma :
Cependant pour que ce schéma
fonctionne il faut que la stratégie soit explicite. Il ne suffit pas en
effet, pour définir un SI, de dire de façon vague que l’on voudrait faire quelque chose : il faut préciser comment on entend le faire.
Parfois l’exercice auquel on se livre pour définir le SI fait ressortir des
points sur lesquels l’entreprise est non pas volontaire, mais velléitaire.
Par exemple l’entreprise dit
vouloir « se mettre à l’e-business », mais rien n’indique à quel genre d’e-business elle entend « se
mettre » ; ou bien l’entreprise prétend conclure des partenariats,
mais elle ne fait rien pour assurer l’interopérabilité de son SI avec ceux
de ses partenaires ; ou encore elle dit vouloir mettre en place un workflow, mais
sans définir les responsabilités, moyens et pouvoirs de la personne chargée
de l’administrer etc.
Le risque de velléité est
élevé lorsque l’opération envisagée soulève des problèmes de frontière
entre les domaines de responsabilité des divers dirigeants : souvent,
les questions d'organisation bloquent l’entreprise au seuil de la stratégie
(cf. « Le compromis managérial »).
La précision qu’exige le SI
est donc salubre : elle contraint l’entreprise soit à renoncer à des
projets par trop velléitaires, soit à assumer les implications pratiques de sa
volonté stratégique. La réflexion sur le
SI contribue à la qualité de l’expression stratégique, ce que
l’on peut représenter par une flèche en retour (moins grosse toutefois
que la première flèche) :
Supposons maintenant que nous
ayons effectivement défini et mis en place le SI qui correspond à la stratégie,
que nous ayons « aligné » le SI sur la stratégie, rétroaction
comprise. La dynamique ne s’arrête pas là. En effet, la mise en place du SI
ouvre souvent à l’entreprise des possibilités stratégiques qui
n’existaient pas auparavant :
- les tickets de
facturation émis par un magasin de grande distribution peuvent alimenter des études de marketing, des travaux statistiques, qui serviront à fonder des démarches
commerciales proactives ;
- il en est de même avec les données sur la
consommation téléphonique qu’un opérateur télécoms rassemble pour établir
la facture ;
- les données recueillies par un institut statistique à
l’occasion des enquêtes, d’abord exploitées pour produire les
tableaux de résultats, peuvent être réutilisées après fusion avec les données d’autres
enquêtes ;
- un organisme de sécurité sociale qui
recueille les feuilles de soin pour procéder à des remboursements peut
utiliser l’information ainsi rassemblée pour contribuer à la définition de
la politique de
santé, évaluer la qualité des prescriptions médicales – ou identifier
des fraudeurs.
Il apparaît alors que le SI, d’abord mis au service du positionnement existant,
modifie ensuite le champ du possible et ouvre au dirigeant la perspective
d’un nouveau positionnement. Le SI est devenu un actif
d’un type nouveau, un patrimoine en information que l’entreprise peut
valoriser sous la même contrainte de rentabilité que ses autres actifs (le raisonnement est ici analogue à celui que l’on conduit pour
expliquer la différenciation des services offerts sur une plate-forme technique :
si le réseau télécoms permet d’offrir le service téléphonique, son
infrastructure se prête aussi à l’offre du transport de données, de réseaux
privés virtuels, de divers services à valeur ajoutée etc.)
Supposons que l’entreprise
tire parti du patrimoine en information que représente le SI qui correspond à la
Stratégie 1 ; cela lui permet de définir une Stratégie 2, plus ample que la
Stratégie 1 :
Mais il se peut que déploiement
de la Stratégie 2 comporte de nouvelles exigences en termes de SI ;
notons "SI 1" le SI qui correspond à la Stratégie 1, "SI 2"
celui qui correspond à la Stratégie 2 :
Prolongeons le raisonnement :
le SI 2 va lui-même ouvrir de nouvelles perspectives, ce qui conduira (toujours sous la
contrainte de rentabilité) à la
Stratégie 3, etc. jusqu’à ce qu’on arrive à un couple stable que nous
noterons Stratégie* et SI* : alors l’alignement stratégique
est achevé : la perspective de positionnement que le SI procure est
exactement celle qui correspond à la stratégie en place, et réciproquement
le SI en place est exactement celui qui convient à la stratégie.
Obstacles à
l’alignement stratégique
Le passage de la Stratégie n
à la Stratégie (n + 1) ne peut bien sûr être envisagé que s'il respecte la
contrainte de rentabilité, c'est-à-dire s'il entraîne un accroissement de la valeur de l’entreprise
(au
sens du cash-flow net anticipé et actualisé). Cependant l'expérience montre
que ce passage n'est pas toujours réalisé, même lorsqu'il accroît la valeur
de l'entreprise. En effet il n’est pas facile pour
une entreprise de modifier son positionnement, son organisation, ses compétences ;
par ailleurs les personnes qui détiennent
l’information sont tentées de la conserver même quand elles ne
sont pas en mesure d’en tirer parti. Enfin d’autres entreprises peuvent s’opposer au changement de positionnement par des voies
politiques, en s’appuyant par exemple sur les avis de la CNIL, sur les dispositions légales contre les monopoles ou, si l’entreprise est une
administration, sur les textes réglementaires qui délimitent ses missions.
Certains de ces blocages
peuvent se justifier (notamment ceux dus au souci de préserver les
libertés individuelles), à condition d'évaluer leur justification en regard de la perte
d'efficacité qu’ils occasionnent. Les textes réglementaires qui fixent les
missions des administrations et des établissements publics, notamment, datent
d’une époque où les possibilités n’étaient pas les mêmes. Il faut oser les mettre à
jour - démarche qui, certes, prend du temps.
Certaines dispositions peuvent
faciliter l’alignement stratégique. Pour lutter contre l’appropriation de
l’information par les services de l’entreprise, on peut encourager la transparence
de celle-ci (sous contrôle
d’accès). On peut aussi développer dans l’entreprise une compétence en
« ingénierie d’affaires » qui possèdera le sens politique nécessaire
pour lever les obstacles externes.
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