Nous banalisons l'entreprise,
comme en attestent des définitions que l'on entend souvent chez nous : elle
serait « le lieu où le capital exploite le travail », « le lieu où l'on produit
du profit », « le patrimoine des actionnaires », « la boîte où l'on passe 35
heures par semaine », « le théâtre du conflit social », « l'endroit où l'on fait
carrière » etc. Si chacune de ces définitions reflète un aspect de l'entreprise,
aucune ne vise exactement sa fonction économique que je propose de résumer
ainsi :
L'entreprise est le lieu où
le travail des êtres humains s’organise afin d'agir sur la nature pour en obtenir des résultats
utiles.
Déployons cette définition pour
l'analyser :
1) « Des résultats utiles » :
le résultat de l'action, ce sont des produits (biens et services) utiles pour le consommateur ou pour la fonction de
production d'autres entreprises. Ceci s’applique aussi bien aux
administrations, qui produisent un service public, qu’aux sociétés privées qui
produisent des biens et services marchands.
Si le résultat de l’activité
de l’entreprise n’est pas utile elle disparaîtra bientôt faute de clients,
sauf si elle est maintenue sous perfusion par des pouvoirs
qui la financent. Certaines entreprises, notamment les administrations,
peuvent ainsi survivre à la disparition de leur utilité.
Le rôle social de
l'entreprise, c'est de produire de l'utilité : la compétitivité et le profit
en sont des conséquences. Si le marché est organisé de façon à interdire la
prédation, la recherche du profit sera
le moteur de l'innovation.
2) « Agir sur la
nature » : le mot « nature » est pris ici au sens large qui inclut, outre la
nature physique, les natures sociale et humaine. Il englobe tout ce qui peut
être obstacle ou outil pour l’action.
L’entreprise agit sur la
nature en absorbant des matières premières auxquelles elle applique sa
fonction de production pour les transformer en produits utiles. La « physique
de l’entreprise » recouvre les tâches qui concourent à cette production
d’utilité : conception des produits, marketing, achats, production au sens
strict, commercialisation, distribution, après vente etc.
L'action sur la nature
suppose un processus interne à
l'entreprise. Ce processus est parfois tellement complexe
que les acteurs peuvent oublier sa finalité physique pour ne percevoir que la
procédure. Lorsque
l’entreprise est bien rodée l’attention accordée à sa « physique » s’estompe,
au sein de la direction générale, pour faire place à la facticité symbolique
de la conquête et la défense des territoires de légitimité, des
« plates-bandes » des dirigeants (voir « Le
compromis managérial »). Il peut en résulter des erreurs sur le plan
physique. L’approche sociologique de l’entreprise, lorsqu’elle s’arrête à ces symboles et
néglige la physique sur laquelle l’entreprise est fondée, est aveugle aux conditions essentielles de
l'efficacité.
3) « Le travail des êtres
humains s’organise » : l'entreprise met en oeuvre le travail de
l'être humain soit de façon différée (quand il est incorporé à un stock, le
« capital fixe »), soit de façon immédiate (quand il contribue au flux du
processus de production).
L’être humain qui travaille dans l’entreprise n’est pas
un individu isolé. Sa compétence s'articule à celle d’autres personnes.
C’est l’organisation de ce réseau de compétences qui procure à l’entreprise
l’aptitude à l’action.
Les compétences se forment,
s’ajustent et se complètent selon un processus délicat. Les compétences du stratège, de l’animateur, de l’organisateur, du
gestionnaire leur permettent de prendre des décisions qui seront appliquées par
d’autres. Ils exercent ainsi une fonction spécifique.
La gestion des compétences
suppose le respect envers l'être humain. Le modèle hiérarchique, selon
lequel un concepteur
omniscient prescrit aux exécutants le détail des tâches à accomplir, est
grossièrement inexact. Son imposition provoque le gâchis des
compétences.
Ceux qui voient dans
l'entreprise le lieu de l'exploitation de la force de travail estiment
que lui accorder une influence sur la formation des adolescents équivaudrait à préparer
ceux-ci à la
servilité. Si par contre l'on voit dans l'entreprise le lieu de l'action
organisée, on pensera que former les
adolescents à l'entreprise n'est rien d'autre que les préparer à l'action.
La demi-stratégie
Beaucoup de nos entreprises ont
non pas une stratégie, mais une moitié de stratégie. Elles veulent « grossir pour
survivre », mais restent campées sur leur activité traditionnelle et
refusent de diversifier
leur offre. Elles veulent « réduire les coûts », mais négligent le marketing.
Elles veulent
« assainir les finances », mais répudient la R&D. Leurs dirigeants négligent la polyphonie de l'entreprise, la multiplicité des logiques qu'elle articule
(voir Modèle en couches) et qui
toutes sont nécessaires, pour n'accorder d'attention qu'à une seule mélodie.
1) Ainsi
France Telecom s’est
lancé depuis septembre 2002 dans une fructueuse chasse au gaspi et dans le
désendettement. En 2005 le montant de la dette sera redevenu raisonnable. Mais France
Telecom sera alors peu de chose s’il n’a pas, tout en se désendettant, poursuivi une
R&D technique précédée et orientée par une R&D en
marketing – car l’innovation
ne réussit qu’à ceux qui savent comment observer et segmenter leur clientèle, ce
qui suppose une exploitation statistique poussée du système d'information.
2) Ainsi Air France, quelques
années après France Telecom – mais pas avec le même résultat, espérons-le – se
lance dans la croissance en volume en prenant le contrôle de KLM. Faire, sur une
surface plus grande, un métier à haut risque et à faible marge, cela ne peut
avoir de sens que si l'on a bâti au préalable un modèle d'entreprise très performant et si l’intégration des flottes, des réseaux et de la maintenance
apporte une synergie. Mais est-ce le cas ?
Ni Air France, ni France
Telecom ne consacrent beaucoup d’efforts à l’« ingénierie
d’affaires », aux « montages » qui permettraient d’offrir aux clients, sur la
plate-forme traditionnelle, une gamme de services différenciés et enrichis :
- ce
sont les Coréens, non les Français, qui ont introduit dans la puce du téléphone mobile
les fonctions de la carte bancaire ;
- ce sont les Américains, non les Français,
qui ont transformé l’avion en un magasin où le passager peut acheter à
l'occasion d'un vol
des ordinateurs portables, appareils de photo numériques, CD-Rom, DVD etc. qui
lui seront livrés au sol, éventuellement hors taxes et dédouanés. Les Français
en restent à la vente à bord de foulards Hermès, parfum Chanel n° 5 et autres produits « de
luxe ».
Il est vrai que l'ingénierie
d'affaires suppose l'aptitude à la négociation de contrats entre égaux, aptitude
rare dans des directions générales absorbées par l'organisation interne
et focalisées sur la conception traditionnelle du métier. Le dirigeant type « à
la française » n’est pas en effet un entrepreneur, un « ingénieur d’affaires », mais un
gestionnaire qui a pris les rênes d’une entreprise créée par d’autres. Il
s'est appliqué à prendre le pouvoir et il sait parfaitement le gérer : il lui suffit
pour cela d’être un demi-stratège.
Le milieu que forment les
dirigeants « à la française » est d’une exquise complexité : la lutte pour le
pouvoir sélectionne des personnes cultivées, à l’intuition rapide, à la repartie
fulgurante. L’entrepreneur, le pionnier, l’innovateur y détonnent par leur
concentration, leur obsession vers un but précis. Ils n’ont pas de bonnes
manières ! Les autres n’ont le plus souvent aucune peine à les éliminer. S’ils
n’y parviennent pas, il leur suffira d’attendre : lorsque l’entreprise du
pionnier aura grossi, que les questions administratives et financières auront
pris le pas sur le marketing et la technique, le pionnier s’ennuiera et partira.
Alors les gestionnaires prendront les commandes. On sera revenu à la norme et
l’entreprise aura perdu sa capacité à évoluer.
Notre héritage culturel
Je prie le lecteur de pardonner
le schématisme de l’analyse ci-dessus, à laquelle on peut - et c’est heureux –
opposer quelques contre-exemples. Nous avons bien sûr des entrepreneurs en
France : mais comme l'Entreprise n'exerce par chez nous l'hégémonie culturelle
ils ne sont ni formés, ni compris, ni promus, de sorte que leur seule pépinière est le
capitalisme familial.
Pourquoi en est-il ainsi ? Que l’on me permette d’être
encore une fois schématique : il en est ainsi parce que, au fond, nous
autres Français ne savons pas ce que c’est que l'entreprise : elle nous est
masquée par notre héritage culturel (cf. ci-dessous). Ainsi nous acceptons la
prétention du Medef, qui fédère des organisations patronales, à la représenter.
Nous l'opposons à l'administration, alors que celle-ci est une entreprise. Nous
croyons son économie bien représentée par la comptabilité.
L’entreprise est située sur le
front de taille des rapports entre l’être humain et la nature. Ces rapports sont
indéfiniment perfectibles car notre connaissance de la nature n’est jamais
achevée. C’est pourquoi l'image de l’entreprise stable, institutionnelle, est un
faux-semblant qui sera bousculé non seulement par la concurrence, mais par
des évolutions du rapport à la nature, des innovations auxquelles elle n’aura
pas pu s’adapter.
Pourquoi cependant aimons-nous tant ces
entreprises pérennes, figées, dont les sièges sociaux imitent
l’architecture d’un mausolée ?
C'est parce que l’institution qui a, pour le meilleur et pour le pire, modelé nos
valeurs et forgé notre culture, c’est l’Église, bâtie pour l’éternité sur un dogme
indiscutable.
Organisée bien avant l’État
moderne,
l’Église lui a fourni le modèle hiérarchique
qui s’est par la suite imposé dans nos entreprises. Nous avons ainsi appliqué à
l’entreprise des méthodes qui conviennent peut-être à l’Église, mais non à une
organisation orientée vers la production de choses utiles : hiérarchie
(sacralisation du pouvoir), présomption de compétence des dirigeants (comme s'ils étaient
inspirés par le Saint-Esprit),
liturgie des procédures (la forme prime le fond), rigidité des structures
(elles-mêmes sacralisées), dogmatisme des croyances maison, sentiment d’éternité
(l'apparence de la pérennité masque les risques) etc.
Pour la carrière d’un cadre, le respect
de la liturgie importe autant ou plus que la
recherche de l’efficacité ; et si des hommes
comme Jean-Yves Haberer ou Michel Bon ont trouvé normal de prendre la direction
d’entreprises auxquelles il s’est avéré qu’ils ne pouvaient rien comprendre, c’est
parce qu’ils avaient confiance en la « grâce d’état » que leur garantissait l’onction reçue
lors de leur cooptation parmi les dirigeants.
De la demi-stratégie à la
stratégie
Si notre économie n’est pas
entreprenante, ce n’est pas parce qu’elle est parasitée par l’État : beaucoup de grandes entreprises souffrent des
travers bureaucratiques que l’on
attribue à l’administration. Si nos dirigeants sont des demi-stratèges, ce n’est
pas parce qu’ils sont stupides : ils ont beaucoup de talents mais ils sont coincés, tant par leur milieu que par
leurs propres valeurs, dans la « position du gestionnaire ».
Nous admirons l’esprit pratique
des Américains, leur tempérament de pionniers et d’entrepreneurs, la souplesse
et l’organisation de leurs entreprises.
Ces qualités s’expliquent par l’histoire. Leur nation, fondée par des sectes
protestantes séparées de l’Église et chassées par l’État, a accordé l’hégémonie
culturelle à
l’Entreprise. Confrontée à un continent pourvu de ressources naturelles
immenses, elle a mis toute son énergie dans l’organisation de l’action sur la
nature en vue de produire des choses utiles.
Mais il ne nous servirait à rien
de copier leurs méthodes. On ne copie que les défauts des autres
quand on les imite sans faire effort sur soi-même, et les Américains ne sont pas
sans défauts : ils ont sans doute poussé trop loin l’exploitation de la nature
et nous ferions mieux de ne pas adopter la cruelle classification en « winners » et
« losers » qu’a décrite Edward Luttwak,
ni la priorité absolue qu’ils accordent à la compétition, ni encore leur tendance à
délaisser une entreprise (même utile) dès qu'elle cesse de croître.
Si nous voulons que nos
entreprises soient vivantes, si nous voulons donner aux entrepreneurs l’espace
qui leur est nécessaire, ce n’est pas seulement de méthodes, de procédés que nous avons
besoin. Il nous faut élucider nos valeurs, les faire
venir à la surface de notre conscience pour les examiner, les trier et les
corriger ; il nous faut désacraliser le veau d'or des institutions pour
réserver le sacré au seul domaine de la foi. Nous trouverons alors en nous-mêmes des ressources que nous avons
trop négligées, et nous pourrons avoir de vraies
entreprises, de vraies stratégies, de vrais stratèges.
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