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Commentaire sur :

François-Xavier Verschave, Noir Silence, Les Arènes 2000

10 février 2001

(cf. "les institutions contre l'intelligence")

La prédation obéit à une mécanique implacable. J'avais évoqué sa forme générale dans un chapitre d'"e-conomie". "Noir Silence" en fournit une illustration instructive : le cas particulier de la "Françafrique".

Modèle

Considérez un pays possédant des ressources naturelles rares (pétrole, minerais, forêts) mais dont la population est pauvre. Supposez que les solidarités s'y tissent plutôt autour de la tribu ou de l'ethnie que de la nation, de sorte que ses partis politiques soient l'expression des particularités et rivalités ethniques.

Supposez par ailleurs que dans un pays riche l'État, ou une grande entreprise, cherche à contrôler les ressources naturelles du pays pauvre (l'expression "pays en voie de développement" est hypocrite), c'est-à-dire à s'en réserver l'accès et à en maîtriser le prix.

La recette est simple : il suffit d'aider le dirigeant politique le plus faible (point important) du pays pauvre à prendre le pouvoir. En lui fournissant des armes, des instructeurs, des conseillers, de l'argent, on lui permet de réussir un coup d'état ou de truquer les élections. Il ne pourra ensuite garder le pouvoir qu'à condition de poursuivre les violences envers la majorité, ce qui implique la dictature. En échange du soutien militaire permanent indispensable pour maîtriser la majorité, il cédera à son protecteur le contrôle des ressources naturelles.

Il serait inefficace de soutenir le dirigeant politique de la majorité : comme celui-ci n'a pas besoin d'appui extérieur ni de répression pour gagner les élections et garder le pouvoir, rien ne l'obligerait à céder le contrôle des ressources naturelles en échange d'un soutien. La démocratie l'inciterait plutôt à s'en servir pour accroître le niveau de vie de la population.

Corollaires du modèle

1) La majorité, si elle regimbe, sera qualifiée de "rebelle". Des opérations de "maintien de l'ordre" seront montées avec des hommes et des gamins de l'ethnie minoritaire, armés, entraînés et encadrés par des militaires mis à disposition par le pays riche et que l'on qualifiera souvent de "mercenaires". Les villages de l'ethnie majoritaire seront détruits, les hommes et les gamins tués ou mutilés (une main, un pied etc.), les femmes et les fillettes violées.  

2) Outre le soutien militaire, le dirigeant du pays pauvre recevra du pays riche, à titre personnel, quelques miettes de la richesse prélevée sur son pays. Ainsi il sera tenu en main, encadré par la carotte et le bâton. 

3) On pourra se débarrasser de lui par un assassinat ou un coup d'état :
- s'il tente de se libérer de la tutelle du pays riche pour trouver un autre protecteur ;
- si, comme cela arrive souvent, la pression qu'il subit, combinée aux voluptés que le pouvoir procure, le rend fou et que ses excès finissent par le rendre dangereux pour son protecteur ; 
- si les médias ou la justice du pays riche s'émeuvent des exactions, si la population du pays riche répudie les crimes commis en son nom par des amateurs de richesse facile et de coups tordus (aventuriers, hommes d'affaires, agents ou politiciens) : il servira alors de bouc émissaire.
On s'efforcera pour continuer le jeu de trouver au dirigeant éliminé un remplaçant commode. 

La prédation inévitable

Dès que la prédation est possible, elle est inévitable car les prédateurs potentiels sont nombreux et à l'affût. Ils sont en position de force par rapport aux entrepreneurs, car la disponibilité et la mobilité de ceux-ci est accaparée par la poursuite des projets économiques auxquels ils s'attachent. Si rien n'équilibre le rapport de force entre entrepreneurs et prédateurs, ces derniers disposent dans les pays pauvres d'un vaste terrain où déployer leurs talents. Ils peuvent y causer des dégâts illimités : l'extermination de la quasi-totalité de la population du pays pauvre ne fait que renforcer le contrôle du pays riche sur les ressources naturelles.

La richesse rapportée dans le pays riche par les prédateurs conforte leur contrôle sur l'appareil administratif, politique et économique de celui-ci. L'argent sale obtenu grâce au meurtre des populations pauvres finance la main-mise des prédateurs sur le pays riche lui-même et y suscite la raréfaction des entrepreneurs, ce qui provoque à terme (mais à terme éloigné) l'appauvrissement du pays riche.

Les économistes, qui ne raisonnent qu'en termes d'échange équilibré et dont les modèles excluent donc a priori l'hypothèse de la prédation, sont intellectuellement désarmés devant cette situation. Bien pis : leurs modèles impliquant l'efficacité d'une "main invisible", ils en déduisent que "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes" et que les pouvoirs en place sont légitimes du simple fait qu'ils sont en place. 

Les personnes généreuses, constatant la pauvreté du pays pauvre, viennent à son aide. Mais si cette aide ne conduit pas à élucider le mécanisme de la prédation, elle ne fera que palier quelques-unes de ses conséquences, sans s'attaquer à la cause du mal. Dans la mesure où elle donne bonne conscience au pays riche, elle retarde même la prise de conscience de la prédation.  

Il serait utile de faire l'exercice suivant pour évaluer l'importance du phénomène :
- établir la liste des pays pauvres ;
- identifier les pays qui, parmi les pays pauvres, détiennent des ressources naturelles de valeur ;
- voir, pour chacun de ces derniers, à quelle ethnie appartient le dirigeant : minoritaire ou majoritaire ?
- si le dirigeant appartient à l'ethnie minoritaire, voir s'il se produit ou non des affrontements entre l'armée et des "rebelles" ; 
- dans ce dernier cas, identifier le pays riche qui soutient le dirigeant et évaluer les profits qu'il en retire.

Rôle de l'opinion publique du pays riche

Publier les crimes, mobiliser l'opinion du pays riche, c'est, à vrai dire, le seul moyen de stopper la mécanique de la prédation. L'opinion du pays pauvre ne peut en effet à elle seule vaincre les troupes entraînées et armées par le pays riche : seules les opinions publiques française et américaine pouvaient mettre un terme aux massacres en Algérie et au Vietnam, sans quoi la logique purement militaire serait allée jusqu'à l'extermination. La résistance des démocrates du pays pauvre est méritoire et courageuse - ils risquent la torture et la mort - mais elle ne peut être efficace que si elle est relayée par leur propre opinion publique d'abord, puis par celle du pays riche. 

L'association "Survie" de M. Verschave publie des dossiers sur les faits dont nous avons lâchement détourné notre regard. Une citation du Dr Guillemot, de Médecins sans Frontières, en poste à Brazzaville en juin 1999, résume tout (p. 28)  : 

"Une jeune femme descend d'un camion ramenant des réfugiés, maigre, épuisée, accompagnée de petites filles d'une douzaine d'années. Elles ont été violées à plusieurs reprises, dans un poste de contrôle, après que le mari, qui tentait de s'interposer, ait été battu puis enlevé. (...) Dans la voiture, on écoute RFI. Ça parle de la France et de ses 35 heures. Je me sens étrangement décalé."

Lisez aussi l'affaire Borrel : le suicide en 1995 de ce magistrat français en poste à Djibouti est bizarre.

Les prédateurs veillent à "protéger leurs arrières" en maîtrisant les médias et, autant que possible, l'appareil judiciaire du pays riche. Faire la clarté sur les crimes qui se commettent dans les pays pauvres avec l'approbation de nos dirigeants et la participation de certains de nos compatriotes, c'est un devoir civique qui suppose courage et persévérance.