J'ai pour règle de lire tous les livres qui me sont
recommandés par mes amis. Parfois je suis déçu - ainsi un roman intitulé "La
Plage" m'est tombé des mains - mais le plus souvent je fais ainsi de bonnes affaires
en lecture. Aussi, grand merci à Jean-Pierre Temime qui m'a indiqué Luttwak !
Je l'ai lu d'un trait, sans pouvoir m'interrompre. C'est un
drôle de livre, bien pensé, visiblement écrit très vite, dans un style agréablement
ironique et sans prétention académique. Il a donc à la fois le charme de
l'improvisation et la solidité que procure une longue méditation.
J'avais traité un sujet analogue dans "Économie des nouvelles technologies" :
j'admire d'autant plus la maturité et l'aisance de Luttwak, la diversité de son
expérience sociologique et géopolitique, l'élégance avec laquelle il circule parmi des
références théoriques complexes et diverses, le volume de lecture et la durée de
réflexion que l'on devine derrière ces textes limpides et simples, mais qui ont demandé
une construction conceptuelle délicate.
Le "turbo capitalisme", c'est le capitalisme
déchaîné, libéré de toute intervention et de toute réglementation, qui impose sa loi
à la société. Il suscite certes la croissance (pas si rapide que cela d'ailleurs, si on
le compare au capitalisme contrôlé de l'après guerre), mais surtout il déstabilise les
organisations et structures anciennes ; il demande aux salariés d'être totalement
flexibles, de se tenir prêts à saisir les opportunités, à déménager du jour au
lendemain ; il détruit les solidarités de voisinage, l'intimité familiale ; il fabrique
des personnes qui ne savent plus ce que sont l'amitié, la confiance conjugale,
l'attention envers les parents âgés et les enfants.
L'homme du turbo capitalisme est malheureux ; il se console en se
faisant des cadeaux, en s'offrant des gadgets. Cela suscite une production
futile et de mauvais goût. C'est pour cela, dit Luttwak, que les Américains
n'arrivent pas à exporter leurs biens de consommation : ceux-ci sont trop
clinquants, trop voyants, hyper-technologiques. Les autres pays, où les gens
sont moins démolis psychologiquement et ont donc moins besoin de se faire des
cadeaux, n'en ont rien à faire. L'industrie automobile américaine est la plus
puissante du monde, mais les États-Unis ne sont pas exportateurs de voitures.
Cette économie qui recherche l'efficacité dans la production et la
diversification des produits fabrique des hommes qui ont besoin de produits
inutiles dont le reste du monde ne veut pas : l'efficacité de la production
s'annule dans l'inutilité du produit.
Cette société, calviniste à la racine, produit des élus
et des réprouvés ("winners" et "losers" ; on sent ici
chez Luttwak l'influence de
Max Weber). Le Winner gagne beaucoup d'argent, mais ne doit pas faire la fête : sa morale
le lui interdit. Pour se prouver qu'il est un élu, il doit s'efforcer de gagner
toujours plus
d'argent. Le Loser, c'est le cadre de la upper-middle class, le salarié bien payé
qui a de quoi vivre mais qui sait qu'il ne fera jamais fortune. Il intériorise
son statut de loser, il en a honte, et pour se rassurer il consomme : d'où les gadgets et
l'obésité, car le loser perd jusqu'à son corps. Puis il y a les non-calvinistes, ceux
qui se moquent d'être winner ou loser et préfèrent prendre la richesse l'arme au
poing, ou traficotent dans la drogue etc. Pour eux, c'est la prison. On dénombre
aux Etats-Unis 2 100 000 détenus. L'opinion publique fantasme autour de
l'insécurité et réclame encore davantage de condamnations à mort, des peines de
prison incompressibles etc.
Enfin la croissance s'accompagne d'un élargissement de
l'écart des revenus, alors que la croissance d'après guerre était égalisatrice.
Vous n'êtes pas, mais pas du tout, d'accord avec cette
analyse ? c'est que je l'ai mal résumée ! lisez Luttwak, voyez comment il argumente, sur
quels faits il s'appuie, et nous en reparlerons. Je l'ai trouvé convaincant - comme j'ai
trouvé convaincante sa description de la société soviétique, puis russe ; de la
société italienne ; de la société japonaise. Les modèles économiques sont évoqués
sans pédantisme, utilisés avec exactitude.
Si Luttwak décrit ces phénomènes avec brio, il ne
les relie pas à une cause unique comme j'ai cru pouvoir le faire en reliant
l'évolution actuelle du capitalisme à l'émergence de la fonction de production à
coût fixe. Son opinion sur la politique monétaire et sur le comportement des
banques centrales, très alarmante - car s'il a raison l'Europe sera prisonnière
de l'Euro - ne m'a pas convaincu : j'espère que les banquiers centraux sont
plus conscients qu'il ne le dit.
Son constat est à la fois sévère et désespéré. Il ne
discerne pas d'issue. Cela pourrait se discuter, mais peut-être suis-je trop optimiste
? Érasme, qui écrivait à l'époque de Luther et Calvin,
était un humaniste optimiste, enthousiasmé par la liberté qu'apportait la
la Renaissance.
Qu'aurait-il pensé s'il avait prévu les guerres de religion ? Si Luttwak a raison, nous
y allons tout droit.
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