Ce livre a eu un succès de scandale. L'auteur a une bonne plume,
de la verve, un don d'observation. On rit souvent et pourtant cette lecture laisse
un arrière-goût désagréable. C'est qu'il manque à ce livre beaucoup de choses.
L'auteur décrit la pathologie de l'entreprise :
liturgie des réunions, langue de bois,
médiocrité des ambitions, vide de la pensée, formalisme des procédures, océan
des paperasses etc. Elle invite le "cadre moyen" à en faire le moins possible
car ceux "qui y croient" seraient des dupes, des "crétins".
Beaucoup de ses remarques sont exactes.
Cependant, si elle critique ainsi l'entreprise, c'est qu'elle a derrière la tête
une idée de ce que l'entreprise devrait être ; mais comme elle ne la développe
pas, on peine à la deviner à travers des indications éparses. Elle se conforme
ainsi au style des médias qui, sous le noble couvert du mot "critique",
dénigrent : être constructif, ce serait "naïf". Mais ne devrait-on pas exiger,
quand quelqu'un crache dans la soupe, qu'il indique la recette d'une bonne soupe
?
La "critique" de Corinne Maier porte en fait non
sur l'ensemble de l'entreprise, mais sur la seule direction générale (moins de
10 % des effectifs). Elle conseille en effet au cadre moyen d'éviter le terrain
(plus de 90 % des effectifs) où l'on travaille : il faudrait,
dit-elle, être "maso" pour y aller.
Certaines de ses remarques sont superficielles.
Sans doute, les consultants sont parfois des farceurs, les fournisseurs sont
parfois des escrocs, mais il est bien rapide d'en conclure que les NTIC, c'est de la
blague !
* *
Il est vrai qu'une direction générale, sommet de la pyramide
de la légitimité et lieu géométrique des conflits de pouvoir, est toujours peu
ou prou malade. Mais quand on rencontre un malade, n'est-il pas cruel de rire de
lui
? Pour le soigner il faut avoir une idée de ce que qu'est la santé, il
faut oser être normatif. Corinne Maier, se conformant à la tradition
purement
descriptive de la sociologie, se garde bien de prendre ce risque.
J'ai rencontré, dans les directions
générales, beaucoup de personnes désabusées qui ne pensent qu'à tirer
leur épingle du jeu en pratiquant l'ironie. Je me rappelle ce polytechnicien
qui, dans les années 70, avait accroché au mur de son bureau un noeud coulant
sous lequel on lisait : "Cadre, voici la corde avec laquelle on te pendra". Il
appliquait les recommandations de Corinne Maier avant que
celle-ci ne les ait formulées. Invité à donner son avis sur une note, il répondit "Elle est écrite en noir sur du papier blanc". Sa carrière n'est pas
allée loin mais, protégé par la corporation des X qui domine cette entreprise,
il a pu continuer à ricaner tout en percevant un salaire honorable...
* *
Si, malgré les travers de la DG, les entreprises produisent des choses utiles et
de qualité satisfaisante, c'est parce que la majorité des personnes s'emploient
avec bon sens et sans prétention, fût-ce en rouspétant, à faire du bon travail sur le terrain.
Elles ne retiennent, des consignes
de la DG, que ce qui est raisonnable et savent ignorer la pluie de
"foutaises, calembredaines et billevesées" dont l'application
paralyserait l'entreprise.
Il est vrai, et Corinne Maier a raison de le dire, que dans
nos entreprises on ne respecte pas assez les personnes ; il est vrai aussi que la crédibilité
financière occupe dans l'esprit des dirigeants une place démesurée
par rapport à la physique de l'entreprise, son positionnement, son
fonctionnement, son économie.
Mais le fait que l'entreprise fonctionne et
produise reste incompréhensible si l'on ne voit pas que, parmi les dirigeants
des grandes entreprises qui
certes sont pour la plupart des mondains ou des pervers, se trouvent aussi
quelques vrais stratèges ; que parmi les gens de la DG, dont beaucoup sont accaparés par des conflits de plates-bandes, se trouvent nombre de vrais
concepteurs et de vrais organisateurs ; et que si les gens du terrain sont
parfois des carriéristes mal dans leur peau, ce sont dans leur grande majorité
des personnes raisonnables qui, à défaut de "s'épanouir dans leur travail" (la
vie offre bien d'autres occasions de "s'épanouir"), travaillent du mieux qu'elles peuvent.
On peut rire de tout : du travail, de la famille et de la
patrie, dont un régime infâme avait fait sa devise ; de l'égalité, de la liberté et de la fraternité,
idéal à jamais inaccessible de notre République ; de la religion, des
valeurs, de bien d'autres choses encore. Cela
soulage.
Mais quand on substitue une marionnette à l'être
vivant que l'on prétend décrire, le rire se fige en un rictus. Il y a un temps pour rire
et un temps pour réfléchir ; un
temps pour se soulager et un temps pour comprendre.
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