L’entreprise est le théâtre
d’une violence symbolique dont personne ne parle, le propre du symbolique étant
d’être d’autant plus indicible qu’il est plus actif.
Ainsi les incohérences, les mensonges, la cruauté, qui font le mol oreiller des
lâches comme le délice des pervers, restent invisibles. On parle de rationalité,
d’efficacité etc., à moins que l’on ne se laisse aller à la caricature hargneuse.
L’entreprise est, comme toute
institution, l’incarnation d’un projet. Or si l’incarnation est nécessaire à
l’action elle s’accompagne toujours de trahisons – de sorte que la réalisation
du projet, loin d’être une simple affaire de rationalité et d’efficacité,
suppose d’affronter des forces aux ressorts obscurs. La réflexion pratique sur
l’entreprise doit assumer ce fait, aussi pénible qu’il soit et malgré le silence
de la théorie.
Ce silence s’explique par la
complexité du phénomène : ses manifestations, toutes particulières, résistent à
la classification et ne peuvent apparaître qu’à travers des études de cas
révélant, à travers les comptes rendus de réunion, les échanges de notes et les
statistiques, la dialectique de la volonté et du blocage, de l’action et de la
perversité.
Mais pour qu’une telle étude
soit publiée il faut qu’un homme informé se résolve à parler sous le coup de la
colère. C’est le cas de Pierre Chiquet, qui a dirigé GIAT Industries de 1989 à
1995.
Le char Leclerc est-il, comme
il le dit, le meilleur char du monde ? GIAT Industries a-t-elle été, comme il le
dit, redressée par son action avant d’être sabotée puis détruite par son
successeur ? Le lecteur n’a pas les moyens d’instruire ces questions-là, et on
peut d’ailleurs supposer qu’au plaidoyer de Chiquet pourrait répondre un autre
plaidoyer.
L’intérêt du livre réside donc
moins dans ses conclusions que dans les faits, les méthodes, les comportements
dont il témoigne de façon parfaitement plausible. L’incompétence des énarques en
matière d’industrie, alors qu’ils sont chargés de définir et d’appliquer la
politique industrielle de l’État. L’appropriation de l’État par des corporations
(ingénieurs de l’armement, corps des Mines etc.) qui font passer l’extension de
leur réseau d’influence avant les missions des services. L’ambition jalouse des
carriéristes, attentifs à faire trébucher le naïf qui s’attache à sa mission. La
vigilance des courtisans qui, familiers des couloirs où le pouvoir réside, se
tiennent prêts à en happer les miettes. La
finance enfin, qui sert d'alibi intellectuel à ceux qui prétendent diriger
une entreprise sans considérer la façon dont elle fonctionne.
Si notre économie était
seulement la proie de telles personnes, elle s’arrêterait tout net, comme elle
le fait dans les pays pauvres. Mais elle est le théâtre d’un drame shakespearien
: la lutte entre les entrepreneurs et les parasites, lutte confuse, d’autant
plus obscure que la frontière entre les uns et les autres passe non pas entre
des personnes mais à l’intérieur même des personnes, écartelées qu’elles sont
entre des désirs et des valeurs
contradictoires.
Cette lutte, aussi féroce que
secrète et même inconsciente, est le moteur de notre économie. Il consume les
énergies et les personnes dans un sacrifice
dont notre bien-être n’est que le résidu. Souhaitez-vous améliorer son
rendement ? Alors il faudra non pas se complaire dans une représentation rose ou
noire, mais regarder l’entreprise en face pour s’efforcer de
la voir telle qu’elle est, dans son
incarnation institutionnelle.
|