RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Commentaire sur :
Pierre Chiquet, La gabegie, Albin Michel 1997

28 mars 2005


Pour lire un peu plus :

- L'ingénieur et le petit marquis
- Le massacre des innocents

- Qu'est-ce qu'une entreprise?
- Pathologie de l'entreprise
-
A la recherche de la stratégie

L’entreprise est le théâtre d’une violence symbolique dont personne ne parle, le propre du symbolique étant d’être d’autant plus indicible qu’il est plus actif[1]. Ainsi les incohérences, les mensonges, la cruauté, qui font le mol oreiller des lâches comme le délice des pervers, restent invisibles. On parle de rationalité, d’efficacité etc., à moins que l’on ne se laisse aller à la caricature hargneuse[2].

L’entreprise est, comme toute institution, l’incarnation d’un projet. Or si l’incarnation est nécessaire à l’action elle s’accompagne toujours de trahisons – de sorte que la réalisation du projet, loin d’être une simple affaire de rationalité et d’efficacité, suppose d’affronter des forces aux ressorts obscurs. La réflexion pratique sur l’entreprise doit assumer ce fait, aussi pénible qu’il soit et malgré le silence de la théorie.

Ce silence s’explique par la complexité du phénomène : ses manifestations, toutes particulières, résistent à la classification et ne peuvent apparaître qu’à travers des études de cas révélant, à travers les comptes rendus de réunion, les échanges de notes et les statistiques, la dialectique de la volonté et du blocage, de l’action et de la perversité.

Mais pour qu’une telle étude soit publiée il faut qu’un homme informé se résolve à parler sous le coup de la colère. C’est le cas de Pierre Chiquet, qui a dirigé GIAT Industries de 1989 à 1995.

Le char Leclerc est-il, comme il le dit, le meilleur char du monde ? GIAT Industries a-t-elle été, comme il le dit, redressée par son action avant d’être sabotée puis détruite par son successeur ? Le lecteur n’a pas les moyens d’instruire ces questions-là, et on peut d’ailleurs supposer qu’au plaidoyer de Chiquet pourrait répondre un autre plaidoyer.

L’intérêt du livre réside donc moins dans ses conclusions que dans les faits, les méthodes, les comportements dont il témoigne de façon parfaitement plausible. L’incompétence des énarques en matière d’industrie, alors qu’ils sont chargés de définir et d’appliquer la politique industrielle de l’État. L’appropriation de l’État par des corporations (ingénieurs de l’armement, corps des Mines etc.) qui font passer l’extension de leur réseau d’influence avant les missions des services. L’ambition jalouse des carriéristes, attentifs à faire trébucher le naïf qui s’attache à sa mission. La vigilance des courtisans qui, familiers des couloirs où le pouvoir réside, se tiennent prêts à en happer les miettes. La finance enfin, qui sert d'alibi intellectuel à ceux qui prétendent diriger une entreprise sans considérer la façon dont elle fonctionne.

Si notre économie était seulement la proie de telles personnes, elle s’arrêterait tout net, comme elle le fait dans les pays pauvres. Mais elle est le théâtre d’un drame shakespearien : la lutte entre les entrepreneurs et les parasites, lutte confuse, d’autant plus obscure que la frontière entre les uns et les autres passe non pas entre des personnes mais à l’intérieur même des personnes, écartelées qu’elles sont entre des désirs et des valeurs contradictoires.

Cette lutte, aussi féroce que secrète et même inconsciente, est le moteur de notre économie. Il consume les énergies et les personnes dans un sacrifice dont notre bien-être n’est que le résidu. Souhaitez-vous améliorer son rendement ? Alors il faudra non pas se complaire dans une représentation rose ou noire, mais regarder l’entreprise en face pour s’efforcer de la voir telle qu’elle est, dans son incarnation institutionnelle.


[1] Une exception : Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Gallimard 1977 : mais l’auteur de ce livre courageux a pris tous les risques.

[2] Corinne Maier, Bonjour paresse, Michalon 2004, est un exemple de ces analyses ricanantes et... paresseuses.