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Le massacre des innocents

19 février 2000

L'apport des européens à l'histoire de l'informatique est essentiel : Alan Turing et Tim Berners-Lee sont britanniques, John von Neumann hongrois, Linus Torvalds finlandais, André Truong et Jean Ichbiah français, Bjarne Stroustrup danois, etc.

Cependant c'est aux États-Unis que l’informatique a "pris", comme on dit d'une mayonnaise qu’elle "prend". Pourquoi ?

Le pionnier est une figure de la culture américaine. C'est, pour faire court, un "rêveur pratique". Il a la tournure d'esprit qu'il faut pour imaginer, explorer, coloniser de nouveaux territoires. C'est la mentalité des "hackers" des années 60, qui ont pratiquement tout inventé en informatique.

Non seulement l'Amérique produit les pionniers, mais elle les reconnaît. Celui qui bricole dans son garage est observé avec bienveillance : qui sait s'il n'est pas en train de découvrir la future ampoule électrique, le futur téléphone ? Les banquiers risquent quelques dollars pour voir où cela peut mener.

Quand on lit les chroniques de "Jazz Hot" par Boris Vian, on voit que l'histoire de l'informatique ressemble beaucoup à celle du Jazz. Même débuts minuscules, même enthousiasme des pionniers, même énergie, mêmes prises de risques personnels, même conquête du marché et de la reconnaissance - et contre quels obstacles ! reconnaître l'apport artistique des Noirs, c'était difficile pour la société américaine blanche, protestante, anglo-saxonne. Mais elle l’a fait.

La comparaison n'est pas ici à l'avantage de notre chère vieille Europe, et plus particulièrement de notre belle vieille France. Nous avons des individualités de bonne qualité (en dehors du travail, l’Européen s'ennuie aux États-Unis car il y trouve les conversations terriblement fades). Mais collectivement nous ne faisons pas grand-chose de ces personnalités. Nos sociétés aristocratiques et corporatistes sont orientées non vers la reconnaissance du pionnier, mais vers son intimidation et donc son anéantissement. Elles lui disent : "Taisez-vous", "restez à votre place", "sachez vous conduire convenablement" et dans le meilleur des cas : "vous avez raison mais c'est trop tôt, attendez".

L'homme créatif, le rêveur pratique, qui mène une vie intérieure passionnante mais difficile, rencontre chez nous tous les obstacles imaginables alors même que nos dirigeants déplorent le manque de créativité, de sens des responsabilités, d'originalité etc. Lamentations hypocrites ! dès qu'ils voient quelqu'un de créatif, ils le tuent.

Témoin depuis bientôt vingt ans des nouvelles technologies dans notre pays, je suis aussi témoin de ce massacre des talents. J'ai compris que pour agir ici il fallait se taire en attendant l'occasion propice, mais il m'arrive de piquer des colères (que personne ne comprend) lorsque je vois un hiérarque, arrivé par parachutage du haut des partis politiques, des syndicats, de l'ENA ou des corporations, martyriser des personnes qui le valent cent fois en leur refusant tout moyen, puis en les mettant au placard, en préretraite ou au chômage au bénéfice du "pas de vagues" et de l'immobilisme. Regardez ce qu'ils font du savoir des hommes de plus de cinquante ans !

Pendant ce temps, les Américains avancent en aspirant des talents européens qui leur apportent ce qu'ils ne produisent pas chez eux : une formation intellectuelle de base solide, du non-conformisme, le flair logique qui permet de dépasser les habitudes. Ils procurent à ces talents le terrain sur lequel ceux-ci peuvent se déployer. Ils ont récupéré Montagnier, que l'institut Pasteur avait mis à la retraite. Nous nous faisons piller des compétences que nous formons à grands frais mais que nous gaspillons. A qui la faute ?

Remarque subsidiaire : on déplore les violences à l’école, et certes c’est mal (et c'est stupide) d’être violent. On peut trouver dans ce qui précède une explication partielle du phénomène. Les adolescents sentent l’hypocrisie de la formation intellectuelle dans un monde dominé par des aristocraties, hiérarchies et corporations. Respectez le savoir et la compétence dans nos entreprises, ils seront davantage respectés dans nos écoles.