La France est le pays de la diversité : c'est
cela qui la rend si difficile à comprendre et, pour certains, si exaspérante.
Notre culture résulte de la fusion de celles des Celtes, des Romains et des Germains,
auxquels s'ajoutèrent plus tard les sémites (Juifs et Arabes) et les slaves.
Notre langue s'est formée dans le peuple et policée à la cour. Notre
littérature du XIXème siècle décrit l'effort de la bourgeoisie pour devenir
une nouvelle aristocratie en absorbant les restes de l'ancienne noblesse, en
imitant ses manières (non sans maladresses et ridicules) et en renouvelant ses
valeurs.
Nos amis allemands croient pouvoir mépriser la
France qu'ils estiment avoir vaincue en 1940, mais le succès, à la guerre, se mesure au résultat final. D'ailleurs leur mépris
se mêle d'envie pour composer ce ressentiment que Nietzsche avait
diagnostiqué. Nos amis anglais et américains nous jugent peu fiables sauf dans
le domaine de la mode. Comme ils ne perçoivent pas les racines de nos
réalisations scientifiques, elles leur semblent des anomalies.
Il est utile, pour donner à ces partenaires une
idée de la diversité de notre pays, de puiser dans la galerie de portraits que
fournissent les Mémoires de Saint-Simon (1675-1755) ou le Port-Royal de
Sainte-Beuve (1804-1869). Nous ne retiendrons ici que les deux extrêmes entre
lesquels elle s'étire :
- le "petit marquis",
courtisan qui frétille dans la suite des puissants, adhérent versatile
aux coteries susceptibles de favoriser son avancement ; de nos jours, le
petit marquis est un enfant gâté. Bon élève, diplômé d'une
grande école, soucieux de sa carrière, il recherche la fréquentation des
puissants et s'efforce d'entrer dans leurs rangs.
Souple, séduisant, habile devant les médias, le petit marquis est bien taillé
pour accéder au pouvoir, un peu moins pour le conserver, pas du tout pour
faire oeuvre utile. Quand il accède à de hautes responsabilités il joue au
dirigeant, à l'entrepreneur, et creuse des catastrophes : la réalité est
insensible au charme des séducteurs (cf. lettre ouverte à
un dirigeant français).
- l'"ingénieur"
dont on voit les traits dans le portrait de Descartes par Frans Hals : ce regard attentif, ce demi-sourire indiquent lucidité et courage. C'est là l'image
de nos organisateurs dont
le modèle est Vauban (1633-1707), des bâtisseurs qui
reconstruisent sans cesse un pays que les petits marquis dévorent. Ils ont
conçu le TGV, la carte orange de la RATP, la fusée Ariane, l'Airbus, le
système GSM de téléphonie mobile etc. Ils luttent pour organiser nos entreprises
et les doter de systèmes d'information efficaces. Attaché
à son projet, sérieux et modeste, l'ingénieur n'a pas la même liberté de manœuvre
que le petit marquis ; il se fait donc habituellement battre par celui-ci dans les conflits de pouvoir.
- Portrait de René Descartes
(1596-1650) par Frans Hals (1582-1666), 1649, Musée du Louvre (détail)
Les appellations "petit
marquis" et "ingénieur" recouvrent non des titres, mais des
tournures d'esprit. Je connais des polytechniciens qui sont de "petits marquis", des
énarques ou des personnes de formation littéraire (ou sans formation aucune) qui
ont une mentalité d'"ingénieur" sans en avoir le
diplôme. J'ai
rencontré aussi des bâtisseurs parmi nos hommes politiques, ce qui m'interdit de
les mettre "tous dans le même panier" comme cela se fait trop souvent. Il arrive
aussi qu'un petit marquis,
confronté à une situation difficile, révèle du courage et se transforme en
bâtisseur : certains courtisans du XVIIème siècle ont manifesté sur le champ de
bataille une abnégation dont personne ne les aurait crus capables.
Ainsi ne vous hâtez pas, amis et
partenaires, chers compatriotes aussi, de vous faire une opinion sur ce pays si divers.
Chaque
Français est intérieurement aussi divers que son pays : il est conservateur et anarchiste, sensuel et
teigneux, nostalgique d'un passé qu'il idéalise et friand de nouveautés. L'aristocratie dont nous avons détruit le
pouvoir politique est restée un modèle culturel pour toutes nos classes
sociales : elles cultivent à la fois le goût des privilèges et une
tradition de générosité et de courage. Oui, c'est incohérent, mais c'est ainsi
que nous sommes !
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