Les enfants gâtés
15 juin 2002
On rencontre souvent au travail, dans les
affaires, dans les médias, des "enfants gâtés".
L'enfant gâté est le plus souvent un homme. Il
est brillant, séduisant. Il s'exprime bien. Il a été ce beau petit garçon
intelligent qui a chaque année le prix d'excellence. Sa maman, très
fière, l'a chéri de tout son cœur. Elle lui a dit et répété combien elle
l'aimait, combien il lui donnait de satisfactions. Parfois elle a été jusqu'à
lui expliquer qu'étant supérieur aux autres il était destiné à les dominer et
à les commander.
Ainsi encouragé, conforté par le succès, il a
admiré dans son miroir le visage qui plaisait tant à Maman. Il a joui de
sa mémoire docile, de son intelligence souple, et assimilé sans effort les
langues, les mathématiques et l'histoire. Sa distinction l'a un peu séparé de
ses camarades admiratifs.
Étant l'un des fruits les plus achevés du
système scolaire il a naturellement réussi les concours puis accédé aux
fonctions de direction auxquelles ceux-ci donnent accès. Elles lui semblaient naturellement
destinées.
Là, enfin, il a rencontré une frontière à
laquelle rien ne l'avait préparé : celle qui sépare la parole, fût-elle
séduisante, du réel qu'il faut affronter dans sa complexité et qui impose
ses contraintes. Ce réel est, lui, indifférent à son charme et à la qualité
de son langage.
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La première personne chez qui j'ai diagnostiqué
le syndrome de l'enfant gâté fut un économiste, bon mathématicien, considéré par ses
pairs comme l'un des plus prometteurs de sa génération. Il était brillant,
drôle, sympathique, mais nous avions remarqué qu'il laissait toujours les
autres payer le café après le déjeuner, signe d'un égoïsme caché.
Notre amitié prit fin alors que nous
marchions de mon bureau à la cantine. Je ruminais mes pensées et, comme
cela m'arrive trop souvent, réfléchissais à voix haute. "La science, lui
dis-je, n'est rien d'autre que l'art de raisonner sur des hypothèses ; mais il
existe dans la pensée un moment étrange : celui où l'expérience la contraint à
renoncer à certaines hypothèses". "Comment cela ?" dit-il en
sursautant. "Eh bien, répondis-je, les anciens ont pu postuler que la
terre était plane, sphérique ou en forme de disque, mais l'expérience de
l'astronomie, les photographies prises par satellite nous contraignent à ne
retenir qu'une seule de ces hypothèses : nous ne pouvons désormais penser la terre que
comme une boule approximativement sphérique". "Pas du tout !
s'écria-t-il avec colère. Si je veux, moi, me représenter la terre comme une
surface plane, je suis parfaitement libre de le faire." De cet instant je
n'ai plus eu avec lui de conversation. Je ne peux pas parler avec quelqu'un qui
veut se représenter le monde selon son caprice.
On fait tout un plat de l'intelligence. Ce n'est
pourtant qu'une qualité secondaire, un outil. Certes elle peut être utile mais
elle peut aussi gêner par la facilité même qu'elle procure. Les personnes les plus efficaces ne sont
pas celles qui réussissent le mieux dans les exercices de pure intelligence. Les
qualités nécessaires à l'action forment une
constellation que décrivent à peu près les mots "volonté", "courage",
"modestie".
Or l'éducation de l'enfant gâté ne développe chez lui aucune de ces
qualités. Il n'aura jamais connu l'échec qui enseigne la modestie, été
confronté à l'obstacle qui exerce la volonté ni connu le danger qui forme le
courage. Ses talents lui facilitent le maniement des abstractions
mais ils lui font juger péniblement serviles les démarches de
l'expérimentation. Le bon sens, arme la plus précieuse de l'homme d'action,
lui semble vulgaire et ennuyeux.
Trop aimé par Maman, il a appris à s'aimer
lui-même. Il en résulte un égoïsme, un mépris pour les autres d'une
profondeur véritablement métaphysique. Comme ils sont masqués par les formes obligeantes de la politesse
et la qualité courtoise du langage, seul l'observateur attentif peut les
diagnostiquer.
J'observe les dirigeants de notre
économie. L'un d'entre eux est placé à la tête d'une grande entreprise qui rencontre
aujourd'hui des difficultés. Quand il parle des succès, il dit "j'ai décidé",
"j'ai voulu". Quand il s'agit des échecs, il dit "nous nous
sommes trompés". Il a en privé des mots très durs sur ses
collaborateurs. Haberer faisait de même vers la fin de son mandat au Crédit
Lyonnais.
Voir aussi "L'ingénieur
et le petit marquis"
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