RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Les enfants gâtés

15 juin 2002

On rencontre souvent au travail, dans les affaires, dans les médias, des "enfants gâtés".

L'enfant gâté est le plus souvent un homme. Il est brillant, séduisant. Il s'exprime bien. Il a été ce beau petit garçon intelligent qui a chaque année le prix d'excellence. Sa maman, très fière, l'a chéri de tout son cœur. Elle lui a dit et répété combien elle l'aimait, combien il lui donnait de satisfactions. Parfois elle a été jusqu'à lui expliquer qu'étant supérieur aux autres il était destiné à les dominer et à les commander. 

Ainsi encouragé, conforté par le succès, il a admiré dans son miroir le visage qui plaisait tant à Maman. Il a joui de sa mémoire docile, de son intelligence souple, et assimilé sans effort les langues, les mathématiques et l'histoire. Sa distinction l'a un peu séparé de ses camarades admiratifs.

Étant l'un des fruits les plus achevés du système scolaire il a naturellement réussi les concours puis accédé aux fonctions de direction auxquelles ceux-ci donnent accès. Elles lui semblaient naturellement destinées. 

Là, enfin, il a rencontré une frontière à laquelle rien ne l'avait préparé : celle qui sépare la parole, fût-elle séduisante, du réel qu'il faut affronter dans sa complexité et qui impose ses contraintes. Ce réel est, lui, indifférent à son charme et à la qualité de son langage. 

*
*  *

La première personne chez qui j'ai diagnostiqué le syndrome de l'enfant gâté fut un économiste, bon mathématicien, considéré par ses pairs comme l'un des plus prometteurs de sa génération. Il était brillant, drôle, sympathique, mais nous avions remarqué qu'il laissait toujours les autres payer le café après le déjeuner, signe d'un égoïsme caché. 

Notre amitié prit fin alors que nous marchions de mon bureau à la cantine. Je ruminais mes pensées et, comme cela m'arrive trop souvent, réfléchissais à voix haute. "La science, lui dis-je, n'est rien d'autre que l'art de raisonner sur des hypothèses ; mais il existe dans la pensée un moment étrange : celui où l'expérience la contraint à renoncer à certaines hypothèses". "Comment cela ?" dit-il en sursautant. "Eh bien, répondis-je, les anciens ont pu postuler que la terre était plane, sphérique ou en forme de disque, mais l'expérience de l'astronomie, les photographies prises par satellite nous contraignent à ne retenir qu'une seule de ces hypothèses : nous ne pouvons désormais penser la terre que comme une boule approximativement sphérique". "Pas du tout ! s'écria-t-il avec colère. Si je veux, moi, me représenter la terre comme une surface plane, je suis parfaitement libre de le faire." De cet instant je n'ai plus eu avec lui de conversation. Je ne peux pas parler avec quelqu'un qui veut se représenter le monde selon son caprice.

On fait tout un plat de l'intelligence. Ce n'est pourtant qu'une qualité secondaire, un outil. Certes elle peut être utile mais elle peut aussi gêner par la facilité même qu'elle procure. Les personnes les plus efficaces ne sont pas celles qui réussissent le mieux dans les exercices de pure intelligence. Les qualités nécessaires à l'action forment une constellation que décrivent à peu près les mots "volonté", "courage", "modestie". Or l'éducation de l'enfant gâté ne développe chez lui aucune de ces qualités. Il n'aura jamais connu l'échec qui enseigne la modestie, été confronté à l'obstacle qui exerce la volonté ni connu le danger qui forme le courage. Ses talents lui facilitent le maniement des abstractions mais ils lui font juger péniblement serviles les démarches de l'expérimentation. Le bon sens, arme la plus précieuse de l'homme d'action, lui semble vulgaire et ennuyeux. 

Trop aimé par Maman, il a appris à s'aimer lui-même. Il en résulte un égoïsme, un mépris pour les autres d'une profondeur véritablement métaphysique. Comme ils sont masqués par les formes obligeantes de la politesse et la qualité courtoise du langage, seul l'observateur attentif peut les diagnostiquer. 

J'observe les dirigeants de notre économie. L'un d'entre eux est placé à la tête d'une grande entreprise qui rencontre aujourd'hui des difficultés. Quand il parle des succès, il dit "j'ai décidé", "j'ai voulu". Quand il s'agit des échecs, il dit "nous nous sommes trompés". Il a en privé des mots très durs sur ses collaborateurs. Haberer faisait de même vers la fin de son mandat au Crédit Lyonnais.

Voir aussi "L'ingénieur et le petit marquis"