L'abstraction est nécessaire à
l'action : nous ne pouvons agir que si nous possédons des concepts pour classer
nos perceptions et représentations, y compris pour des actions quotidiennes
comme conduire une voiture ou faire la cuisine. L’abstraction est l’activité,
la pratique, qui nous permet de produire des concepts, d’abstraire.
Mais l’abstrait, lui, est le résultat de l’abstraction, résultat
qui peut être coupé de toute action, de toute intention pratique.
Certains penseurs passés ont produit, par un effort d’abstraction, des architectures conceptuelles
imposantes. Ces architectures sont pour notre pensée comme les monuments d’une
ville : un ornement, un équipement, parfois une gêne. Entre l’acte de bâtir, qui
suppose de nombreuses décisions, et le bâtiment existant, qui impose à
l’utilisateur les décisions dont il porte la trace, il existe la même relation
qu’entre l’abstraction et l’abstrait.
Le philosophe, qui est le
penseur par excellence, a vocation à se confronter au monde par la pensée. Mais
trop souvent il est fasciné et encombré par l’abstrait que l’histoire de la
philosophie lui a légué, addition incohérente de doctrines qui se contredisent. Certes
en principe il ne refuse pas l’expérience scientifique qui se conduit dans les
laboratoires, loin de la vie courante et selon des protocoles spéciaux ; mais
souvent il refuse, au nom de l’abstrait, l’expérience personnelle que
chacun est pourtant invité à conduire pour régler son rapport aux choses et aux
êtres.
Pour dénigrer l’expérience
personnelle, pour la désamorcer, le « prof de philo » en fait la cible de ses
sarcasmes lors de son premier cours, de ce cours initiatique censé ouvrir à
l’adolescent la voie de la Vérité.
Il existe, suggère le « prof », une frontière étanche entre la démarche
scientifique, noble, et la vie courante, triviale. La pensée n’a de valeur que
consacrée par la « cité scientifique ». On refusera le droit à la démarche
expérimentale, à la pensée scientifique, à quiconque ne travaille ni sur des
livres, ni dans un laboratoire, et vit, parle, mange et marche sur deux jambes
comme les êtres humains (banals) que l’on rencontre dans la vie (ordinaire). Le
bon sens sera décrété vulgaire. La science sera haute, élevée, difficile,
technique, abstraite, réservée aux spécialistes. Le « prof de philo » amoureux
de l’abstrait, mais qui sans doute n'a jamais mis les pieds dans un laboratoire,
a oublié le cri de Pascal :
« Je hais cette enflure… »
Longtemps après leur « philo »
des personnes d’ailleurs cultivées mais prisonnières de leur éducation
réagissent lorsque l’on hasarde une opinion, une hypothèse, une théorie
personnelles. « Qu’est-ce qui vous autorise à dire cela ? », demandent-elles en
fronçant le sourcil. « C’est, répondez-vous naïvement, une idée qui m’est venue
l’autre jour alors que je cherchais à m’expliquer telle chose ». On vous dira
alors que votre idée ne vaut rien et que vous-même ne valez pas grand-chose,
puisque vous avez osé penser à partir de votre expérience personnelle. Il en
aurait été autrement si vous aviez répondu : « J’ai lu cela dans un article de
Johnston » ou « c’est dans le livre de Benguigui », car citer un auteur, fût-il
peu connu, c’est se référer à la science admissible, celle qui se réclame du
laboratoire et des publications.
Nous avons été formés à croire
que la science, au fond, ce n’était pas pour nous. Nous habitons le monde sans
le regarder. La nature déploie son spectacle devant chacun de nous de la façon
la plus égalitaire qui soit : animaux, plantes, minéraux, étoiles ; la vie
familiale, la vie sociale, l’entreprise nous offrent des champs d’observation.
Mais il nous semble illicite de réfléchir à ce que nous avons sous les yeux.
Lire des livres, à la bonne heure ! Mais observer le scarabée qui s’active
auprès d’une bouse, ou l’ingénieur qui s’emploie à faire avancer un projet, ce
serait du temps perdu. Jean-Henri Fabre a observé les insectes avec passion et
fait des découvertes que le laboratoire n’a pas surpassées.
Mais ce savant exceptionnel fut considéré en son temps comme un amateur dépourvu
de rigueur. Son adversaire le plus résolu était
professeur à la Sorbonne. Pour faire une expérience semblable à la sienne,
observez ce qui se passe dans votre entreprise, pensez-y soigneusement, mettez
vos réflexions en ordre, puis tentez de les présenter à un sociologue. Sauf
exception, vous n’aurez pas parlé depuis quinze secondes qu’il vous aura déjà
contredit.
Cette philosophie qui, pour
séparer la vie de l’expérience, confine celle-ci au laboratoire, plonge ses
racines dans une métaphysique. Notre attitude face aux choses et aux
êtres s’ancre en effet dans des convictions profondes, donc indicibles, sur ce
qu’il est a priori possible de connaître et de faire. La culture
occidentale nous relie à deux grandes traditions :
1) l’une, d’origine sans doute
indienne, fut d’abord platonicienne puis relayée par la gnose. Elle enseigne que
le vrai Dieu est caché et que la création est mauvaise, étant l’œuvre
d’un faux Dieu. Dès lors l’expérience est mensongère, puisqu’elle ne peut en
rien révéler la vérité qui réside dans l’abstrait, l’« Idée ». « Ce cheval qui
est là devant moi, dit Platon, est une dégradation de l’idée de cheval qui seule
est réelle, de même que le cercle que je trace n’est qu’une dégradation de
l’idée de cercle ». Comme il est difficile aujourd’hui de nier les résultats
qu’a atteints la science expérimentale, cette tradition admettra (à contrecœur)
l’expérience, mais à condition qu’elle reste cantonnée au laboratoire, loin de la
vie courante et personnelle de chacun.
2) l’autre, hébraïque, enseigne
que Dieu est inconnaissable (mais non pas caché). Dès lors même
si l’expérience ne révèle pas la vérité absolue - puisque rien de ce qui est
connu ne peut être absolu -, elle n’est pas pour autant mensongère. La
création est bonne. Même si, écrit entre le IIe et le Ve
siècle de notre ère, le Talmud
ignore évidemment la démarche expérimentale moderne, il considère l'expérience
quotidienne, personnelle. Savoir qu’aucune connaissance ne peut révéler l’absolu
a immunisé les scientifiques de culture hébraïque contre le scientisme qui, une
fois passée la phase de recherche, érige les hypothèses en dogmes. Ainsi libérés
des certitudes qui aveuglaient d’autres chercheurs, ils ont apporté des
innovations parmi les plus décisives.
Il serait vain de vouloir
départager ces deux métaphysiques par le raisonnement : de telles constructions
culturelles déterminent, en amont de la science, le regard que chacun porte sur
soi, son destin, les êtres et les choses. Cependant elles sont en lutte.
La philosophie allemande, influencée par la gnose qui identifie le Dieu des
Juifs avec le Dieu du Mal, fut l’une des sources de l’antisémitisme allemand. L’Église
catholique, restée fidèle à la tradition hébraïque, a subi l’influence de la
gnose notamment en France avec les cathares puis le jansénisme.
La frontière entre ces
métaphysiques traverse les personnes comme les religions : Pascal, janséniste
militant, a proclamé sa foi dans le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Le conflit des valeurs, des références, est d’autant plus profond, et son écho
émotionnel d’autant plus fort, que ses racines sont mieux enfouies.
Alors que la tradition de notre
enseignement primaire est attentive à la « leçon de choses », aux « sciences
naturelles », celle de notre enseignement secondaire culmine dans le cours de
philosophie qui, à travers Platon et presque tous les grands philosophes
allemands à l’exception de Husserl (Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer,
Nietzsche, Heidegger), perpétue le culte de l’abstrait et le mépris corrélatif
de l’expérience personnelle. L’adolescent est invité à se défier de la
perception (on lui dit qu’elle est trompeuse), du bon sens (on lui dit qu’il est
vulgaire), et à jongler dans ses dissertations avec les idées des auteurs du
programme, idées dont on ne l’invite ni à percevoir les origines, ni moins
encore à évaluer la pertinence (ce serait de la présomption).
Quant aux adultes, ils ne
peuvent penser les questions pratiques qu’ils rencontrent, penser leur vie et
leur action, qu’en se mettant en contravention avec les règles que
l’enseignement leur a inculquées. Ces règles sont faites en effet non pour
l’action qu’elles méprisent, mais pour la contemplation du « vrai » censée
apporter le bonheur, sans que l’on puisse savoir en quoi ce « vrai »
consiste puisqu’il est caché. Ainsi ceux qui, trop loyaux, veulent vivre selon
un enseignement qu’ils respectent, éprouvent une sourde et continuelle
insatisfaction, un doute épuisant envers soi-même, envers les phénomènes qu’ils
perçoivent, les expériences qu’ils font ou plutôt subissent et dont ils se
refusent avec persévérance à tirer les conclusions : ce serait penser
l'expérience personnelle, et ils se l’interdisent.
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