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Culte de l'abstrait

15 août 2001


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L'abstraction est nécessaire à l'action : nous ne pouvons agir que si nous possédons des concepts pour classer nos perceptions et représentations, y compris pour des actions quotidiennes comme conduire une voiture ou faire la cuisine. L’abstraction est l’activité, la pratique, qui nous permet de produire des concepts, d’abstraire. Mais l’abstrait, lui, est le résultat de l’abstraction, résultat qui peut être coupé de toute action, de toute intention pratique.

Certains penseurs passés ont produit, par un effort d’abstraction, des architectures conceptuelles imposantes. Ces architectures sont pour notre pensée comme les monuments d’une ville : un ornement, un équipement, parfois une gêne. Entre l’acte de bâtir, qui suppose de nombreuses décisions, et le bâtiment existant, qui impose à l’utilisateur les décisions dont il porte la trace, il existe la même relation qu’entre l’abstraction et l’abstrait.

Le philosophe, qui est le penseur par excellence, a vocation à se confronter au monde par la pensée. Mais trop souvent il est fasciné et encombré par l’abstrait que l’histoire de la philosophie lui a légué, addition incohérente de doctrines qui se contredisent. Certes en principe il ne refuse pas l’expérience scientifique qui se conduit dans les laboratoires, loin de la vie courante et selon des protocoles spéciaux ; mais souvent il refuse, au nom de l’abstrait, l’expérience personnelle que chacun est pourtant invité à conduire pour régler son rapport aux choses et aux êtres.

Pour dénigrer l’expérience personnelle, pour la désamorcer, le « prof de philo » en fait la cible de ses sarcasmes lors de son premier cours, de ce cours initiatique censé ouvrir à l’adolescent la voie de la Vérité[1]. Il existe, suggère le « prof », une frontière étanche entre la démarche scientifique, noble, et la vie courante, triviale. La pensée n’a de valeur que consacrée par la « cité scientifique ». On refusera le droit à la démarche expérimentale, à la pensée scientifique, à quiconque ne travaille ni sur des livres, ni dans un laboratoire, et vit, parle, mange et marche sur deux jambes comme les êtres humains (banals) que l’on rencontre dans la vie (ordinaire). Le bon sens sera décrété vulgaire. La science sera haute, élevée, difficile, technique, abstraite, réservée aux spécialistes. Le « prof de philo » amoureux de l’abstrait, mais qui sans doute n'a jamais mis les pieds dans un laboratoire, a oublié le cri de Pascal[2] : « Je hais cette enflure… »

Longtemps après leur « philo » des personnes d’ailleurs cultivées mais prisonnières de leur éducation réagissent lorsque l’on hasarde une opinion, une hypothèse, une théorie personnelles. « Qu’est-ce qui vous autorise à dire cela ? », demandent-elles en fronçant le sourcil. « C’est, répondez-vous naïvement, une idée qui m’est venue l’autre jour alors que je cherchais à m’expliquer telle chose ». On vous dira alors que votre idée ne vaut rien et que vous-même ne valez pas grand-chose, puisque vous avez osé penser à partir de votre expérience personnelle. Il en aurait été autrement si vous aviez répondu : « J’ai lu cela dans un article de Johnston » ou « c’est dans le livre de Benguigui », car citer un auteur, fût-il peu connu, c’est se référer à la science admissible, celle qui se réclame du laboratoire et des publications.

Nous avons été formés à croire que la science, au fond, ce n’était pas pour nous. Nous habitons le monde sans le regarder. La nature déploie son spectacle devant chacun de nous de la façon la plus égalitaire qui soit : animaux, plantes, minéraux, étoiles ; la vie familiale, la vie sociale, l’entreprise nous offrent des champs d’observation. Mais il nous semble illicite de réfléchir à ce que nous avons sous les yeux. Lire des livres, à la bonne heure ! Mais observer le scarabée qui s’active auprès d’une bouse, ou l’ingénieur qui s’emploie à faire avancer un projet, ce serait du temps perdu. Jean-Henri Fabre a observé les insectes avec passion et fait des découvertes que le laboratoire n’a pas surpassées[3]. Mais ce savant exceptionnel fut considéré en son temps comme un amateur dépourvu de rigueur. Son adversaire le plus résolu était professeur à la Sorbonne. Pour faire une expérience semblable à la sienne, observez ce qui se passe dans votre entreprise, pensez-y soigneusement, mettez vos réflexions en ordre, puis tentez de les présenter à un sociologue. Sauf exception, vous n’aurez pas parlé depuis quinze secondes qu’il vous aura déjà contredit.

Cette philosophie qui, pour séparer la vie de l’expérience, confine celle-ci au laboratoire, plonge ses racines dans une métaphysique. Notre attitude face aux choses et aux êtres s’ancre en effet dans des convictions profondes, donc indicibles, sur ce qu’il est a priori possible de connaître et de faire. La culture occidentale nous relie à deux grandes traditions :

1) l’une, d’origine sans doute indienne, fut d’abord platonicienne puis relayée par la gnose. Elle enseigne que le vrai Dieu est caché et que la création est mauvaise, étant l’œuvre d’un faux Dieu. Dès lors l’expérience est mensongère, puisqu’elle ne peut en rien révéler la vérité qui réside dans l’abstrait, l’« Idée ». « Ce cheval qui est là devant moi, dit Platon, est une dégradation de l’idée de cheval qui seule est réelle, de même que le cercle que je trace n’est qu’une dégradation de l’idée de cercle ». Comme il est difficile aujourd’hui de nier les résultats qu’a atteints la science expérimentale, cette tradition admettra (à contrecœur) l’expérience, mais à condition qu’elle reste cantonnée au laboratoire, loin de la vie courante et personnelle de chacun.

2) l’autre, hébraïque, enseigne que Dieu est inconnaissable (mais non pas caché). Dès lors même si l’expérience ne révèle pas la vérité absolue - puisque rien de ce qui est connu ne peut être absolu -, elle n’est pas pour autant mensongère. La création est bonne. Même si, écrit entre le IIe et le Ve siècle de notre ère, le Talmud[4] ignore évidemment la démarche expérimentale moderne, il considère l'expérience quotidienne, personnelle. Savoir qu’aucune connaissance ne peut révéler l’absolu a immunisé les scientifiques de culture hébraïque contre le scientisme qui, une fois passée la phase de recherche, érige les hypothèses en dogmes. Ainsi libérés des certitudes qui aveuglaient d’autres chercheurs, ils ont apporté des innovations parmi les plus décisives.

Il serait vain de vouloir départager ces deux métaphysiques par le raisonnement : de telles constructions culturelles déterminent, en amont de la science, le regard que chacun porte sur soi, son destin, les êtres et les choses. Cependant elles sont en lutte[5]. La philosophie allemande, influencée par la gnose qui identifie le Dieu des Juifs avec le Dieu du Mal, fut l’une des sources de l’antisémitisme allemand. L’Église catholique, restée fidèle à la tradition hébraïque, a subi l’influence de la gnose notamment en France avec les cathares puis le jansénisme[6].

La frontière entre ces métaphysiques traverse les personnes comme les religions : Pascal, janséniste militant, a proclamé sa foi dans le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob[7]. Le conflit des valeurs, des références, est d’autant plus profond, et son écho émotionnel d’autant plus fort, que ses racines sont mieux enfouies.

Alors que la tradition de notre enseignement primaire est attentive à la « leçon de choses », aux « sciences naturelles », celle de notre enseignement secondaire culmine dans le cours de philosophie qui, à travers Platon et presque tous les grands philosophes allemands à l’exception de Husserl (Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger), perpétue le culte de l’abstrait et le mépris corrélatif de l’expérience personnelle. L’adolescent est invité à se défier de la perception (on lui dit qu’elle est trompeuse), du bon sens (on lui dit qu’il est vulgaire), et à jongler dans ses dissertations avec les idées des auteurs du programme, idées dont on ne l’invite ni à percevoir les origines, ni moins encore à évaluer la pertinence (ce serait de la présomption).

Quant aux adultes, ils ne peuvent penser les questions pratiques qu’ils rencontrent, penser leur vie et leur action, qu’en se mettant en contravention avec les règles que l’enseignement leur a inculquées. Ces règles sont faites en effet non pour l’action qu’elles méprisent, mais pour la contemplation du « vrai » censée apporter le bonheur, sans que l’on puisse savoir en quoi ce « vrai » consiste puisqu’il est caché. Ainsi ceux qui, trop loyaux, veulent vivre selon un enseignement qu’ils respectent, éprouvent une sourde et continuelle insatisfaction, un doute épuisant envers soi-même, envers les phénomènes qu’ils perçoivent, les expériences qu’ils font ou plutôt subissent et dont ils se refusent avec persévérance à tirer les conclusions : ce serait penser l'expérience personnelle, et ils se l’interdisent.


[1] François Châtelet (1925-1985), La philosophie des professeurs, Grasset 1970 ; Théodore Zeldin (1934-), Histoire des passions françaises, Payot 1994.

[2] « L'une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu'ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... » (Blaise Pascal (1623-1662), De l'esprit géométrique et de l'art de persuader, 1655, in Oeuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade 1954 p. 602)

[3] Jean-Henri Fabre (1823-1915), Souvenirs entomologiques, Robert Laffont Collection Bouquins 1989

[4] Abraham Cohen (1867-1957), Le Talmud, Payot 2002 ;  Adin Steinsaltz (1937-), Le Talmud, Ramsay 1999

[5] Claude Tresmontant (?-1997), L'opposition métaphysique au monothéisme hébreu de Spinoza à Heidegger, F. X. de Guibert 1996

[6] Sainte-Beuve (1804-1869), Port-Royal (1840-1859)

[7] Blaise Pascal (1623-1662), Mémorial, 1654