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Culte de l'émotion

15 août 2001


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- Jean-Paul II
- Désarroi en France

L’émotion te prend. Une image, une phrase, une musique, une voix, une présence : la gorge se serre, les yeux se mouillent, le cœur bat, les mains tremblent, un flot d’énergie te parcourt. L’orage intime s’accompagne de tumulte cérébral : des associations d’idées, d’images, s’enchaînent. Ton « corps humide » est mis en mouvement (« ému ») par des décharges hormonales (« humeurs[1] »).

L’émotion n’est pas seulement physique. Les faits qui ont provoqué une émotion se gravent dans la mémoire[2]. A celui qui ressent l’émotion esthétique devant les constructions de l’esprit, le monde de l’intellect est ouvert.

On exige souvent que le travail intellectuel achevé respecte une forme stricte, sans trace d’émotion. Cette présentation pudique est mensongère. Dans toute recherche authentique, les épisodes les plus féconds suscitent chez le chercheur une émotion bouleversante, accompagnée de phénomènes analogues à ceux que provoquent certaines drogues : le monde semble vaciller sous le choc de la découverte. Le pédagogue qui veut communiquer les résultats d’une recherche n’y réussit jamais mieux que lorsqu’il transmet l’écho de cette émotion initiale et fait entrevoir l’aventure intime du chercheur. Les présentations « rigoureuses », quand elles se limitent à la description des résultats de la science et restent muettes sur sa démarche, sont non seulement fallacieuses mais inefficaces. L’émotion est au fondement de toute construction intellectuelle. Pas de concept, aussi abstrait soit-il, dont la naissance n’ait ému un corps.

Chez certains cependant l’émotion revendique toute la place. Les choses, les êtres, n’existent que par les émotions qu’ils leur procurent. Les humeurs vont et viennent, comme un lourd colis libéré de ses amarres qui parcourt un camion en cassant tout au passage. Les réactions sont vives : larmes, rires, cris de joie, colères, coups de cafard. L’autre est, selon l’émotion qu’il éveille, assailli d’embrassades ou d’insultes. L’expérience, la connaissance du monde n’ont plus alors aucune importance. La précision du vocabulaire n’étant pas nécessaire, il abonde en superlatifs, termes à la mode et onomatopées qui expriment bien-être ou malaise.

Seules des personnes dont la vie matérielle est assurée peuvent se livrer à ce culte de l’émotion : la faim et l’inconfort ne permettent pas d’oublier l’existence des choses ni des êtres. L’adolescence, quand elle est protégée, est l’âge naturel de l’émotivité. Il peut toutefois se prolonger si le niveau de vie le permet.

Mais l'émotivité n’a pas que des origines économiques. Refuser l’existence des choses et des êtres, n’accorder d’attention qu’aux émotions, c’est une position philosophique. Fondée sur le refus de l’expérience personnelle, elle conduit au culte de l’abstrait, de l'abstraction pour elle-même et non en tant qu'outil de l'action (voir ci-dessous).

Le culte de l’abstrait est, par rapport à l’émotivité, la face intellectuelle et « froide » d’une même médaille. Le « mythe de la caverne » de Platon[3] illustre le passage du culte de l’émotion au culte de l’abstrait : confrontés à une perception confuse et douteuse, à des émotions, nous ne pouvons prétend-il trouver de vérité que dans l'abstraction pure.

Les conditions pratiques de notre vie incitent d’ailleurs à ce culte de l’abstrait. Nous nous sommes enrichis et urbanisés. Notre action est ainsi médiatisée, ce qui nous dispense du contact direct avec les choses et les personnes. Nous ignorons le nom des plantes et les mœurs des animaux. Nous ne sentons pas le poids de la terre ni des matériaux de construction : les pelleteuses et les grues s’en chargent. Nous ne connaissons pas la fatigue des longues marches, car nous effectuons nos déplacements en manipulant quelques commandes simples. Pour regarder la télévision, nous poussons des boutons. Notre nourriture est préparée par une industrie et avant de la manger nous la faisons réchauffer par des machines. Nos logements[4] et nos bureaux[5] sont abondamment équipés en machines électriques et électroniques.

L'adulte qui a « fait des études » et qui, par paresse ou excès de loyauté, prend au sérieux l'enseignement qu’il a reçu, est à la fois émotif et abstrait, donc doublement indifférent à l'expérience du monde. Les « études » produisent des personnes désarmées devant les questions pratiques qu’elles rencontrent en tant que père ou mère de famille, en tant que citoyen ou dans l'entreprise. Ces personnes n'ont pas confiance en leurs capacités, ne croient pas avoir le droit de regarder les choses comme elles leur apparaissent et de se former sur ces choses des idées convenables à la situation, des idées « pertinentes ». Heureusement, nombreux sont ceux qui n’ont pas pris leurs études au sérieux et qui restent capables d’interpréter leur vie familiale, professionnelle et personnelle. Gare à eux toutefois s’ils rencontrent un « philosophe » : il leur expliquera qu’ils n’ont pas le droit de penser ainsi, ou bien il leur demandera dans quel auteur ils ont trouvé ce qu’ils disent.

Les adolescents, eux, n’ont pas encore été confrontés aux questions que pose la vie pratique : gagner sa vie, vivre dans la durée avec quelqu’un que l’on aime, écouter et entendre des personnes différentes de soi, interpréter des situations surprenantes. Ils sont encore toute émotivité. L’abstrait, complément intellectuel de l'émotivité, les guette.


[1] Jean-Didier Vincent (1965-), Biologie des passions, Odile Jacob 1986

[2] Larry R. Squire et Eric R. Kandel, Memory From Mind to Molecules, Scientific American Library 1999

[3] Platon (-427, -347), La République, livre VII

[4] Cuisinière électrique, four à micro-ondes, robot ménager, cafetière électrique, machine à laver la vaisselle, réfrigérateur, congélateur ; machine à laver le linge, machine à coudre, aspirateur ; sèche-cheveux, chauffe-eau électrique, brosse à dents électrique, rasoir électrique ; téléviseur, chaîne HiFi, magnétoscope, console de jeux, caméra vidéo ; chaudière, convecteurs ; téléphone fixe et téléphone mobile, télécopieur, ordinateur, imprimante, modem, palm-top etc.

[5] Au niveau de l’établissement : photocopieur, télécopieur, micro-ordinateur, serveur, modem, imprimante, scanner, machine à affranchir, PABX, réseau local de PC, téléphone fixe ou mobile, messagerie vocale etc. ; au niveau de l’entreprise : mainframe, serveur de disques, multiplexeur, routeur, transcodeur, liaison télécoms etc.