L’émotion te prend. Une
image, une phrase, une musique, une voix, une présence : la gorge se serre,
les yeux se mouillent, le cœur bat, les mains tremblent, un flot d’énergie
te parcourt. L’orage intime s’accompagne de tumulte cérébral : des
associations d’idées, d’images, s’enchaînent. Ton « corps humide » est mis
en mouvement (« ému ») par des décharges hormonales (« humeurs »).
L’émotion n’est pas
seulement physique. Les faits qui ont provoqué une émotion se gravent dans
la mémoire.
A celui qui ressent l’émotion esthétique devant les constructions de
l’esprit, le monde de l’intellect est ouvert.
On exige souvent que le
travail intellectuel achevé respecte une forme stricte, sans trace
d’émotion. Cette présentation pudique est mensongère. Dans toute recherche
authentique, les épisodes les plus féconds suscitent chez le chercheur une
émotion bouleversante, accompagnée de phénomènes analogues à ceux que
provoquent certaines drogues : le monde semble vaciller sous le choc de la
découverte. Le pédagogue qui veut communiquer les résultats d’une recherche
n’y réussit jamais mieux que lorsqu’il transmet l’écho de cette émotion
initiale et fait entrevoir l’aventure intime du chercheur. Les présentations
« rigoureuses », quand elles se limitent à la description des résultats de
la science et restent muettes sur sa démarche, sont non seulement
fallacieuses mais inefficaces. L’émotion est au fondement de toute
construction intellectuelle. Pas de concept, aussi abstrait soit-il, dont la
naissance n’ait ému un corps.
Chez certains cependant
l’émotion revendique toute la place. Les choses, les êtres, n’existent que
par les émotions qu’ils leur procurent. Les humeurs vont et viennent, comme
un lourd colis libéré de ses amarres qui parcourt un camion en cassant tout
au passage. Les réactions sont vives : larmes, rires, cris de joie, colères,
coups de cafard. L’autre est, selon l’émotion qu’il éveille, assailli
d’embrassades ou d’insultes. L’expérience, la connaissance du monde n’ont
plus alors aucune importance. La précision du vocabulaire n’étant pas
nécessaire, il abonde en superlatifs, termes à la mode et onomatopées qui
expriment bien-être ou malaise.
Seules des personnes dont
la vie matérielle est assurée peuvent se livrer à ce culte de l’émotion : la
faim et l’inconfort ne permettent pas d’oublier l’existence des choses ni
des êtres. L’adolescence, quand elle est protégée, est l’âge naturel de
l’émotivité. Il peut toutefois se prolonger si le niveau de vie le permet.
Mais l'émotivité n’a pas
que des origines économiques. Refuser l’existence des choses et des êtres,
n’accorder d’attention qu’aux émotions, c’est une position philosophique.
Fondée sur le refus de l’expérience personnelle, elle conduit au
culte de l’abstrait, de l'abstraction pour elle-même et non en tant qu'outil
de l'action (voir ci-dessous).
Le culte de l’abstrait est,
par rapport à l’émotivité, la face intellectuelle et « froide » d’une même
médaille. Le « mythe de la caverne » de Platon
illustre le passage du culte de l’émotion au culte de l’abstrait :
confrontés à une perception confuse et douteuse, à des émotions, nous ne
pouvons prétend-il trouver de vérité que dans l'abstraction pure.
Les conditions pratiques de
notre vie incitent d’ailleurs à ce culte de l’abstrait. Nous nous sommes
enrichis et urbanisés. Notre action est ainsi médiatisée, ce qui nous
dispense du contact direct avec les choses et les personnes. Nous ignorons
le nom des plantes et les mœurs des animaux. Nous ne sentons pas le poids de
la terre ni des matériaux de construction : les pelleteuses et les grues
s’en chargent. Nous ne connaissons pas la fatigue des longues marches, car
nous effectuons nos déplacements en manipulant quelques commandes simples.
Pour regarder la télévision, nous poussons des boutons. Notre nourriture est
préparée par une industrie et avant de la manger nous la faisons réchauffer
par des machines. Nos logements
et nos bureaux
sont abondamment équipés en machines électriques et électroniques.
L'adulte qui a « fait des
études » et qui, par paresse ou excès de loyauté, prend au sérieux
l'enseignement qu’il a reçu, est à la fois émotif et abstrait, donc
doublement indifférent à l'expérience du monde. Les « études » produisent des personnes désarmées devant les questions pratiques qu’elles
rencontrent en tant que père ou mère de famille, en tant que citoyen ou dans
l'entreprise. Ces personnes n'ont pas confiance en leurs capacités, ne
croient pas avoir le droit de regarder les choses comme elles leur
apparaissent et de se former sur ces choses des idées convenables à la
situation, des idées « pertinentes ». Heureusement, nombreux sont ceux qui
n’ont pas pris leurs études au sérieux et qui restent capables d’interpréter
leur vie familiale, professionnelle et personnelle. Gare à eux toutefois
s’ils rencontrent un « philosophe » : il leur expliquera qu’ils n’ont pas le
droit de penser ainsi, ou bien il leur demandera dans quel auteur ils ont
trouvé ce qu’ils disent.
Les adolescents, eux, n’ont
pas encore été confrontés aux questions que pose la vie pratique : gagner sa
vie, vivre dans la durée avec quelqu’un que l’on aime, écouter et entendre
des personnes différentes de soi, interpréter des situations surprenantes.
Ils sont encore toute émotivité. L’abstrait, complément intellectuel de
l'émotivité, les guette.