RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.


Au carrefour

15 août 2001


Liens utiles

- Reconstruire les valeurs
- Culte de l'apparence
- Culte de l'émotion
- Culte de l'abstrait
Une langue n’existe que lorsque l’individu l’utilise pour exprimer sa pensée. De même, les valeurs ne prennent de consistance que lorsque l’individu en a fait les repères de son action. Elles réclament de chacun une adhésion, mais les valeurs ne sont pas plus que la langue des phénomènes individuels : elles ne « prennent » que si elles sont collectivement reconnues, si l’adhésion commune étaye l’adhésion individuelle. Facteurs de civilisation, elles s’appliquent à la totalité de la culture dont elles émanent.  

La réflexion sur les valeurs, aussi ingénieuse soit-elle, ne doit donc pas rester individuelle ; elle ne peut s’accomplir que dans le partage d’une adhésion, la communication d’une conviction, la conscience partagée d’un enjeu.

Nous avons exploré une hypothèse, celle où notre culture prendrait pour pivot l’humanisme, la démarche expérimentale et la sagesse, et se fonderait sur le respect envers l’autre et envers la nature. Cette hypothèse n’a rien d’utopique ou d’impraticable : elle se contente d’indiquer une voie et ne nie pas l’existence du Mal, toujours présent au cœur de l’être humain.

*  *

L’humanité dispose aujourd’hui, pour la première fois de son histoire, des moyens de satisfaire les besoins fondamentaux de chacun : alimentation, nourriture, vêtement, éducation ; et aussi des moyens de se détruire elle-même ainsi que toute vie sur la Terre. Elle s’est affranchie de la nécessité, et en même temps elle est exposée au plus grand des dangers. Elle peut s’offrir le luxe d’une méditation sur les valeurs, et en même temps cette méditation s’impose à elle.

En effet, l’énergie que les êtres humains ont consacrée à acquérir du bien-être se tourne désormais contre eux. Par compensation des pénuries séculaires, le XXe siècle a été celui du gaspillage et de la goinfrerie : dans les pays riches, la suralimentation a suscité des maladies nouvelles ; la santé de la planète elle-même est compromise[1].

Notre durée de vie atteint un niveau jamais vu, mais quel est le sens de cette vie si longue ? L’enseignement, presque totalement consacré au culte de l’abstrait, s’est détourné de la démarche expérimentale comme du respect de la nature et sécrète chez l’élève un ennui qui, une fois pris le pli, s’étalera sur la vie de l’adulte, toute émotive et superficielle.

Oui, il est raisonnable, réaliste et possible de fonder notre culture sur des valeurs plus authentiques que celles que nous propose l’économisme ou que nous inculquent les médias, école audiovisuelle de la barbarie. Mais rien n’est gagné et les risques restent immenses.

En effet la « voie haute » que nous nommerons V1 n’est pas la seule qui se présente à nous. Il s'en offre une autre plus sombre mais qui serait la simple prolongation des tendances actuelles, la V2, que nous avons caractérisée par les termes émotivité, superficialité et culte de l’abstrait. Chacune de ces deux voies est économiquement et matériellement possible ; il nous revient donc de choisir. Nous sommes placés à un carrefour.

Les divers thèmes sont classés dans le tableau ci-dessous. Dans le rapport à la nature, la démarche expérimentale s'oppose à la superficialité  qui substitue l'image des choses aux choses elles-mêmes. Dans le rapport entre les êtres humains, l’humanisme s'oppose à l'émotivité : ceux qui n'écoutent que leurs propres émotions sont incapable d’écouter quelqu'un d'autre. Dans le domaine de la connaissance et de l’action, la sagesse (ouverture et disponibilité au monde) s'oppose au culte de l’abstrait qui enferme la pensée dans le monde de l'idée pure (et tourne le dos à la pratique de l'abstraction, activité indispensable à la représentation et à la pensée).

 

V1

V2

Rapport avec la nature

Démarche expérimentale

Superficialité

Rapport entre les êtres humains

Humanisme

Émotivité

Connaissance et action

Sagesse

Culte de l’abstrait

La recette de la V1 n’est pas infaillible : il faudra beaucoup de finesse, de soin pour éviter l’ennui qui pourrait résulter de trop de « sagesse », de trop de « raison ».

Le carrefour

L'histoire nous a appris que lorsque des possibilités nouvelles s'offrent à l'humanité, celle-ci les utilise d'abord de façon destructrice : c’est ce qui fait la force irrésistible de la prédation. Tout nouveau média (téléphone, minitel, Internet) a été utilisé d’abord pour la pornographie ; toute nouvelle ressource naturelle est la proie des prédateurs avant que l’on sache l’utiliser raisonnablement ; toute nouvelle technique est utilisée d’abord pour produire des armes. Alors que la théorie économique a placé, parmi ses axiomes, le postulat de la rationalité des agents, l’économie n’est assurément en pratique ni rationnelle, ni raisonnable.

Les hommes de la Renaissance avaient découvert avec enthousiasme la puissance opératoire de la raison et le monde s’ouvrait à eux au sens propre, avec les progrès de la navigation maritime et la découverte de l’Amérique. Les écrits d’Érasme (1466-1536) sont d’un optimisme plein d’allant. Mais par la suite l’Europe, incapable d'assumer les possibilités ainsi ouvertes et les changements sociaux qu'elles supposaient, s'est déchirée avec les guerres de religion. Montaigne (1533-1592), instruit par l’expérience, n'est pas un optimiste. Plus près de nous, l’industrialisation offrait au début du XXe siècle des possibilités économiques et sociales nouvelles : plutôt que de les exploiter, l’Europe a déclenché la guerre mondiale. 

Le carrefour situé devant nous mène soit vers la V1 (vers le haut), soit vers la V2 (vers le bas). Si l’on nous nous fions à l’expérience historique, nous devons admettre  que le passage à la V1, s'il se produit, ne pourra pas être immédiat : la V2 a beaucoup de séductions et elle a pour elle la facilité et l’inertie de la tendance acquise.

Le plus vraisemblable, c’est que notre société commencera par emprunter la V2, par faire le mauvais choix comme l’ont fait toutes les sociétés confrontées à des possibilités nouvelles. Il est tout au plus plausible que la V2 décevra à la longue, que les possibilités offertes par la V1 seront finalement perçues, et qu’elle sera enfin empruntée après un épisode plus ou moins long de gaspillage et de dévastation.

Nous ne pouvons que préparer le passage à la V1, sans savoir quand il se produira, et assumer les dégâts qui se produiront entre temps.

La tâche de l’intelligence, c’est de militer pour le passage à la V1 afin de limiter la durée de la transition, de le rapprocher de nous. Mais pour cela il faut d’abord que nous ayons perçu la possibilité de la V1 et compris comment la mettre en pratique.


[1] Jean-Marc Jancovici, L’avenir climatique, Seuil 2002