Une langue n’existe que lorsque l’individu l’utilise
pour exprimer sa pensée. De même, les valeurs ne prennent de consistance que
lorsque l’individu en a fait les repères de son action. Elles réclament de
chacun une adhésion, mais les valeurs ne sont pas plus que la langue des
phénomènes individuels : elles ne « prennent » que si elles sont collectivement
reconnues, si l’adhésion commune étaye l’adhésion individuelle. Facteurs de
civilisation, elles s’appliquent à la totalité de la culture dont elles
émanent.
La réflexion sur les valeurs, aussi ingénieuse
soit-elle, ne doit donc pas rester individuelle ; elle ne peut s’accomplir que
dans le partage d’une adhésion, la communication d’une conviction, la conscience
partagée d’un enjeu.
Nous avons exploré une hypothèse, celle où notre
culture prendrait pour pivot l’humanisme, la démarche expérimentale et la
sagesse, et se fonderait sur le respect envers l’autre et envers la nature.
Cette hypothèse n’a rien d’utopique ou d’impraticable : elle se contente
d’indiquer une voie et ne nie pas l’existence du Mal, toujours présent au cœur
de l’être humain.
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L’humanité dispose aujourd’hui, pour la première fois de son histoire, des
moyens de satisfaire les besoins fondamentaux de chacun : alimentation,
nourriture, vêtement, éducation ; et aussi des moyens de se détruire elle-même
ainsi que toute vie sur la Terre. Elle s’est affranchie de la nécessité, et en
même temps elle est exposée au plus grand des dangers. Elle peut s’offrir le
luxe d’une méditation sur les valeurs, et en même temps cette méditation s’impose
à elle.
En effet, l’énergie que les êtres humains ont
consacrée à acquérir du bien-être se tourne désormais contre eux. Par
compensation des pénuries séculaires, le XXe siècle a été celui
du gaspillage et de la goinfrerie : dans les pays riches, la suralimentation a
suscité des maladies nouvelles ; la santé de la planète elle-même est compromise.
Notre durée de vie atteint un niveau jamais vu,
mais quel est le sens de cette vie si longue ? L’enseignement, presque
totalement consacré au culte de l’abstrait, s’est détourné de la démarche
expérimentale comme du respect de la nature et sécrète chez l’élève un ennui
qui, une fois pris le pli, s’étalera sur la vie de l’adulte, toute émotive et
superficielle.
Oui, il est raisonnable, réaliste et possible de
fonder notre culture sur des valeurs plus authentiques que celles que nous
propose l’économisme ou que nous inculquent les médias, école audiovisuelle de
la barbarie. Mais rien n’est gagné et les risques restent immenses.
En effet la « voie haute » que nous nommerons V1
n’est pas la seule qui se présente à nous. Il s'en offre une autre plus sombre
mais qui serait la simple prolongation des tendances actuelles, la V2, que nous
avons caractérisée par les termes émotivité, superficialité et
culte de l’abstrait. Chacune de ces deux voies est économiquement et
matériellement possible ; il nous revient donc de choisir. Nous sommes placés à un
carrefour.
Les divers thèmes sont classés dans le tableau
ci-dessous. Dans le rapport à la nature, la démarche expérimentale s'oppose à la
superficialité qui substitue l'image des choses aux choses elles-mêmes. Dans le
rapport entre les êtres humains, l’humanisme s'oppose à l'émotivité : ceux qui
n'écoutent que leurs propres émotions sont incapable d’écouter quelqu'un
d'autre. Dans le domaine de la connaissance et de l’action, la sagesse
(ouverture et disponibilité au monde) s'oppose au culte de l’abstrait qui
enferme la pensée dans le monde de l'idée pure (et tourne le dos à la
pratique de l'abstraction, activité indispensable à la représentation et à
la pensée).
La recette de la V1 n’est pas
infaillible : il faudra beaucoup de finesse, de soin pour éviter l’ennui qui
pourrait résulter de trop de « sagesse », de trop de « raison ».
Le carrefour
L'histoire nous a appris que
lorsque des possibilités nouvelles s'offrent à l'humanité, celle-ci les utilise
d'abord de façon destructrice : c’est ce qui fait la force
irrésistible de la prédation. Tout nouveau média (téléphone, minitel,
Internet) a été utilisé d’abord pour la pornographie ; toute nouvelle ressource
naturelle est la proie des prédateurs avant que l’on sache l’utiliser
raisonnablement ; toute nouvelle technique est utilisée d’abord pour produire
des armes. Alors que la théorie économique a placé, parmi ses axiomes, le
postulat de la rationalité des agents, l’économie n’est assurément en pratique
ni rationnelle, ni raisonnable.
Les hommes de la Renaissance
avaient découvert avec enthousiasme la puissance opératoire de la raison et le
monde s’ouvrait à eux au sens propre, avec les progrès de la navigation maritime
et la découverte de l’Amérique. Les écrits d’Érasme (1466-1536) sont d’un
optimisme plein d’allant. Mais par la suite l’Europe, incapable d'assumer les
possibilités ainsi ouvertes et les changements sociaux qu'elles supposaient,
s'est déchirée avec les guerres de religion. Montaigne (1533-1592), instruit par
l’expérience, n'est pas un optimiste. Plus près de nous, l’industrialisation
offrait au début du XXe siècle des possibilités économiques et
sociales nouvelles : plutôt que de les exploiter, l’Europe a déclenché la guerre
mondiale.
Le carrefour situé devant nous
mène soit vers la V1 (vers le haut), soit vers la V2 (vers le bas). Si l’on nous
nous fions à l’expérience historique, nous devons admettre que le passage à la
V1, s'il se produit, ne pourra pas être immédiat : la V2 a beaucoup de
séductions et elle a pour elle la facilité et l’inertie de la tendance acquise.
Le plus vraisemblable, c’est
que notre société commencera par emprunter la V2, par faire le mauvais choix
comme l’ont fait toutes les sociétés confrontées à des possibilités nouvelles.
Il est tout au plus plausible que la V2 décevra à la longue, que les
possibilités offertes par la V1 seront finalement perçues, et qu’elle sera enfin
empruntée après un épisode plus ou moins long de gaspillage et de dévastation.
Nous ne pouvons que préparer le
passage à la V1, sans savoir quand il se produira, et assumer les dégâts qui se
produiront entre temps.
La tâche de l’intelligence,
c’est de militer pour le passage à la V1 afin de limiter la durée de la
transition, de le rapprocher de nous. Mais pour cela il faut d’abord que nous
ayons perçu la possibilité de la V1 et compris comment la mettre en pratique.
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