Beaucoup
de Français ont été dégoûtés à tout jamais de Racine par l’école ;
elle a dégoûté beaucoup d'Allemands de Goethe, beaucoup d'Anglais de
Shakespeare. Dès que le pédagogue pose ses pattes sur une oeuvre, il la
blesse. Il faudra, pour pouvoir y accéder, surmonter la répugnance
qu'a inspirée son lourd commentaire.
De même
beaucoup d’oreilles se ferment lorsque l'on prononce le mot « abstraction »
parce qu’il appartient au vocabulaire sentencieux des profs de philo. Et
pourtant l’activité qu’il désigne nous est aussi naturelle, voire vitale,
que la respiration ou la digestion.
En
faisant de l’abstraction une chose élevée à laquelle l'homme ordinaire ne
peut atteindre, l’éducation détourne celui-ci de la respiration de l'esprit ;
elle y substitue le culte de l’abstrait, idolâtrie envers des idées
préfabriquées qui seront souvent utilisées hors de propos.
Cette
idolâtrie, partout et toujours célébrée, jamais perçue, est la vraie
religion de notre société. Sa puissance destructrice
est immense. C’est elle, en particulier, qui rend l’enseignement si
ennuyeux.
* *
L'abstraction
est la pratique qui
consiste à choisir ce que notre pensée retiendra des objets que l’expérience
du monde lui présente. Elle ne se sépare pas de l'expérience : « expérimentation »
et « pratique de l'abstraction » sont synonymes, l'expérience
visant à élaborer des concepts pour pouvoir penser la nature et l’action. Le
résultat de l'abstraction, c'est l'abstrait, grille conceptuelle
qui structure notre pensée et aussi notre perception. Entre l'abstraction et
l'abstrait, la différence est du même ordre qu'entre l'architecture et la
maison.
Dès que
nous percevons, pensons ou agissons, nous utilisons des concepts (pour agir il
faut penser ou avoir pensé au préalable, l'action réflexe ne pouvant jouer
chez l'être humain sans préparation). Parfois ces concepts nous sont procurés
tout faits, préfabriqués, par l'abstrait que nous avons assimilé.
Parfois nous les produisons ad hoc par un travail d'abstraction.
Dès que
nous pensons à notre action, fût-ce pour des activités quotidiennes comme la
toilette ou la conduite automobile, nous produisons nos propres abstractions.
Mais souvent nous ne voyons pas qu'il s'agit de pensée. Lorsque par contre nous
abordons des domaines que nous croyons « élevés »,
comme la littérature, la politique, la technique, l'économie etc. alors nous
voyons qu'il s'agit de pensée, mais nous ne nous croyons pas autorisés à
produire les concepts nous-mêmes : nous allons les chercher dans des livres,
des revues, des journaux ou dans l'acquis de notre formation intellectuelle. On
nous a dit en effet que l'abstraction, c'était la tâche des savants, des
« génies » à qui la société a confié le monopole de la pensée
légitime.
* *
Notre formation intellectuelle, qu'il
s'agisse de mathématiques, de lettres, de physique, se transmet pour
l'essentiel par un discours. La part de l'expérience est rare au Lycée
où elle se limite à quelques travaux pratiques en physique et chimie. La
formation a un caractère initiatique. Point fausse certes, elle ne garde pas
trace de la démarche des chercheurs qui ont élaboré les connaissances, de
leur volonté, de leurs hésitations,
discussions et errements : à la compréhension de la démarche, elle préfère la mémorisation des résultats.
Alors
que l'on enseigne, théoriquement, que toute théorie sera un jour contredite
par une expérience qui précisera et délimitera sa portée, en pratique on
impose la théorie admise comme un dogme révélé. Les « problèmes »
de mathématiques ou de physique ne sont pas des invitations à la recherche
mais des questions de cours et des exercices de calcul.
Or
l'adolescence est en mathématiques l'âge du génie. Supposons qu'il se trouve,
dans un lycée, un adolescent capable d'accorder aux mathématiques l'attention
passionnée qui féconde la recherche. Le programme et la pédagogie étant
plutôt de nature à le dégoûter, il sera probablement l'un des plus « nuls en maths ».
Je
connais quelqu'un qui, en troisième, s'était amusé à imaginer les surfaces
que l'on obtient en faisant tourner une conique autour d'un axe.
Il en parla à son professeur qui répondit : « Vous êtes un prétentieux
et un menteur, car vous avez vu cela dans un livre et vous prétendez l'avoir
inventé. Occupez-vous plutôt de suivre le programme et
d'apprendre le cours ». Une timide, une modeste vocation de chercheur fut
ainsi retardée d'une dizaine d'années.
L'expérimentation,
nous dit-on, n'a de valeur que si elle est scientifique, « contrôlée »,
exécutée dans un laboratoire où le protocole expérimental puisse être
appliqué dans toute sa rigueur. Il est vrai que certaines expériences
demandent un soin exceptionnel ; mais en prétendant que seuls des « savants »
sont habilités à expérimenter on disqualifie l'expérience que chacun fait
durant sa propre vie, on décourage la curiosité que chacun ressent devant le
spectacle que la nature offre également à tous. Les professeurs de
philosophie, dont le cours fut le point culminant de l'enseignement secondaire,
n'ont pas de mots trop durs, de sarcasmes trop ironiques envers l'expérience
« vulgaire », la pensée « naïve » que vous et moi
produisons lorsque nous réfléchissons ; la perception, disent-ils, est
trompeuse car la Vérité réside dans l'Idée. Plutôt que d’intimider le
penseur maladroit, mieux vaudrait pourtant l’exercer à la pratique méthodique de
l’abstraction : mais ce n’est pas au programme.
Ce mépris
envers l'expérience courante vient de loin. Dans le mythe
de la caverne, Platon pousse à l'extrême la défiance envers la
perception. La gnose, qui a eu tant d'influence sur la philosophie,
dit que la nature, ayant été créée par le Dieu du mal, est trompeuse ; la
connaissance du Dieu du bien (et donc du Bien lui-même) ne peut être transmise que par un discours
initiatique. La science du Calâm enfin, construite par des chrétiens grecs
pour réfuter ce qui dans la philosophie semblait contraire à la Révélation,
a été adoptée par les Motécallemîn musulmans et a influencé les
juifs. Maïmonide l’a vigoureusement réfutée : « [Les Motécallemîn]
ont pour principe qu'il ne faut pas avoir égard à l'être tel qu'il est, car
ce n'est là qu'une habitude dont le contraire est toujours possible dans notre
raison. Ainsi ils suivent l'imagination qu'ils décorent du nom de raison. »
Combien d'entre nous, confondant pensée et imagination, sont des Motécallemîn
qui s'ignorent ! Or dans une pensée qui a cru pouvoir s’affranchir du joug de
l'expérimentation l'abstrait, légitimé par la convention sociale, règne sans
partage.
* *
Quittons l’école pour considérer
l'entreprise. Le pouvoir légitime de la direction générale, qui définit les
produits, les méthodes et le programme de travail des unités, s’oppose au témoignage
des « métiers » (voir « Stériliser la
compétence »). J’ai assisté en comité de direction à la présentation
d’une enquête sur l'utilisation du système d’information ; le témoignage,
modeste et précis, faisait apparaître des problèmes pratiques. « Nous
connaissons ces problèmes, nous avons pris des mesures », répondit le chœur
des directeurs. « D’ailleurs une partie des difficultés vient de ce que
les exécutants n’ont pas compris ce que nous leur disions, et ce n’est pas
faute de l'avoir répété. On trouve aussi parmi eux, il faut le dire, des gens
qui ont mauvais esprit ». Une analogie s’imposa alors à mon esprit :
la Curie a parlé, le Vatican a raison, les évêques sont rappelés à
l’ordre, les curés et simples fidèles mis au pas.
Nos
organisations, notre culture, notre religion procèdent par imposition d’un
dogme et par refus des leçons de l'expérience. L’argument d’autorité est de règle,
l’autorité résidant selon les cas dans la hiérarchie ou dans les textes.
Supposez que vous ayez réfléchi à une question et forgé votre petite théorie.
Lorsque vous l’exposerez, on ne vous demandera pas de vous expliquer mais de
citer vos références ; si, trop préoccupé par votre théorie, vous ne vous
êtes pas soucié de lire ce qu'ont dit sur la question les autorités légitimes, on vous
tournera le dos avec un haussement d’épaules – sauf toutefois si votre
notoriété, vos publications, ont fait de vous une référence vivante, un
« savant » : alors vous êtes un grand prêtre de l’abstrait,
chacune de vos paroles est accueillie avec un respect religieux. Hélas !
souvent, le penseur devenu « savant » perd sa pertinence comme l'écrivain
élu à l’Académie Française perd son talent : sa parole, dès qu'elle est médiatisée,
tend à se dégrader en sottises sentencieuses.
Notre justice,
formelle, formaliste, refuse de reconnaître ses erreurs. Il faut, pour qu’un
jugement notoirement erroné puisse être redressé, faire état d’un « fait
nouveau » : cela permet de prétendre que le second jugement ne désavoue
pas le premier. « Des affaires, récentes ou anciennes, où l’erreur
judiciaire est pourtant certaine, se heurtent à la nécessité pour
l’innocent injustement condamné d’apporter un fait nouveau. C’est un
obstacle qui n’existe pas dans d’autres législations, britannique par
exemple, et qui devrait être supprimé de la nôtre ».
Pendant que des innocents injustement condamnés subissent la prison, le
juge reste à son poste, dort sous son toit, couche avec son épouse et reçoit son traitement : fût-il
injuste, son jugement était légitime et cela suffit.
Notre
culture a négligé la Province au profit de Paris, puis transformé Paris en
ville-musée où l’on célèbre des créations que la patine du temps a
rendues légitimes. Cette culture officielle se soucie moins de création que de
mondanités et de mode. Elle méprise ceux qui se livrent à l’austère
recherche du plaisir, qu'elle ne reconnaîtra que post mortem : car
chaque génération de fonctionnaires culturels déteste ce qu’a fait la précédente
et encense certains des créateurs que celle-ci a ignorés. La seule règle de
cette machine étonnante, c’est le mépris toujours renouvelé envers la création
vivante au bénéfice de la création passée, devenue morte (sauf pour ceux qui
savent lire, mais la culture officielle ne leur facilite pas la tâche).
Dans le
domaine de la pensée, notre culture a érigé en modèles indépassables des
constructions qui, certes précieuses, avaient une portée limitée. Marx, Freud,
Durkheim et Saussure ont été mobilisés pour ériger l'édifice où se sont enfermés
les intellectuels français des années 50, 60 et 70, édifice aujourd'hui déserté
au bénéfice de l'affrontement entre le « libéralisme » et le
ressentiment antiaméricain. La pensée libératrice de Popper, qui fournit des outils pratiques et méthodiques, est considérée avec une méfiance
condescendante.
Revenons
à l’entreprise. Le culte de l’abstrait s’oppose à la mise en place du
système d’information car celui-ci suppose la pratique avisée de l’abstraction.
Or cette pratique sera souvent refusée : notre culture respecte l'abstrait
« culturellement correct » (autre, mais non moins pervers que le
« politiquement correct » qui règne aux États-Unis), mais elle refuse
d’admettre qu'un domaine aussi peu « culturel » que l'organisation
d'une entreprise exige la démarche de l'abstraction. Nous avons décrit
ailleurs les difficultés sociologiques, philosophiques,
intellectuelles que celle-ci rencontre.
Vous vous étonnez du retard de la France en matière de nouvelles technologies,
vous vous demandez comment un peuple intelligent peut dire et faire tant de
sottises en ce domaine ? pour construire votre diagnostic, pensez au culte
de l’abstrait ; puis, pour trouver la solution, préparez les voies de la
pratique de l’abstraction.
Celle-ci
est en effet l'une des composantes de la sagesse, du Tao de la philosophie
chinoise. Le sage ne cherche pas à faire carrière,
ne se soucie pas d'accéder au porte-voix médiatique, mais s'efforce
d'articuler sa pensée et son action. Il a conscience de la puissance et des
limites de la modélisation abstraite. Il l'utilise afin de répondre de façon
raisonnable, à chaque instant, aux exigences de la situation ; afin aussi
d'infléchir les tendances néfastes avant qu'elles ne se soient figées en
obstacles que l'on ne pourrait plus que contourner.
Lorsque
le culte de l'abstrait bloque la pratique de l'abstraction, lorsque la sagesse
est opprimée par la cuistrerie, la réflexion personnelle est considérée
comme illégitime. Mal
à l'aise, elle s'accumule comme du magma sous un volcan ; quand le bouchon
saute, c'est l'éruption dévastatrice : l'abstrait ancien est remplacé par un
nouvel abstrait, le blocage ancien par un nouveau blocage. Il en sera ainsi tant
que nous croirons que la vérité réside dans des idées acquises, tant que
nous n'aurons pas donné à l'expérience, associée au raisonnement
sur des hypothèses, la première place dans une formation personnelle qui doit s'étendre sur la vie entière et non se limiter
à une phase d'initiation.
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