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Pratique de l'abstraction et culte de l'abstrait


Liens utiles

- Culte de l'abstrait
- Stériliser la compétence

Beaucoup de Français ont été dégoûtés à tout jamais de Racine par l’école ; elle a dégoûté beaucoup d'Allemands de Goethe, beaucoup d'Anglais de Shakespeare. Dès que le pédagogue pose ses pattes sur une oeuvre, il la blesse. Il faudra, pour pouvoir y accéder, surmonter la répugnance qu'a inspirée son lourd commentaire[1]

De même beaucoup d’oreilles se ferment lorsque l'on prononce le mot « abstraction » parce qu’il appartient au vocabulaire sentencieux des profs de philo. Et pourtant l’activité qu’il désigne nous est aussi naturelle, voire vitale, que la respiration ou la digestion.

En faisant de l’abstraction une chose élevée à laquelle l'homme ordinaire ne peut atteindre, l’éducation détourne celui-ci de la respiration de l'esprit ; elle y substitue le culte de l’abstrait, idolâtrie envers des idées préfabriquées qui seront souvent utilisées hors de propos.

Cette idolâtrie, partout et toujours célébrée, jamais perçue, est la vraie religion de notre société[2]. Sa puissance destructrice est immense. C’est elle, en particulier, qui rend l’enseignement si ennuyeux.

*  *

L'abstraction est la pratique qui consiste à choisir ce que notre pensée retiendra des objets que l’expérience du monde lui présente. Elle ne se sépare pas de l'expérience : « expérimentation » et « pratique de l'abstraction » sont synonymes, l'expérience visant à élaborer des concepts pour pouvoir penser la nature et l’action. Le résultat de l'abstraction, c'est l'abstrait, grille conceptuelle qui structure notre pensée et aussi notre perception. Entre l'abstraction et l'abstrait, la différence est du même ordre qu'entre l'architecture et la maison.

Dès que nous percevons, pensons ou agissons, nous utilisons des concepts (pour agir il faut penser ou avoir pensé au préalable, l'action réflexe ne pouvant jouer chez l'être humain sans préparation). Parfois ces concepts nous sont procurés tout faits, préfabriqués, par l'abstrait que nous avons assimilé. Parfois nous les produisons ad hoc par un travail d'abstraction.

Dès que nous pensons à notre action, fût-ce pour des activités quotidiennes comme la toilette ou la conduite automobile, nous produisons nos propres abstractions. Mais souvent nous ne voyons pas qu'il s'agit de pensée. Lorsque par contre nous abordons des domaines que nous croyons « élevés », comme la littérature, la politique, la technique, l'économie etc. alors nous voyons qu'il s'agit de pensée, mais nous ne nous croyons pas autorisés à produire les concepts nous-mêmes : nous allons les chercher dans des livres, des revues, des journaux ou dans l'acquis de notre formation intellectuelle. On nous a dit en effet que l'abstraction, c'était la tâche des savants, des « génies » à qui la société a confié le monopole de la pensée légitime.

*  *

Notre formation intellectuelle, qu'il s'agisse de mathématiques, de lettres, de physique, se transmet pour l'essentiel par un discours. La part de l'expérience est rare au Lycée où elle se limite à quelques travaux pratiques en physique et chimie. La formation a un caractère initiatique. Point fausse certes, elle ne garde pas trace de la démarche des chercheurs qui ont élaboré les connaissances, de leur volonté, de leurs hésitations, discussions et errements : à la compréhension de la démarche, elle préfère la mémorisation des résultats. 

Alors que l'on enseigne, théoriquement, que toute théorie sera un jour contredite par une expérience qui précisera et délimitera sa portée, en pratique on impose la théorie admise comme un dogme révélé. Les « problèmes » de mathématiques ou de physique ne sont pas des invitations à la recherche mais des questions de cours et des exercices de calcul[3].

Or l'adolescence est en mathématiques l'âge du génie. Supposons qu'il se trouve, dans un lycée, un adolescent capable d'accorder aux mathématiques l'attention passionnée qui féconde la recherche. Le programme et la pédagogie étant plutôt de nature à le dégoûter, il sera probablement l'un des plus « nuls en maths ».

Je connais quelqu'un qui, en troisième, s'était amusé à imaginer les surfaces que l'on obtient en faisant tourner une conique autour d'un axe[4]. Il en parla à son professeur qui répondit : « Vous êtes un prétentieux et un menteur, car vous avez vu cela dans un livre et vous prétendez l'avoir inventé. Occupez-vous plutôt de suivre le programme et d'apprendre le cours ». Une timide, une modeste vocation de chercheur fut ainsi retardée d'une dizaine d'années. 

L'expérimentation, nous dit-on, n'a de valeur que si elle est scientifique, « contrôlée », exécutée dans un laboratoire où le protocole expérimental puisse être appliqué dans toute sa rigueur. Il est vrai que certaines expériences demandent un soin exceptionnel ; mais en prétendant que seuls des « savants » sont habilités à expérimenter on disqualifie l'expérience que chacun fait durant sa propre vie, on décourage la curiosité que chacun ressent devant le spectacle que la nature offre également à tous. Les professeurs de philosophie, dont le cours fut le point culminant de l'enseignement secondaire, n'ont pas de mots trop durs, de sarcasmes trop ironiques envers l'expérience « vulgaire », la pensée « naïve » que vous et moi produisons lorsque nous réfléchissons ; la perception, disent-ils, est trompeuse car la Vérité réside dans l'Idée. Plutôt que d’intimider le penseur maladroit, mieux vaudrait pourtant l’exercer à la pratique méthodique de l’abstraction : mais ce n’est pas au programme. 

Ce mépris envers l'expérience courante vient de loin. Dans le mythe de la caverne, Platon pousse à l'extrême la défiance envers la perception. La gnose, qui a eu tant d'influence sur la philosophie, dit que la nature, ayant été créée par le Dieu du mal, est trompeuse ; la connaissance du Dieu du bien (et donc du Bien lui-même) ne peut être transmise que par un discours initiatique. La science du Calâm enfin, construite par des chrétiens grecs pour réfuter ce qui dans la philosophie semblait contraire à la Révélation, a été adoptée par les Motécallemîn musulmans et a influencé les juifs. Maïmonide l’a vigoureusement réfutée : « [Les Motécallemîn] ont pour principe qu'il ne faut pas avoir égard à l'être tel qu'il est, car ce n'est là qu'une habitude dont le contraire est toujours possible dans notre raison. Ainsi ils suivent l'imagination qu'ils décorent du nom de raison[5]. » Combien d'entre nous, confondant pensée et imagination, sont des Motécallemîn qui s'ignorent ! Or dans une pensée qui a cru pouvoir s’affranchir du joug de l'expérimentation l'abstrait, légitimé par la convention sociale, règne sans partage. 

*  *

Quittons l’école pour considérer l'entreprise. Le pouvoir légitime de la direction générale, qui définit les produits, les méthodes et le programme de travail des unités, s’oppose au témoignage des « métiers » (voir « Stériliser la compétence »). J’ai assisté en comité de direction à la présentation d’une enquête sur l'utilisation du système d’information ; le témoignage, modeste et précis, faisait apparaître des problèmes pratiques. « Nous connaissons ces problèmes, nous avons pris des mesures », répondit le chœur des directeurs. « D’ailleurs une partie des difficultés vient de ce que les exécutants n’ont pas compris ce que nous leur disions, et ce n’est pas faute de l'avoir répété. On trouve aussi parmi eux, il faut le dire, des gens qui ont mauvais esprit ». Une analogie s’imposa alors à mon esprit : la Curie a parlé, le Vatican a raison, les évêques sont rappelés à l’ordre, les curés et simples fidèles mis au pas.

Nos organisations, notre culture, notre religion procèdent par imposition d’un dogme et par refus des leçons de l'expérience. L’argument d’autorité est de règle, l’autorité résidant selon les cas dans la hiérarchie ou dans les textes[6]

Supposez que vous ayez réfléchi à une question et forgé votre petite théorie. Lorsque vous l’exposerez, on ne vous demandera pas de vous expliquer mais de citer vos références ; si, trop préoccupé par votre théorie, vous ne vous êtes pas soucié de lire ce qu'ont dit sur la question les autorités légitimes, on vous tournera le dos avec un haussement d’épaules – sauf toutefois si votre notoriété, vos publications, ont fait de vous une référence vivante, un « savant » : alors vous êtes un grand prêtre de l’abstrait, chacune de vos paroles est accueillie avec un respect religieux. Hélas ! souvent, le penseur devenu « savant » perd sa pertinence comme l'écrivain élu à l’Académie Française perd son talent : sa parole, dès qu'elle est médiatisée, tend à se dégrader en sottises sentencieuses.

Notre justice, formelle, formaliste, refuse de reconnaître ses erreurs. Il faut, pour qu’un jugement notoirement erroné puisse être redressé, faire état d’un « fait nouveau » : cela permet de prétendre que le second jugement ne désavoue pas le premier. « Des affaires, récentes ou anciennes, où l’erreur judiciaire est pourtant certaine, se heurtent à la nécessité pour l’innocent injustement condamné d’apporter un fait nouveau. C’est un obstacle qui n’existe pas dans d’autres législations, britannique par exemple, et qui devrait être supprimé de la nôtre[7] ».  Pendant que des innocents injustement condamnés subissent la prison, le juge reste à son poste, dort sous son toit, couche avec son épouse et reçoit son traitement : fût-il injuste, son jugement était légitime et cela suffit.

Notre culture a négligé la Province au profit de Paris, puis transformé Paris en ville-musée où l’on célèbre des créations que la patine du temps a rendues légitimes. Cette culture officielle se soucie moins de création que de mondanités et de mode. Elle méprise ceux qui se livrent à l’austère recherche du plaisir, qu'elle ne reconnaîtra que post mortem : car chaque génération de fonctionnaires culturels déteste ce qu’a fait la précédente et encense certains des créateurs que celle-ci a ignorés. La seule règle de cette machine étonnante, c’est le mépris toujours renouvelé envers la création vivante au bénéfice de la création passée, devenue morte (sauf pour ceux qui savent lire, mais la culture officielle ne leur facilite pas la tâche). 

Dans le domaine de la pensée, notre culture a érigé en modèles indépassables des constructions qui, certes précieuses, avaient une portée limitée. Marx, Freud, Durkheim et Saussure ont été mobilisés pour ériger l'édifice où se sont enfermés les intellectuels français des années 50, 60 et 70, édifice aujourd'hui déserté au bénéfice de l'affrontement entre le « libéralisme » et le ressentiment antiaméricain. La pensée libératrice de Popper, qui fournit des outils pratiques et méthodiques, est considérée avec une méfiance condescendante. 

Revenons à l’entreprise. Le culte de l’abstrait s’oppose à la mise en place du système d’information car celui-ci suppose la pratique avisée de l’abstraction. Or cette pratique sera souvent refusée : notre culture respecte l'abstrait « culturellement correct » (autre, mais non moins pervers que le « politiquement correct » qui règne aux États-Unis), mais elle refuse d’admettre qu'un domaine aussi peu « culturel » que l'organisation d'une entreprise exige la démarche de l'abstraction. Nous avons décrit ailleurs les difficultés sociologiques, philosophiques, intellectuelles que celle-ci rencontre. Vous vous étonnez du retard de la France en matière de nouvelles technologies, vous vous demandez comment un peuple intelligent peut dire et faire tant de sottises en ce domaine ? pour construire votre diagnostic, pensez au culte de l’abstrait ; puis, pour trouver la solution, préparez les voies de la pratique de l’abstraction.  

Celle-ci est en effet l'une des composantes de la sagesse, du Tao de la philosophie chinoise. Le sage ne cherche pas à faire carrière, ne se soucie pas d'accéder au porte-voix médiatique, mais s'efforce d'articuler sa pensée et son action. Il a conscience de la puissance et des limites de la modélisation abstraite. Il l'utilise afin de répondre de façon raisonnable, à chaque instant, aux exigences de la situation ; afin aussi d'infléchir les tendances néfastes avant qu'elles ne se soient figées en obstacles que l'on ne pourrait plus que contourner. 

Lorsque le culte de l'abstrait bloque la pratique de l'abstraction, lorsque la sagesse est opprimée par la cuistrerie, la réflexion personnelle est considérée comme illégitime. Mal à l'aise, elle s'accumule comme du magma sous un volcan ; quand le bouchon saute, c'est l'éruption dévastatrice : l'abstrait ancien est remplacé par un nouvel abstrait, le blocage ancien par un nouveau blocage. Il en sera ainsi tant que nous croirons que la vérité réside dans des idées acquises, tant que nous n'aurons pas donné à l'expérience, associée au raisonnement sur des hypothèses, la première place dans une formation personnelle qui doit s'étendre sur la vie entière et non se limiter à une phase d'initiation. 


[1] Les notes de bas de page du « Lagarde et Michard » illustrent cette lourdeur. Il existe, c'est vrai, des professeurs qui éveillent l’esprit de leurs élèves ; mais ils sont une minorité. L’école ennuie même et surtout ceux que la bibliothèque passionne.

[2] Elle a des racines théologiques, voir « Le cœur théologal ».

[3] Cela s'est encore accentué depuis que la démonstration est exclue du programme des lycées.

[4] Paraboloïde et hyperboloïde de révolution ; il n’avait pas pensé au paraboloïde hyperbolique.

[5] Moïse Maïmonide (1135-1204), Le Guide des Égarés, Verdier 1979 p. 177

[6] Pourtant l’argument d’autorité est sans valeur du fait même qu’il s’appuie sur une autorité, « magister dixit », et non sur un raisonnement : l'argument d'autorité n'est pas, en fait, un argument (dire cela, ce n’est pas dire que l’autorité serait toujours illégitime…)

[7] Assemblée Nationale, séance du 13 novembre 1998, intervention de M. Jean Pontier, Journal officiel de la République Française, débats parlementaires, p. 8846.