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Comment stériliser la compétence

27 janvier 2002

(cf. "les institutions contre l'intelligence")

En 1971, je suis chef du service des études à la direction régionale de l'INSEE à Montpellier. J'ai acquis d'abord en coopération à Madagascar, puis au Ministère de l'Industrie auprès de Gérard Ader, une expérience de statisticien de terrain. J'ai trente ans. 

Je suis convoqué un jour à une réunion à la DG avec d'autres chefs de service d'étude. Philippe Gounot, du département "Population-Ménages" dirigé par Jacques Desabie, présente le projet d'une enquête à réaliser par les régions. L'enquête est mal conçue. J'exprime mes doutes. Gounot ne répond pas. Je retourne à Montpellier.

Quelques jours après, le directeur régional me dit que je suis convoqué par Raymond Lévy-Bruhl, secrétaire général de l'INSEE. Je reprends l'avion. Dès l'arrivée dans le bureau de Lévy-Bruhl, un détail me met en garde : les fauteuils ont été poussés contre le mur ; devant le bureau se trouve une petite chaise inconfortable. Lévy-Bruhl m'invite à m'y asseoir. 

LEVY-BRUHL : Je vous ai convoqué parce que vous avez eu une attitude inadmissible lors de la réunion avec Gounot. A l'INSEE, on ne fait pas carrière en critiquant les collègues. Je ne voudrais pas que vous lanciez cette mode. 

Volle : Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Le projet de Gounot présente des défauts manifestes. Il était de mon devoir de le signaler. Nous étions en réunion, Gounot pouvait répondre, c'est un grand garçon. Il n'a rien dit. 

LEVY-BRUHL :  Il ne revient pas à un administrateur de DR de critiquer les travaux conçus par la DG. Vos remarques ont beaucoup choqué Desabie. 

Volle : Je ne conçois pas cette distinction entre administrateurs de DR et administrateurs de DG. Nous sommes tous des administrateurs aux compétences professionnelles a priori équivalentes. 

LEVY-BRUHL :  Il n'en reste pas moins que votre attitude a été inadmissible. 

Volle : Gounot s'est plaint à Desabie, Desabie vous en a parlé. Ni Desabie ni vous n'étiez à la réunion, vous ne connaissez donc mon attitude que par ouï-dire. Vous avez été chargé de faire une commission, vous l'avez faite, voilà tout. 

LEVY-BRUHL :  Pas du tout, ce n'était pas une commission !

Nous nous sommes quittés froidement. 

J'étais jeune (du moins pour l'INSEE d'alors) mais j'avais déjà traversé quelques situations professionnelles difficiles. J'avais mes idées sur le métier de statisticien. J'ai trouvé Lévy-Bruhl, Desabie et Gounot ridicules et odieux. Mais que serais-je devenu si, plus fragile, j'avais intériorisé leurs critiques ? où seraient passées mon indépendance de jugement et ma compétence professionnelle ? qu'est-il arrivé à ceux de mes camarades qui ont subi le même traitement sans avoir les armes qui permettent d'y résister ? 

* *

Épilogue

L'enquête de Gounot a été ratée. Je n'ai pas eu par la suite à me plaindre de l'INSEE qui m'a nommé un an plus tard chef de la division "Statistique des entreprises" à la DG. Mes rapports avec le secrétaire général sont restés distants. 

En 1978, je suis candidat au poste de chef de la division "Revenus" dans le département de Desabie. 

Desabie ressemblait un peu à Jean Gabin par sa corpulence, sa voix et sa "présence". Il mit ma compétence en doute : selon lui, un marxiste ne pouvait pas être objectif sur le plan scientifique. Il enchaîna par une apologie du docteur Schacht. La coupe était pleine. J'ai fait connaître mon sentiment au directeur général, Edmond Malinvaud. Il m'a proposé la division "comptes trimestriels" ; j'ai ainsi dû abandonner la statistique pour passer (non sans difficultés, mais cela m'intéressait) à l'économie.

Desabie était respecté à l'INSEE. Il savait des choses en statistique et son physique impressionnait cette corporation timide. Par la suite il a exprimé de la sympathie pour le Front National. Sans doute cela répondait-il à sa conception de l'objectivité scientifique.