Il existe plusieurs types
d'entreprise. Certaines sont "tirées par le marché" : les mots clés
sont alors "positionnement" et "marketing". D'autres sont
"conditionnées par l'organisation" : les mots clés sont alors
"management", "organigramme". Le choix entre ces deux styles
dépend de la phase du cycle de vie de l'entreprise. Une entreprise jeune est
naturellement "tirée par le marché". Une entreprise mûre à la
structure stable sera souvent "conditionnée par
l'organisation".
L'organisation,
une fois stabilisée, est aussi difficile à transformer que les murs d'un
immeuble : pour la changer, il faudrait "tout casser" et cela
coûterait cher. Les dirigeants se sentent alors contraints au "compromis
managérial", au "pas de vagues" qui résume parfois toute
leur sagesse.
Regardons ce qui se passe dans
une entreprise conditionnée par son organisation.
L'organigramme relie, du haut
en bas de la pyramide, chaque responsable à un "râteau" de quelques
collaborateurs immédiats. Une fois l'organisation définie, les "domaines
de compétence" sont répartis entre ces collaborateurs. Chacun d'entre eux
est dans son domaine comme un seigneur féodal dont le château fort, campé
sur une motte symbolique, entretient une guerre de coups de main contre
les territoires voisins.
La première tâche du dirigeant est alors de
s'assurer qu’aucun n’empiète sur le domaine des autres, ne les inquiète
par l’extension de ses responsabilités. Il est comme un roi veillant à
l'équilibre des pouvoirs et symboles entre de grands seigneurs que l'on appelle les "barons". Il doit s'accommoder des défauts des personnes
et contenir
leurs conflits selon la règle "pas de vagues". Si l'organisation a
gravé dans le marbre un découpage inadéquat, il le laissera perdurer car le
corriger susciterait des "vagues". Seul capable de faire la synthèse
des diverses dimensions de son propre domaine, il bénéficie d'ailleurs de la position de
force qu'apporte la politique "diviser pour régner".
Exemple
de découpage inadéquat
Le directeur financier de
l'entreprise a normalement, entre autres fonctions, celle d'assister le directeur
général dans les décisions budgétaires qui impliquent un arbitrage
entre les diverses directions.
Si l'on rattache directement au directeur
financier une direction "dépensière" comme la direction
informatique et télécoms, il ne pourra plus assister le DG dans ce rôle
d'arbitre puisqu'il sera à la fois juge et partie. |
L'organigramme sculpte le
vocabulaire de l'entreprise, délimite les perspectives de carrière des cadres,
conditionne l'imaginaire et les projets, focalise l'attention sur la protection
des frontières.
La comptabilité analytique
incite chaque direction à faire du profit non sur le marché, mais au
détriment des autres directions de l'entreprise. Les structures "germinales" éventuellement porteuses d'une évolution, mais
faibles en
budget, sont écrasées : il est exclu de leur faire place dans les
réunions où se prennent les décisions. La R&D est méprisée ou instrumentalisée dans les conflits internes.
Effet
pervers de la comptabilité analytique
Si un projet peut être
utile à deux directions différentes, il risque fort de ne jamais être
lancé : en effet chacune des directions attendra que l'autre lance le projet
pour pouvoir en tirer parti sans avoir à payer l'investissement. Il
existe ainsi des cas où plus un projet est utile à l'entreprise, moins
il a de chances d'être lancé. |
Le conditionnement de
l'entreprise par l'organisation se révèle lorsque l'on examine le système d'information et
particulièrement les conventions utilisées pour construire les référentiels.
C'est ce conditionnement qui explique que l'on identifie non pas le client, mais le
produit (le RIB identifie le compte bancaire, les télécoms identifient la
ligne téléphonique etc.), et qu'on laisse perdurer dans les tables de codage
un désordre nuisible à l'intégrité des données mais favorable au
cloisonnement des domaines. Il explique aussi pourquoi il est en pratique
impossible de mettre en place une administration
des données.
Lorsque l'on voit l'entreprise
sous cet angle, une image monstrueuse s'impose : celle d'une personne dont la
tête rejoindrait le nombril de telle sorte que la cervelle serait aspirée par
l'intestin. L'organisation, moyen de l'efficacité, est devenue la
finalité de l'entreprise. Alors toute réflexion sur le marché, le positionnement,
la stratégie se décourage et s'éteint. "Dans la position du garde-à-vous, disait
Lyautey, les talons se joignent et la cervelle se vide".
La réflexion stratégique est mal
vue au bénéfice d'un prétendu "pragmatisme", terme que l'on utilise
pour désigner non le recours méthodique à l'expérimentation, mais le fait de s'adapter à
l'organisation existante.
Il s'agit d'ajourner indéfiniment les conflits de frontière. Le président d'une
grande entreprise m'a dit ainsi un jour "je préfère ne pas donner suite à vos
recommandations sur le système d'information parce qu'elles poseraient
des problèmes de personnes", ce qui a mis fin à notre coopération.
L'entreprise qui ne peut trouver en elle-même le ressort de son évolution n'évoluera que sous la
pression de circonstances extérieures (changements de la réglementation, de la concurrence,
des technologies). Ainsi s'impose une deuxième image : celle d'une personne qui
avancerait à reculons, poussée par une main posée sur sa poitrine ; sa marche,
aveugle, lente, hésitante, trébuche sur le moindre obstacle.
Le système d'information est
l'une des premières victimes du compromis managérial. Pour construire un SI
efficace, il faut travailler sur l'ensemble du système, sa cohérence, la
qualité des référentiels qui le fondent, l'adéquation à la stratégie. Le
dirigeant qui pratique le compromis managérial tourne le dos à l'obligation de cohérence
qui pose des problèmes politiques ; il encourage une
approche parcellaire, chaque domaine travaillant à part et recourant à des
ruses tactiques pour faire financer ses projets. Dès lors on n'a plus un système, mais un
machin mal proportionné où des détails ont fait l'objet d'un
soin excessif alors que des points importants restent négligés. C'est comme si pour construire un immeuble on avait
choisi de belles espagnolettes mais construit les escaliers en attachant les unes aux
autres des chaises et des échelles dont certaines débouchent sur le vide.
Certes le compromis managérial
n'est pas totalement inutile : une entreprise à l'organisation instable a du mal à
fonctionner. Mais il ne doit pas être la seule règle ni même la première règle du dirigeant. L'organisation
étant un moyen au service du
positionnement, de la stratégie et de l'efficacité, on doit pouvoir la
modifier si nécessaire. L'entreprise est un agent économique et non une
institution visant à se reproduire à l'identique. Cela implique une mise à jour
de la culture et des priorités de nos dirigeants.
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