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Le compromis managérial

10 mars 2002


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Il existe plusieurs types d'entreprise. Certaines sont "tirées par le marché" : les mots clés sont alors "positionnement" et "marketing". D'autres sont "conditionnées par l'organisation" : les mots clés sont alors "management", "organigramme". Le choix entre ces deux styles dépend de la phase du cycle de vie de l'entreprise. Une entreprise jeune est naturellement "tirée par le marché". Une entreprise mûre à la structure stable sera souvent "conditionnée par l'organisation". 

L'organisation, une fois stabilisée, est aussi difficile à transformer que les murs d'un immeuble : pour la changer, il faudrait "tout casser" et cela coûterait cher. Les dirigeants se sentent alors contraints au "compromis managérial", au "pas de vagues" qui résume parfois toute leur sagesse. 

Regardons ce qui se passe dans une entreprise conditionnée par son organisation.

L'organigramme relie, du haut en bas de la pyramide, chaque responsable à un "râteau" de quelques collaborateurs immédiats. Une fois l'organisation définie, les "domaines de compétence" sont répartis entre ces collaborateurs. Chacun d'entre eux est dans son domaine comme un seigneur féodal dont le château fort, campé sur une motte symbolique, entretient une guerre de coups de main contre les territoires voisins. 

La première tâche du dirigeant est alors de s'assurer qu’aucun n’empiète sur le domaine des autres, ne les inquiète par l’extension de ses responsabilités. Il est comme un roi veillant à l'équilibre des pouvoirs et symboles entre de grands seigneurs que l'on appelle les "barons". Il doit s'accommoder des défauts des personnes et contenir leurs conflits selon la règle "pas de vagues". Si l'organisation a gravé dans le marbre un découpage inadéquat, il le laissera perdurer car le corriger susciterait des "vagues". Seul capable de faire la synthèse des diverses dimensions de son propre domaine, il bénéficie d'ailleurs de la position de force qu'apporte la politique "diviser pour régner".  

Exemple de découpage inadéquat

Le directeur financier de l'entreprise a normalement, entre autres fonctions, celle d'assister le directeur général dans les décisions budgétaires qui impliquent un arbitrage entre les diverses directions. 

Si l'on rattache directement au directeur financier une direction "dépensière" comme la direction informatique et télécoms, il ne pourra plus assister le DG dans ce rôle d'arbitre puisqu'il sera à la fois juge et partie. 

L'organigramme sculpte le vocabulaire de l'entreprise, délimite les perspectives de carrière des cadres, conditionne l'imaginaire et les projets, focalise l'attention sur la protection des frontières. 

La comptabilité analytique incite chaque direction à faire du profit non sur le marché, mais au détriment des autres directions de l'entreprise. Les structures "germinales" éventuellement porteuses d'une évolution, mais faibles en budget, sont écrasées : il est exclu de leur faire place dans les réunions où se prennent les décisions. La R&D est méprisée ou instrumentalisée dans les conflits internes. 

Effet pervers de la comptabilité analytique

Si un projet peut être utile à deux directions différentes, il risque fort de ne jamais être lancé : en effet chacune des directions attendra que l'autre lance le projet pour pouvoir en tirer parti sans avoir à payer l'investissement. Il existe ainsi des cas où plus un projet est utile à l'entreprise, moins il a de chances d'être lancé.

Le conditionnement de l'entreprise par l'organisation se révèle lorsque l'on examine le système d'information et particulièrement les conventions utilisées pour construire les référentiels. C'est ce conditionnement qui explique que l'on identifie non pas le client, mais le produit (le RIB identifie le compte bancaire, les télécoms identifient la ligne téléphonique etc.), et qu'on laisse perdurer dans les tables de codage un désordre nuisible à l'intégrité des données mais favorable au cloisonnement des domaines. Il explique aussi pourquoi il est en pratique impossible de mettre en place une administration des données.

Lorsque l'on voit l'entreprise sous cet angle, une image monstrueuse s'impose : celle d'une personne dont la tête rejoindrait le nombril de telle sorte que la cervelle serait aspirée par l'intestin. L'organisation, moyen de l'efficacité, est devenue la finalité de l'entreprise. Alors toute réflexion sur le marché, le positionnement, la stratégie se décourage et s'éteint. "Dans la position du garde-à-vous, disait Lyautey, les talons se joignent et la cervelle se vide".

La réflexion stratégique est mal vue au bénéfice d'un prétendu "pragmatisme", terme que l'on utilise pour désigner non le recours méthodique à l'expérimentation, mais le fait de s'adapter à l'organisation existante. Il s'agit d'ajourner indéfiniment les conflits de frontière. Le président d'une grande entreprise m'a dit ainsi un jour "je préfère ne pas donner suite à vos recommandations sur le système d'information parce qu'elles poseraient des problèmes de personnes", ce qui a mis fin à notre coopération.

L'entreprise qui ne peut trouver en elle-même le ressort de son évolution n'évoluera que sous la pression de circonstances extérieures (changements de la réglementation, de la concurrence, des technologies). Ainsi s'impose une deuxième image : celle d'une personne qui avancerait à reculons, poussée par une main posée sur sa poitrine ; sa marche, aveugle, lente, hésitante, trébuche sur le moindre obstacle.

Le système d'information est l'une des premières victimes du compromis managérial. Pour construire un SI efficace, il faut travailler sur l'ensemble du système, sa cohérence, la qualité des référentiels qui le fondent, l'adéquation à la stratégie. Le dirigeant qui pratique le compromis managérial tourne le dos à l'obligation de cohérence qui pose des problèmes politiques ; il encourage une approche parcellaire, chaque domaine travaillant à part et recourant à des ruses tactiques pour faire financer ses projets. Dès lors on n'a plus un système, mais un machin mal proportionné où des détails ont fait l'objet d'un soin excessif alors que des points importants restent négligés. C'est comme si pour construire un immeuble on avait choisi de belles espagnolettes mais construit les escaliers en attachant les unes aux autres des chaises et des échelles dont certaines débouchent sur le vide.

Certes le compromis managérial n'est pas totalement inutile : une entreprise à l'organisation instable a du mal à fonctionner. Mais il ne doit pas être la seule règle ni même la première règle du dirigeant. L'organisation étant un moyen au service du positionnement, de la stratégie et de l'efficacité, on doit pouvoir la modifier si nécessaire. L'entreprise est un agent économique et non une institution visant à se reproduire à l'identique. Cela implique une mise à jour de la culture et des priorités de nos dirigeants.