Certains disent que l'essentiel
de l'entreprise réside dans la finance. Cette niaiserie les classe tout à côté
des personnes qui disent que le peintre doit « peindre de beaux tableaux » et
l'écrivain « écrire des romans intéressants » : ces phrases-là font se hausser
les épaules du professionnel qui sait devoir se concentrer non sur le résultat final mais sur ses
conditions d'émergence, diablement complexes.
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Quelle est la place de la
finance dans les préoccupations du stratège ? Qu’attend-il du directeur
financier ?
1) D’abord, que celui-ci gère la trésorerie de l’entreprise, ses créances et sa dette :
il doit placer les liquidités, couvrir les risques (change, contrepartie, fluctuation du
cours des matières premières), minimiser le coût de l’endettement
et le poids de la fiscalité,
toutes opérations hautement
techniques.
2) Ensuite, qu’il conforte la crédibilité de l’entreprise, son aptitude à
obtenir du crédit. L’entreprise est en effet structurellement endettée
auprès des actionnaires, des banques et des fournisseurs. Si les créanciers
exigent un remboursement immédiat (ou s’ils refusent de
renouveler les prêts) elle risque d'être mise en faillite. Elle doit donc
entretenir la confiance de ceux que l’on appelle, par abus de
langage, « les marchés ».
Certes ces missions sont importantes, mais pas au point que l’on puisse
y réduire
l’entreprise : l’arbitrage entre les projets que les concepteurs
produisent sans cesse, le maintien de la fonction de production à l'état de
l'art, l'utilisation opportune des techniques nouvelles supposent des connaissances et une réflexion qui ne
relèvent pas de la finance.
La crédibilité financière de l’entreprise ne se construit d'ailleurs
ni uniquement, ni même
principalement sur les paramètres financiers. Les créanciers, pour savoir s'ils
peuvent lui faire confiance, examinent la qualité de ses produits,
la solidité de sa part de marché, sa réactivité face aux évolutions techniques
ou réglementaires, sa capacité à s'emparer d'un avantage concurrentiel en
innovant.
Il est assez naturel qu'un dirigeant,
s'il a été coopté parce qu'il émettait
l'image convenable,
voie dans l'image de l'entreprise le facteur principal de la crédibilité. Il
accordera tous ses soins à la communication, à la présentation du bilan, fût-ce en sacrifiant des actifs précieux pour l'avenir afin de
faire apparaître un résultat séduisant mais fugace. Il
se détournera des conditions pratiques de son fonctionnement, de son évolution,
pour monter de ces acquisitions qui accaparent l'attention des journalistes et des
actionnaires. L'image de l'entreprise, détachée de son socle économique, devient
alors un artefact médiatique qui peut monter très
haut avant que les actionnaires, apercevant du vide sous le cours de l'action,
ne soient pris de vertige.
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En paraphrasant Pascal,
on peut écrire que « la vraie finance se moque de la finance » : la santé
financière de l’entreprise résulte d’une stratégie qui agit, en priorité, sur
autre chose que la finance. Le stratège est comme le jardinier qui, plutôt que
de tirer sur les plantes, bine le sol, le fume, l’irrigue
et le sarcle.
Dans les années 90, plusieurs
très grandes entreprises sont mortes ou ont failli mourir parce que leurs dirigeants
avaient donné la priorité à la finance et à la communication ; plutôt que de
créer de la richesse, de l’utilité pour les consommateurs, ils entendaient créer de la valeur,
faire monter le cours de l’action. Or le marché boursier, volatil par nature,
connaît des oscillations sans rapport avec la santé de l’entreprise : le prendre
pour boussole est suicidaire.
On pouvait espérer qu’après les
désastres des années 90 (France Telecom, Vivendi, Crédit
Lyonnais etc.), provoqués par des mondains jouant au
dirigeant, nous reviendrions à une conception raisonnable de l’entreprise.
Hélas ! On entend encore des journalistes, des économistes, des professeurs
répéter les mêmes âneries sur la priorité financière de la stratégie. Les étudiants, nourris
de ces viandes creuses, en redemandent : dépourvus d'expérience pratique, prisonniers de la
médiatisation de la société, ils confondent volontiers
l'image et la réalité.
La
stratégie retrouvée
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